De Pestschana à Wittring |
Victime de la machine de guerre allemande,
j'ai été très tôt arrachée à
ma famille, à ma patrie, à ma culture, entraînée
par la force dans des contrées inconnues, obligée
de travailler pour l'effort de guerre nazi, sans compensation
aucune.
Un avenir tout tracé s'ouvrait devant moi dans mon Ukraine
natale, mais le second conflit mondial en a décidé
autrement. De nombreuses épreuves se sont dressées
sur ma route. J'ai pu heureusement reconstruire ma vie, ici, en
Moselle et je ne le regrette pas. Je reconnais que j'ai eu beaucoup
de chance et je remercie le ciel de m'avoir préservé
de tous les dangers.
Voici mon histoire.
J'ai vu le jour le 21 avril 1921 dans
le village de Pestschana, au centre de la république populaire
d'Ukraine. Il se trouve pratiquement à égale distance
de la capitale Kiev, au nord, et de la Mer Noire, au sud. La ville
la plus proche est Uman, à une soixantaine de kilomètres.
Mon père, Yvan Tschernjatewitsch, né le 21 janvier
1891, était tailleur d'habits, il avait 2 apprentis et
travaillait pour les habitants du village. Ma mère Pélagie
Tcatschenko, née le 13 octobre 1895, avait presque le même
métier puisqu'elle était couturière. Elle
travaillait plutôt pour les femmes.
Ils avaient toujours du travail et l'argent qu'ils gagnaient nous
permettait de vivre correctement.
Moi, Nina, je suis l'aînée de la famille, ma sœur
Valentina est née le 21 juillet 1924 et mon frère
Alexander le 10 mai 1933.
Pour compléter leurs revenus, mes parents élevaient, comme presque tous les habitants, quelques volailles, 4 à 5 moutons et une vache pour le lait de la famille. Ils avaient pu, grâce à leur travail mettre un peu d'argent de côté et ils gardaient jalousement leurs économies dans une petite bourse de cuir.
Dans ce gros bourg de quelques 2 000 habitants, nous avions une petite maison que mon père avait fait construire après son mariage. Comme toutes les demeures de mon pays, elle avait des murs de torchis et un toit recouvert de paille.
Le sol des pièces était
fait de terre battue et il n'y avait pas beaucoup de confort en
ce temps là.
Ma mère cuisinait au moyen d'un four rectangulaire bâti
contre un des murs de la cuisine. Dans notre région il
n'y avait pas de forêts et nous ne disposions pas de bois
pour nous chauffer ou alimenter le four. Tout le monde brûlait
de la paille. Le four était utilisé chaque jour
et il emmagasinait la chaleur si bien qu'il était encore
tiède le lendemain.
Ma sœur et moi nous avions la permission
de nous coucher sur le dessus du four et c'est là que nous
dormions, confortablement installées dans la douce chaleur,
alors que mes parents dormaient dans leur chambre sans chauffage.
Un petit jardin ouvert entourait la maison et nous y cultivions
les légumes dont nous avions besoin.
Les récoltes étaient stockées dans une sorte
de grenier construit à côté de la maison et
recouvert lui aussi de chaume.
Pour ses déplacements, mon père utilisait une petite
calèche tirée par deux chevaux et je me rappellerai
toujours de ces moments magiques quand il nous emmenait, ma mère
et les enfants, à l'église, le dimanche. Les chevaux
trottaient fièrement sur la piste de terre et les grelots
fixés à leurs colliers tintaient agréablement.
On aurait dit une musique céleste.
Mon enfance se déroula de la meilleure façon possible.
J'allais à l'école du village et j'apprenais bien.
Mais la situation en Ukraine se gâta dès 1930 lorsque le pouvoir central de Moscou décida d'instaurer le système communiste. Les communistes s'attaquaient à tous ceux qui possédaient quelques biens.
Les propriétaires perdaient leurs
terres et les paysans durent travailler pour le gouvernement dans
des fermes collectives, les kolkhozes. Ils percevaient désormais
un salaire et devaient s'approvisionner dans les magasins d'Etat.
Ils n'étaient plus libres de faire ce qu'ils voulaient
et le gouvernement soviétique contrôlait tout.
