Souvenirs de guerre de Lucie Schlegel |
Je m'appelle Lucie Schlegel, je suis née
le 7 janvier 1931. Je suis la fille de Jean Pierre Schlegel et
de Clémence Lerbscher. J'ai une sur aînée,
Marie (née le 17 juillet 1926) et un frère Aloyse
(né le 6 octobre 1927).
Comme tous les enfants, j'aimais m'amuser
à la marelle, construire une cabane ou jouer interminablement
à cache-cache. J'allais à l'école communale
à l'âge de 6 ans. Nous vivions dans la tranquillité
et la paix jusqu'en 1939. Mais des rumeurs de guerre circulaient.
1. L'évacuation
en Charente
Dans la journée du 1er septembre 1939, l'ordre d'évacuation
du village fut donné. Tous les habitants de la "Zone
Rouge" devaient quitter la région avant minuit. Cette
zone correspondait aux villages proches de la Ligne Maginot.
Chaque famille avait le droit d'emporter uniquement 30 kilos de
bagages par personne. Les affaires les plus importantes furent
mises dans des paniers ou des taies d'oreillers. Les habitants
qui disposaient d'un attelage préparèrent les chariots
et attelèrent les animaux de trait.
La famille Paul Lohmann qui ne disposait pas d'un attelage partit
avec nous. Nous sommes partis le soir même pour une destination
inconnue.
Quelle terrible épreuve d'être jetés ainsi
sur la route !
La première nuit se passa à la belle étoile,
dans les champs, dans les prairies ou dans des granges. Des wagons
à bestiaux nous attendaient à la gare de Réchicourt.
Le voyage qui dura plusieurs jours nous parut interminable. La
Croix Rouge nous ravitaillait de temps en temps depuis le quai
des gares.
Finalement le train s'arrêta à Ruffec en Charente.
Les familles furent réparties dans plusieurs villages:
Pleuville, Aizecq, Benest
Les familles furent logées dans des maisons inhabitées,
en plus ou moins bon état. Durant les premiers jours, une
cantine fut mise en place et chaque famille venait chercher son
repas.
La vie s'organisa doucement dans une région qui nous était
totalement inconnue.
Mon père ne nous avait pas accompagnés; comme cheminot,
il était réquisitionné en Lorraine. Il avait
loué une petite maison près de Berthelming et voulait
à tout prix que nous venions le rejoindre pour que la famille
fût réunie. Nous avons donc quitté la Charente
au bout de six à huit semaines.
L'hiver 1939-1940 était très rigoureux et n'ayant
aucune réserve de bois, papa apportait chaque soir, sur
son dos, du charbon pour chauffer la maison.
En avril, mon père fut muté à Evry-le-Châtel,
près de Troyes, dans l'Aube. Nous l'avons rejoint et je
pus retourner à l'école.
Un beau matin du mois de mai, papa rentra vite de son travail:
les Allemands arrivaient, il fallait repartir, reprendre le train
avec des inconnus !
Quel calvaire ! Les trains avançaient lentement, les convois
militaires et trains de blessés passaient en priorité.
Les avions allemands bombardaient et mitraillaient; les ponts
sautaient.
Notre fuite nous amena jusqu'à Bourges. On nous logea dans
un vieux château.
Un matin, papa sortit chercher de la nourriture et revint nous
annoncer l'arrivée des Allemands. Notre séjour à
Bourges dura quinze jours. Nous avons décidé de
rentrer au village. Le voyage fut long et pénible du fait
des destructions. Nous étions des jours et des nuits sur
les quais à attendre que les trains puissent repartir sur
des rails provisoires. Dans la gare de Troyes se mêlaient
des militaires, des blessés et civils réfugiés.
Les soldats allemands chantaient et je demandai à maman
comment ils pouvaient chanter au milieu de cette désolation.
Finalement de retour dans notre terre natale, nous eûmes
de désagréables surprises: les villages avaient
été pillés et
les biens avaient disparu: plus de lit, de draps, d'habits, de
vaisselle.
