Le conflit de 1870 entre la France et
la Prusse soutenue par les autres états allemands entraîne
l'annexion, puis l'intégration de l'Alsace-Lorraine dans
le Reich allemand par l'entremise du traité de Francfort
signé le 10 mai 1871 et ce ne sera qu'en 1918 que les Alsaciens-Lorrains
retourneront dans le giron français.
Si en août 1914, lors du déclenchement de ce qu'on
appellera le Grande Guerre, la majorité des Alsaciens-Lorrains
sont mobilisés dans les armées du Reich, une petite
partie d'entre eux sert dans l'armée française.
A l'issue du conflit on estime leur nombre entre 17 000 et 25
000. Certains ont quitté l'Alsace-Lorraine avant la fermeture
des frontières lors de la déclaration de la guerre,
d'autres résident déjà en France et une minorité
est constituée d'anciens soldats allemands, faits prisonniers
de guerre par les Français ou rentrés de captivité
de Russie.
La loi du 5 août 1914 leur permet d'acquérir la nationalité
française en signant un acte d'engagement dans les forces
armées pour la durée de la guerre. On estime le
nombre des engagés à 10 000 en 1914. La majorité
d'entre eux est envoyée en Afrique du Nord et en Outre-mer.
Ceux qui choisissent de combattre sur le front ouest sont peu
nombreux et prennent souvent un nom d'emprunt : c'est le cas de
Pierre Gross, originaire de Kalhausen, dont le destin est emblématique
de ce qu'ont vécu certains Alsaciens-Lorrains au tournant
du 20e siècle et pendant la Grande Guerre.
Son vécu reflète aussi la situation particulière
dans laquelle se trouvent certaines familles alsaciennes-lorraines
au début du conflit. Lui est soldat français, ses
frères Jacques, Laurent et Aloyse, sont soldats allemands.
Pour certains Alsaciens-Lorrains, la Grande Guerre fut une guerre
fratricide. Cet état de fait suscite encore aujourd'hui
l'étonnement et parfois l'incompréhension hors des
frontières de l'Alsace-Moselle.
Pierre Gross fait aussi partie d'une minorité d'Alsaciens-Lorrains
ayant changé de nationalité 3 fois entre 1871 et
1914. Né français, en 1877, à Kalhausen,
en Lorraine annexée, de père optant, il est naturalisé
allemand en 1895 à l'âge des obligations militaires
dans le Reich. En 1914, résidant en France
lors du déclenchement du conflit, pour prouver sa loyauté
envers la France, il signe un engagement et endosse l'uniforme
français caractéristique du début de guerre
(pantalon rouge garance, capote bleue) et reprend sa nationalité
d'origine. Victime en 1915 d'un bombardement allemand, Pierre
Gross meurt en soldat français dans les tranchées,
près d'Arras, dans le Pas-de-Calais.
Quelques autres natifs de Kalhausen, ayant quitté la contrée
par le biais de l'option, comme Nicolas François Malmasson,
ou de l'émigration après 1872, comme Jean Meyer,
combattent dans les rangs de l'armée française en
1914-1918.
L'option jusqu'au 1er octobre 1872.
Par le traité de Francfort, signé le 10 mai 1871
suite à la défaite française, l'Alsace et
une partie des départements lorrains sont incorporés
dans l'Empire Allemand. Une période de défiance
vis-à-vis de l'Empire est la règle peu après
l'annexion de 1871, mais à la fin du 19e siècle,
les Alsaciens-Lorrains n'ont d'autre choix que de s'accommoder
du système allemand et profitent bientôt de ses avantages
: prospérité économique, ordre, assurances
sociales. La disparition progressive des générations
de culture française favorise cette mutation.
Certaines familles attachées à la France refusent
l'annexion, mais ce sont surtout des jeunes gens ne voulant pas
endosser l'uniforme allemand qui quittent l'Alsace-Lorraine par
le biais de l'option jusqu'au 1er octobre 1872, en émigrant
vers la France, l'Amérique ou l'Algérie. Après
la période d'option, l'émigration déjà
existante bien avant les évènements de 1870-1871,
se poursuit sous d'autres formes.
Il faut distinguer l'émigration dans le cadre de l'option
jusqu'au 1er octobre 1872 et l'émigration, autorisée
ou non par les autorités allemandes après cette
date.