Mon père qui avait toujours été un travailleur
indépendant refusa le communisme et pour éviter
d'être embrigadé décida de s'enfuir. C'était
juste avant la fête de Noël 1932. Il partit une nuit
en catastrophe abandonnant sa famille et ma mère enceinte
de mon frère. Longtemps nous ne sûmes pas ce qu'il
était devenu. Un jour nous apprîmes qu'il se trouvait
à Moscou et qu'il était malade.
Heureusement qu'il s'était enfui car tous les réfractaires
au travail collectif étaient déportés en
Sibérie, dans des camps spéciaux de rééducation
et de travail d'où ils revenaient rarement, exterminés
par le travail surhumain et le climat rigoureux.
Les bolchéviques volèrent tous les biens de mes
parents : les bêtes, petites et grandes, les habits que
mon père avait confectionnés, les récoltes
stockées dans le grenier. J'avais réussi à
cacher les économies de mes parents dans le jardin, mais
quelqu'un a dû me voir et me dénoncer. Nous n'avions
plus rien.
Ma mère ne pouvait travailler à
cause de sa grossesse et c'est moi, fillette de 11 ans, qui dus
trimer dur dans la ferme collective pour rapporter quelques roubles
et de la nourriture. Je me rappelle que je devais planter au printemps
des betteraves qui avaient été récoltées
l'année dernière et que l'on replantait pour la
production de graines. Elles étaient bien dodues et souvent
je découpais quelques morceaux que je cachais dans mon
pantalon et que je rapportais à ma mère. Elle avait
ainsi quelques ingrédients pour une bonne soupe chaude.
Il arrivait aussi que je dérobe une ou deux poignées
de blé que je rapportais, cachées au fond de mes
bottes.
Toutes les astuces étaient bonnes pour se procurer un peu
de nourriture et ne pas se faire attraper.
Mon père ne voulut pas nous laisser plus longtemps dans cette situation de famine et il décida de rentrer, malgré les risques. Il dut signer un accord avec les autorités et se mettre à leur disposition. A partir de juin 33, il était de nouveau avec nous. Nous étions tous très contents de son retour et il put voir pour la première fois son fils Alexandre.
Il dut travailler pour l'armée
sans aucune rémunération. Son travail consistait
à coudre dans les bottes le feutre qui servait de fourrure.
Cette situation n'arrangeait pas nos affaires car il ne gagnait
rien et notre famille avait beaucoup de mal à survivre.
Alors le soir, après son travail, ou pendant son temps
libre, il allait encore travailler au kolkhoze pour que nous ne
mourrions pas de faim.
A cause de la malnutrition, ma santé n'était pas
florissante. J'étais amaigrie et toute pâle, avec
un gros ventre. Mes parents se faisaient beaucoup de soucis pour
moi.
Ma mère avait un frère à Odessa, sur la Mer Noire, qui devait travailler dans un bureau. On ne le voyait qu'avec une serviette de cuir noire sous le bras et il voyageait beaucoup. Ma mère lui parla de ma santé et il lui conseilla de me scolariser dans sa ville où le climat était meilleur.
Grâce à lui et à ses relations, j'obtins une bourse de l'Etat, je pus faire des études au lycée d' Odessa et apprendre l'allemand. C'est ainsi qu'après 6 années scolaires passées à Pestschana, je vécus encore 3 ans sur les rives de la Mer Noire. L'air pur de la région et les baignades fréquentes me revigorèrent et bientôt je retrouvai une bonne santé.
Je passai alors mon bac et sur les conseils de ma mère, je m'inscrivis à l'université dans la faculté de médecine. Ma mère aurait bien aimé que je devienne médecin car elle pensait que je pourrai m'occuper d'elle et soigner tous ses petits bobos. Mais je ne supportais pas du tout la vue du sang et des cadavres qu'il fallait apprendre à disséquer. Je tins péniblement 6 mois puis je changeai d'orientation.
Je m'inscrivis à la rentrée
suivante dans une école pour devenir comptable. Je réussis
facilement mon examen de fin d'études. J'avais désormais
un métier qui me permettrait bientôt de subvenir
à mes besoins et je pourrais même aider mes parents.