2. Mes souvenirs d'occupation
Nous commencions à vivre sous le
régime allemand, la région étant annexée
de fait au Reich.
Nous allions à l'école allemande. Le crucifix dans
la salle de classe fut remplacé par un portrait de Hitler
et la prière supprimée. La région devait
être germanisée de force. Tous les jeunes gens aptes
au travail durent participer obligatoirement et sous peine de
sanctions à l'effort de guerre allemand.
Ma sur Marie dut partir à 17 ans pour le R.A.D. (ReichsArbeitsDienst,
c'est-à-dire un service de travail obligatoire) près
de Francfort. Mon frère Aloyse fut également mobilisé
à 17 ans d'abord dans le R.A.D. puis dans la Wehrmacht
(l'armée allemande). Réfractaire à son incorporation
forcée dans la Wehrmacht, il s'est caché dans une
maison inhabitée du village.
La vie durant l'occupation était dure. Les aliments étaient
rationnés, nous avions des tickets de rationnement pour
acheter le pain et autres aliments et même pour le tabac.
Un ami me demanda un jour si mon père ne pouvait pas lui
donner du tabac pour une cigarette. Nous allions faire moudre
notre blé très tôt le matin au moulin. On
tuait en cachette le cochon non déclaré et nous
devions tout économiser y compris la nourriture.
Nous écoutions la radio de Londres, la BBC, également
en cachette, je me souviens parfaitement des premières
notes qui annonçaient les messages destinés aux
Français.
Les cloches de l'église furent réquisitionnées
en 1943. Beaucoup de familles, dont la nôtre, en ont arraché
des bouts de métal à l'aide d'un marteau comme souvenir.
Des alertes aériennes avaient souvent lieu la nuit. Les
avions alliés allaient bombarder l'Allemagne. Un raid aérien
a fait des victimes à Sarreguemines le 1er mai 1944 (57
morts et des centaines de blessés). Dans le village, une
bombe est tombée sur la grange et l'étable de Henri
Juving, brûlant ses dépendances. Une autre est tombée
près de la boucherie Laluet, creusant un cratère
énorme, heureusement, sans faire de victimes. La ligne
de front se rapprochait, nous l'entendions au bruit des canons
et à la présence des avions qui survolaient le front.
Les habitants du Pays de Bitche furent réquisitionnés
par l'occupant pour creuser des tranchées. Un jour, nous
étions attablés pour le repas de midi, lorsqu'un
SS est rentré sans crier gare. Je me souviendrai de cette
scène toute ma vie. Il demanda à mon père
s'il avait participé aux travaux le matin même et
s'il comptait y retourner rapidement car sinon, dans la grange,
il y avait suffisamment de place pour le pendre !
Les Libérateurs approchaient début
décembre 1944 et quelques obus tombèrent dans le
village faisant des victimes parmi les civils. Nous nous sommes
réfugiés dans les caves, installés entre
les pommes de terre et les betteraves, sur la paille et quelques
couvertures, mangeant les légumes de nos récoltes.
Les hommes quittaient les caves pour nourrir les animaux et traire
les vaches entre deux tirs d'obus. Le 6 décembre, nous
avons entendu des voix inhabituelles, les premiers Américains
arrivaient, fusil au poing, fouillant les maisons de la cave au
grenier, se méfiant d'éventuels Allemands embusqués.
En fait, les derniers soldats allemands étaient partis
depuis deux ou trois jours. Nous avons enfin pu quitter les caves
dans lesquelles nous étions réfugiés depuis
plus de huit jours. Nous étions enfin libres et mon frère
put quitter également sa cachette.
Le travail de reconstruction ne manquait
pas, avant de retrouver une existence normale.
J'ai quitté l'école en 1945, ne sachant correctement
ni le français, ni l'allemand.
Et je ne peux que souhaiter:
"Plus jamais de guerre sur cette belle et vaste terre,
Telle est la devise pour tous !
Puisse-t-elle se réaliser pour toujours !"
2008- Souvenirs de Lucie Schlegel, recueillis et mis en forme par Nathalie Bellott.