L'école me trouva une place dans un établissement
gouvernemental à Stalingrad. C'était loin de l'Ukraine,
mais on ne pouvait pas refuser.
En attendant, je trouvai un travail dans une librairie à
Scalowa, distante d'une trentaine de kilomètres de Pestschana.
Je n'étais pas loin de mon village natal et de mes parents
et je pouvais souvent les voir et leur venir en aide.
Entre temps la guerre éclata entre
l'Allemagne de Hitler et l'Union Soviétique de Staline.
Hitler cherchait à agrandir le " Reich " et les
terres fertiles d'Ukraine, le grenier à blé de l'URSS,
étaient l'objet de sa convoitise.
L'opération Barberousse déclenchée le 22
juin 1941 fut rondement menée et bientôt les soldats
de la " Wehrmacht " étaient en Ukraine, dans
mon petit village.
Nous les avions accueillis avec enthousiasme, leur offrant du
pain et du sel, comme c'était la coutume. Ils étaient
nos sauveurs car ils venaient nous débarrasser du communisme
tant haï et du collectivisme. A nos yeux ils menaient une
croisade anti-bolchévique et nous attendions tout d'eux.
Mais nous allions vite déchanter car les premiers soldats
venus, sans doute des repris de justice, se comportaient comme
des barbares. Ils volaient la nourriture dans les maisons, ils
torturaient les habitants et violaient les femmes et les jeunes
filles.
J'avais 21 ans et j'étais une belle jeune fille avec de
longs cheveux châtains. J'avais peur des Allemands et je
me cachais.
Les soldats qui venaient après étaient beaucoup
plus corrects et nous respectaient. Il y avait parmi eux un Alsacien
enrôlé de force et il sympathisa avec moi. Il n'était
pas comme les autres, il menait une guerre qui n'était
pas la sienne. Il m'expliqua en allemand qu'il avait été
mobilisé de force et qu'il n'avait pas voulu partir à
la guerre. Mais il ne pouvait refuser l'incorporation par peur
des représailles sur ses parents. Je ne me doutais pas
du tout que je serai bientôt presque dans le même
cas que lui.
Un beau matin du mois de juin 42, nous
reçûmes l'ordre de nous rassembler sur la place du
village. Les hommes valides avaient tous été mobilisés
dans l'Armée Rouge et il ne restait que les vieillards,
les jeunes et les femmes.
Un officier de la " Wehrmacht " s'exprima en allemand
et un interprète traduisit ses propos en ukrainien. Je
comprenais très bien le " Hochdeutsch " et je
n'avais pas besoin de traducteur.
L'officier nous félicita pour notre bonne conduite et l'accueil
chaleureux que nous avions réservé aux troupes allemandes.
Il nous expliqua que la Grande Allemagne était en croisade
contre le bolchévisme, qu'il fallait participer à
l'effort de guerre allemand si nous voulions vaincre le régime
communiste. Il nous demanda si nous étions volontaires
pour aller travailler dans les usines du " Reich " où
la main d'œuvre masculine faisait cruellement défaut
du fait de l'incorporation des hommes dans l'armée. Il
nous promit une bonne rémunération et un bon traitement.
Mais nous n'étions pas disposés à quitter
notre pays et à signer pour l'Allemagne. Devant le peu
d'empressement de notre part et le manque de volontaires, il changea
de tactique et ses propos devinrent menaçants. Nous prîmes
peur devant la tournure des évènements. Un cordon
de soldats armés entourait maintenant la place et personne
ne pouvait s'échapper.
Nous étions pris au piège, nous étions devenus
des volontaires désignées d'office, des otages.
Ordre fut donné à nos parents de nous fournir des
habits, de la nourriture et de l'eau pour 24 heures.
Nous fûmes conduits en camions jusqu'à la gare de
Calnebalota, à 40 km de là, où un train nous
attendait, un train formé de wagons à bestiaux sans
confort. Il y avait des hommes entre 40 et 50 ans, de jeunes garçons
et des jeunes filles comme moi, même des mères avec
leurs enfants.
Le voyage dura presque deux semaines dans
des conditions effroyables. Les wagons étaient surpeuplés
et nous manquions d'air car nous étions pressées
les uns contre les autres. Les conditions d'hygiène étaient
épouvantables. Pas de toilettes, il fallait faire ses besoins
dans un coin du wagon et cela sentait mauvais. Il faisait chaud
et la soif nous torturait bientôt. Toute fuite était
impossible. Le train s'arrêtait souvent dans des gares et
même en rase campagne pour échapper aux bombardements.
Je crois qu'il était plus souvent stoppé qu'il ne
roulait. Le ravitaillement en nourriture et en eau était
rare et la faim nous posait problème.
Notre convoi de prisonniers traversa ainsi la Pologne et toute
l'Allemagne pour finalement stopper à Pirmasens, dans le
" Gau Westmark ", tout à fait à l'ouest.
Nous étions à au moins 2 000 km de l'Ukraine. J'avais
ma cousine Wera avec moi et je me sentais moins seule.
Là nous eûmes droit à une séance de douche collective et à un épouillage en bonne et due forme. La plupart des filles furent tout bonnement rasées sur tout le corps. J'avais de la chance car j'étais exempte de poux et je pus garder mes longs cheveux.
Un premier tri fut fait parmi les 100 à 200 jeunes Ukrainiennes et une trentaine d'entre nous fut désignée pour aller travailler à Ludwigshafen dans l'usine de produits chimiques Knoll AG.
Nous fûmes d'abord enfermées pendant 6 semaines dans une grande maison et retenues prisonnières avant d'être affectées à un travail pénible. Nous devions constamment porter un masque de protection à cause des vapeurs nocives qui se dégageaient. Beaucoup d'entre nous tombèrent malades à cause de l'insuffisance de nourriture et des produits chimiques que nous manipulions.
Notre atelier se trouvait dans une baraque
construite dans l'enceinte de l'usine. Dans la baraque voisine,
séparée de la nôtre par un mur, logeaient
des prisonniers de guerre français, polonais et russes,
également employés dans l'usine.
Peu à peu un système d'entraide s'établit
entre eux et nous. Certains nous demandaient de laver leurs effets.
Ils lançaient la nuit leur ballot de linge sale par-dessus
le mur et nous savions ce qui nous restait à faire. Il
y avait toujours une tablette de chocolat ou un paquet de biscuits
dans le colis ainsi qu'un morceau de savon. Les prisonniers de
guerre avaient droit à des colis de la Croix Rouge et ils
étaient privilégiés par rapport à
nous.
Nous arrivions à laver leur linge dans des bassines, mais nous ne pouvions pas le repasser faute de moyens et nous nous contentions de le lisser à la main et de le plier. Quand il était prêt, nous le retournions également par la voie aérienne, la nuit, pour ne pas nous faire remarquer. Cela satisfaisait pleinement nos compagnons de misère et nous ne perdions rien au change. Le chocolat et les biscuits étaient les bienvenus en complément de la maigre pitance qui nous était servie.
Nous étions continuellement sous surveillance et aucune de nous n'avait jamais pensé à s'enfuir et à rentrer dans son pays car nous étions beaucoup trop loin de l'Ukraine. De plus la guerre y faisait rage et nous ne pensions pas y trouver de meilleures conditions de vie qu'ici. Pour le moment nous nous contentions de notre sort. Nous étions occupées et nous avions le gîte et le couvert, bien que ce soit nettement insuffisant et que nous étions privées de liberté.
Une fille allemande qui habitait avec ses parents près de l'usine y était aussi employée et j'ai pu m'entretenir avec elle. Elle n'aimait pas trop le régime nazi et comprenait le sort injuste qui me frappait. J'avais été déportée de mon pays, je travaillais pour l'ennemi et je ne gagnais absolument rien. Ma jeunesse et ma liberté m'avaient été volées et j'étais impuissante à réagir.
Elle avait pitié de moi et de mes compagnes. Elle m'invita un jour, avec ma cousine Wera et j'obtins l'autorisation des gardes de me rendre à son invitation. Je pus prendre le café dans sa famille et discuter de choses et d'autres avec elle et ses parents.
La vie à l'usine n'était
pas exempte de dangers. En cet automne 42 les survols de bombardiers
anglais ou américains étaient fréquents et
à chaque alerte, il fallait se réfugier à
la cave de l'usine.
Un jour les bombes tombèrent sur l'usine et notre baraque
fut entièrement détruite. Ce fut l'occasion pour
les autorités de nous faire partir d'ici pour Kleinblittersdorf
où nous restâmes quelques jours à attendre
une affectation.
De là nous fûmes conduites à Völklingen
où la fonderie réclamait de la main d'œuvre.
Mais nous étions trop faibles pour pouvoir effectuer un
travail réclamant de la robustesse et de l'endurance et
l'expérience s'arrêta immédiatement.
Le 10 novembre 43, nous fûmes alors
transférées à Wittring. C'était le
jour de la Kirb et je ne l'oublierai jamais. Pendant que les manèges
tournaient et que les jeunes s'amusaient, nous étions conduites
sous bonne escorte et enfermées dans des baraquements.
On entendait des cris et de la musique de l'autre côté
de la Sarre, mais ce n'était pas pour nous. Notre triste
vie de forçats continuait.
Le travail ne manquait pas dans la carrière
de pierres calcaires.
Les roches étaient extraites au moyen d'explosifs par des
ouvriers provenant de villages voisins et employés par
la société Röchling.
Notre travail consistait à charger
les blocs de pierres sur de petits wagonnets et à les faire
circuler sur des rails en direction de la sortie. Il fallait former
de petites rames de wagonnets. Un système de câbles
et de treuil permettait aux wagonnets pleins de sortir de la carrière
pendant qu'un même nombre de wagonnets vides remontait.
La sortie de la carrière se trouvait sur le flanc de la
colline, à quelques centaines de mètres d'une petite
chapelle. Une petite locomotive à vapeur tractait ensuite
les wagonnets.
Les rails passaient sur les ponts provisoires lancés sur
la Sarre et le canal et conduisaient les wagonnets jusqu'au quai
de chargement des péniches.
Parce que j'avais fait des études, j'avais été désignée pour comptabiliser les wagonnets remplis de pierres qui quittaient la carrière. Quand la rame était complète, je devais donner le signal du départ au moyen d'une lampe à acétylène et un ouvrier maniait le treuil pour mettre les wagonnets en mouvement. Un porion-chef allemand surveillait le bon déroulement des opérations.
Parfois des actes de sabotage avaient lieu dans les galeries : quelqu'un plaçait des pierres sur les rails pour faire dérailler un wagonnet. Je n'aimais pas trop ces manifestations de patriotisme ou de mauvaise volonté car je devais alors décharger le wagonnet, le remettre sur rails et le recharger. C'était un travail supplémentaire et le rendement de fin de journée s'en ressentait. Je n'y pouvais rien, mais l'engueulade était pour moi. J'essayais de faire correctement mon travail, sans plus, pour ne pas avoir d'histoire.
Les journées de travail n'étaient
pas trop fatigantes pour moi. J'avais une tâche assez facile.
On commençait tôt, dès 6 heures du matin pour
finir à 14 heures. Notre chef de baraque, le " Lagerführer
", nous escortait jusqu'au lieu de travail. Dans la carrière
il n'y avait pas de pause de midi pour manger. Nous devions grignoter
un morceau de pain tout en continuant de travailler.
Mais après 14 heures, la journée n'était
pas terminée pour autant.
Il fallait encore donner un coup de main
aux agriculteurs du village, suivant leurs besoins et souvent
jusqu'à la tombée de la nuit
Certains agriculteurs nous fournissaient une nourriture abondante
et cela nous requinquait. D'autres, plus pingres, ne nous servaient
rien ou si peu. Pour ces derniers nous n'étions qu'une
main d'œuvre à bon marché, presque des esclaves,
des bonnes à tout faire exploitables à merci. Souvent,
quand nous arrivions après deux heures, il n'y avait plus
rien sur la table et nous devions partir dans les champs, le ventre
vide. Il fallait alors attendre le repas du soir.
Nous aurions bien aimé manger à
notre faim en compensation du travail accompli. Les aliments servis
à la baraque étaient insuffisants et surtout mal
adaptés à nos habitudes alimentaires.
En Ukraine nous mangions surtout des potages, même au petit-déjeuner
et là, on nous servait du café noir sans saveur.
Nous n'aimions pas du tout cette nourriture et nous regrettions
souvent notre chère patrie dont nous étions sans
nouvelles.
Nous logions toutes dans une baraque de
bois construite à la sortie de Wittring, en direction de
Kalhausen, sur le côté gauche de la route. Le bâtiment
comportait un dortoir, un réfectoire, une cuisine et des
douches.
Nous étions une trentaine de filles célibataires,
d'une moyenne d'âge de 20 ans, toutes des Ukrainiennes.
La plus âgée était née en 1913 et la
plus jeune avait à peine 16 ans.
L'ambiance était excellente entre compatriotes et nous
nous soutenions mutuellement dans les épreuves.
Notre chef de baraque était un civil allemand originaire de Riegelsberg, nommé Joseph Walmeroth.
C'était un homme bon qui ne nous traitait pas comme du bétail, mais qui nous respectait. Son épouse Agnès s'occupait de la cuisine et elle nous envoyait souvent, le soir, faire les courses : nous devions à tour de rôle, aller acheter des légumes à Weidesheim, distant à peine d'un kilomètre, auprès de Paul Zins, le maraîcher ou bien du lait auprès de Eugène Meyer, un agriculteur de Wittring.
Le travail physique occupait toutes nos
journées, toute notre vie, sans jour férié
chômé, sans dimanche où on puisse se reposer.
Nous ne connaissions que la carrière de pierres calcaires
et le village de Wittring.
Des prisonniers de guerre italiens et russes travaillaient aussi
dans une autre partie de la carrière où les Allemands
avaient installé fin 43 une usine souterraine d'armement
sévèrement gardée.
Ces prisonniers logeaient sur des péniches ancrées
sur le canal ou dans des baraques installées à Weidesheim.
Nous n'avions aucun contact avec eux car ils étaient toujours
sous bonne garde. Nous ne cherchions pas non plus à les
rencontrer car nous voulions avoir notre tranquillité.
Lorsqu'en novembre 44 les Américains
s'approchèrent de Wittring, nous dûmes nous replier
à Auersmacher, à une vingtaine de kilomètres
où la même entreprise possédait une autre
carrière. Mais nous n'eûmes pas le temps de reprendre
le travail. Les soldats allemands étaient sur le chemin
de la retraite et nous refoulaient devant eux. Ils nous obligèrent
bientôt à repartir. Leur intention était de
rassembler toutes les travailleuses de l'Est dans un camp à
Spiessen-Elwersberg, près de Neunkirchen, mais plusieurs
d'entre nous, par peur de l'inconnu refusèrent obstinément.
Nous avions peur d'être encore une fois parquées
comme des bêtes et d'avoir encore à souffrir de la
faim dans ce camp.
Pour ma part, je ne voulais pas retourner en Ukraine et retrouver
le communisme dont j'avais un mauvais souvenir. Mes attaches étaient
désormais plutôt à Wittring où je connaissais
quelques familles d'agriculteurs chez qui j'avais travaillé.
Il nous fallait se cacher pour échapper à l'attention
des soldats allemands qui nous avaient à l'œil.
Nous étions trois à refuser de suivre l'armée
allemande sur le retour et à vouloir rester dans la région.
Avec moi il y avait ma cousine Wera et une autre Ukrainienne,
Nadia. Moi, j'étais fermement décidée à
retourner à Wittring. Pour ne pas être vues des Allemands,
nous décidâmes de nous cacher dans la forêt
de Sitterswald. Il nous fallut y rester toute une journée,
à tourner en rond dans la petite forêt, sans manger,
et à attendre le départ des Allemands.
Finalement, nous pûmes quitter notre abri et arriver en face de Bliesguersviller. Il était presque 6 heures du soir et il faisait déjà nuit. Tous les ponts sur la Blies étaient détruits et il nous fallait à tout prix passer la rivière pour revenir en France. Mais la rivière était en crue.
Il n'y avait qu'une solution, si nous voulions arriver à Wittring, passer la rivière à la nage. Nous étions toutes les trois d'excellentes nageuses. Le courant nous emporta vers l'autre rive. Nous eûmes quand même de la chance de ne pas nous noyer ou de succomber au choc hypothermique. Un petit groupe d'hommes nous avait observées depuis la rive française et l'un d'eux nous aida à rejoindre la rive. Il s'appelait Paul Kany.
Tout de suite il nous conduisit chez lui. Par précaution, car il y avait d'autres prisonniers cachés dans sa maison et les Allemands étaient encore dans les alentours, il nous emmena dans sa buanderie. Il nous alluma le foyer qui servait à chauffer l'eau de la lessive et nous donna des sacs de jute pour nous couvrir. Cette nuit-là nous dormîmes comme des loirs, rassasiées, bien au chaud et libres. Les vêtements séchèrent rapidement et le lendemain, nous étions prêtes à repartir car il ne pouvait pas nous garder et nous proposer du travail. Grâce à lui, nous avons au moins pu nous sécher, changer de vêtements et manger un peu.
Notre périple nous conduisit ensuite
à Wiesviller. Partout les gens refusaient nos services
par manque de travail à nous proposer.
Nous arrivâmes enfin à Wittring sous les bombardements.
Là aussi le pont était détruit et il nous
fallut emprunter la petite passerelle de pierre pour traverser
la Sarre. Le village était désert. Tous les habitants
s'étaient réfugiés dans les deux carrières
par peur des bombardements.
Je dus repasser la Sarre pour me joindre moi aussi aux Wittringeois
réfugiés dans la carrière où j'avais
travaillé pendant presque deux ans et que je connaissais
bien. Il y avait même le curé et il disait tous les
jours la messe dans l'abri souterrain.
Les Américains arrivèrent
le 5 décembre sur la rive gauche et libérèrent
le village des Allemands qui avaient d'ailleurs quitté
les lieux depuis la veille. Seuls quelques fanatiques résistaient
encore sur la rive droite, dans les casemates du Grand Bois et
dans les ouvrages de la ligne Maginot. Ils durent baisser les
bras assez rapidement devant le rouleau compresseur américain.
Nous pûmes sortir de la carrière le 8 décembre.
Tout danger était désormais passé.
Les Allemands qui avaient fait de moi et de mes compatriotes des
" Zwangsarbeiterinnen ", des travailleuses forcées,
étaient partis et ils étaient en train de perdre
la guerre.
Avec la libération, je n'avais plus rien à craindre
et je décidai de proposer mes services à la famille
Jean Niederlender de Wittring. Je n'avais pas peur du travail
et dans la joie de ma liberté retrouvée j'étais
prête à faire toutes les tâches, sans rechigner,
pourvu que j'aie à manger. Mes journées étaient
occupées aux travaux ménagers et agricoles. Faire
la lessive, traire les vaches, changer la litière des bêtes,
s'occuper des vieilles personnes, tout me plaisait dans mon euphorie.
Ma cousine Wera était employée
chez Joseph Kran et je lui rendis visite un jour pour lui donner
de mes nouvelles.
Je changeai ensuite de famille d'accueil pour aller chez Eugène
Schilling, le plâtrier. Il avait de jeunes enfants et je
m'occupais d'eux. Le travail était plus facile dans cette
nouvelle famille.
Entre temps un jeune garçon du village me faisait la cour, c'était Lucien Gross et je ne le connaissais pas du tout. Il était né le 5 septembre 1912 et avait 9 ans de plus que moi. Il avait des vues sur moi, mais j'étais indécise car je pensais rentrer au pays dans un avenir plus ou moins proche comme ma cousine l'avait déjà fait. Devant mon hésitation à m'engager, des personnes bien intentionnées me conseillèrent et ne me dirent que du bien du jeune homme.
C'est ainsi que je devins dès juin 1945 officiellement madame Gross et je ne l'ai jamais regretté. Notre jeune ménage s'établit au centre du village, dans la rue principale, près de la boucherie Jamann. Mon mari était employé aux Ponts et Chaussées. Deux filles, Denise et Mariette, vinrent égayer notre foyer, respectivement le 29 mars 1946 et le 3 janvier 1954.
Née Ukrainienne, expatriée,
obligée de travailler pour les Allemands, j'étais
devenue française par le hasard de la vie et du périple
imposé par les nazis. J'avais enfin trouvé une patrie,
un village, un foyer où m'établir définitivement.
Mais je n'avais pas pour autant oublié mes origines et
ma famille restée au pays dont j'étais sans nouvelles
depuis 1942. Dès la fin de la guerre, j'avais essayé
d'entrer en contact avec elle mais la censure communiste régnait
en maître et mes lettres n'arrivaient jamais.
Je ne savais rien de mes proches jusqu'en 1965, soit vingt ans après la fin des hostilités. La guerre froide n'arrangeait pas les choses et le rideau de fer était imperméable. Finalement, après de multiples démarches et l'obtention d'un visa touristique, je retournai au pays avec mon mari, mes deux filles et mon gendre.
Les passeports furent tous confisqués dès notre arrivée et je dus me présenter à la mairie où un agent du NKVD, la police politique, qui s'appelait MVD depuis 1946, me questionna longuement. J'étais suspecte et l'on me reprochait d'avoir collaboré avec les Allemands pendant la guerre. Mais avais-je le choix de faire autrement ?
La peur de l'espionnage existait également
et si j'étais une espionne à la solde de l'Ouest
?
Mais les autorités soviétiques se trompaient grandement.
Je n'avais qu'une envie, revoir mes vieux parents qui m'avaient
attendue si longtemps, renouer avec ma sœur et mon frère
perdus de vue depuis 1942, revoir mon village, mon ancienne patrie.
Mon village natal, Pestschana n'existait pratiquement plus. Les
Allemands avaient mis le feu aux chaumières pendant la
guerre et seules une centaine de maisons étaient restées
intactes ainsi que l'église.
Mes parents avaient déménagé et habitaient désormais à Kiewsca Oblast, pas très loin de Pestchana. Je vous laisse deviner ma joie de revoir toute ma famille en bonne santé et surtout mes vieux parents
Mon père était méconnaissable
car il portait la barbe, une longue barbe qu'il avait juré
de laisser pousser jusqu'à ce que je revienne. Désormais
il pouvait la raser !
Ma mère avait aussi beaucoup vieilli à cause des
épreuves subies et des soucis. Mais nous nous retrouvions
tous, ma sœur, mon frère, leurs conjoints, leurs enfants,
mes cousins et cousines. J'avais beaucoup à leur raconter
et eux aussi. Nous pleurions de joie.
Plus tard je revins encore à trois
reprises en Ukraine. Je n'abandonnais jamais ma famille et de
nombreux colis postaux envoyés par mes soins lui furent
d'un grand secours.
Ma cousine Wera regrettera toute sa vie de ne pas être restée
auprès de moi, en France, car elle aurait eu une vie plus
facile.
Mon pays a aussi connu beaucoup de changements depuis la chute
du Mur de Berlin et les habitants de l'Ukraine désormais
indépendante aspirent à un monde meilleur. Les conditions
de vie s'améliorent tout doucement et le progrès
est en route.
Je vais actuellement sur mes 87 ans et
grâce à Dieu, je me porte encore bien. Mon mari hélas
m'a quittée le 15 septembre 1972 pour un monde meilleur.
Je ne suis pourtant pas seule, entourée de l'affection
de ma famille : de mes filles, de leurs maris et de mes petits-enfants.
Je ne marche plus aussi vite qu'autrefois, je ne cours plus et
ne pourrai plus traverser une rivière à la nage.
Mais les souvenirs de ma jeunesse volée sont tous très
présents dans ma mémoire et je pourrai parler pendant
des heures. Je me rappelle tous les détails de mon périple,
tous les visages rencontrés. Ma vie est un véritable
roman, avec ses épreuves, ses dangers, ses bons moments
comme ses mauvais. Si je suis encore de ce monde aujourd'hui,
c'est que j'ai eu beaucoup de chance. Je crois qu'une bonne fée
s'est penchée un jour sur mon berceau, dans la chaumière
de Pestschana.
Mars 2008. Nina Gross, née Tscherjatewitsch.
° 21 avril 1921
+ 15 avril 2014
Texte Gérard Kuffler