L'article 2 du traité de Francfort permet en effet aux
habitants des territoires cédés d'opter pour la
nationalité française. L'option est un acte administratif
permettant aux Alsaciens-Lorrains de conserver la nationalité
française sous certaines conditions :
- après avoir opté, ils doivent déplacer
leur domicile en France avant le 1er octobre 1872.
- selon l'article 1er de la Convention additionnelle datant du
11 décembre 1871, les individus originaires des
territoires cédés doivent opter pour la France devant
le maire de leur domicile sous peine de devenir citoyens allemands.
Pour les résidents hors d'Europe, le délai est fixé
au 1er octobre 1873. Ces derniers doivent opter devant les chancelleries
diplomatiques ou consulaires françaises.
Concrètement, pour les habitants de Kalhausen, ceux qui
choisissent la France doivent opter au commissariat de police
du canton, c'est-à-dire Rohrbach, puis à partir
du 29 août 1871, à la Kreisdirektion (direction
du cercle) du lieu de résidence, soit Sarreguemines. Ils
ont l'obligation de quitter la commune avant le 1er octobre 1872.
Mais cela signifie aussi que les natifs de Kalhausen, installés
avant le 2 mars 1871 hors des départements annexés,
à Paris, par exemple, ou ailleurs, doivent opter en France,
à la mairie de leur domicile pour conserver la nationalité
française. Si cette formalité n'est pas accomplie,
ils deviennent légalement citoyens allemands.
Confusion et problèmes pendant la période de
l'option.
La population est mal informée et la confusion règne
dans les esprits. Dans les faits, la plupart des résidents
de Kalhausen souhaitant opter se déplacent dans les départements
limitrophes, en Meurthe-et-Moselle, par exemple à Pagny-sur-Moselle,
quelques jours avant l'échéance du 1er octobre 1872,
mais reviennent vivre au village, en Lorraine annexée,
pensant qu'ils sont désormais ressortissants français.
La majorité de ces options sont annulées sauf quelques
unes restant valables, mais par ce biais une partie de la population
exprime son refus d'être intégrée dans le
Reich allemand.
Des familles entières font ainsi le voyage à Pagny-sur-Moselle
ou Pont-à-Mousson : les Gross, Klein, Thinnes, Zins. Plus
de 300 options de natifs de Kalhausen sont enregistrées,
dont la majeure partie est le fait de villageois ayant émigré
avant 1871 en France et à l'étranger.
D'autres résidents du village optent en France et émigrent
comme la famille du futur commandant Malmasson.
François Malmasson, originaire de Weidesheim, écart
de Kalhausen, représentant son fils Nicolas François
et sa fille Marie Josèphe, tous deux mineurs, ainsi que
Marie Catherine, son épouse, optent à Corniéville,
canton de Commercy, en Meuse, le 18 juillet 1872 et s'y installent.
La naturalisation pour la citoyenneté alsacienne-lorraine.
Un cas particulier est la naturalisation des Alsaciens-Lorrains,
dont l'option a été validée, mais qui ne
se sont pas conformés à l'article 2 du traité
de Francfort et n'ont pas déplacé leur domicile
en France ou sont revenus peu après 1872, et de leurs descendants
vivant en Alsace-Lorraine annexée.
Les autorités allemandes étaient au courant que
de nombreux Alsaciens-Lorrains avaient opté en France au
lieu de le faire dans leur circonscription d'origine. Les options
faites en France sont enregistrées dans le Bulletin des
Lois, à charge aux autorités françaises de
transmettre ces états à l'administration allemande
de telle sorte que celle-ci puisse vérifier qui a opté
et si l'optant a quitté les territoires annexés
conformément à l'article 2 du traité de Francfort.
Si tel n'est pas le cas, l'option de l'intéressé
est annulée par les autorités allemandes.
En 1874, un revirement de l'administration allemande s'opère
: les options validées non suivies d'émigration
définitive ne sont plus annulées systématiquement.
En effet, il était impossible de contrôler entièrement
les inscriptions au Bulletin des Lois. Début 1874, les
Allemands n'ont connaissance que de 100 états sur 393 publiés
à cette date. En février 1875, le président
de Lorraine décide que ceux qui ont opté en France,
résidant en Lorraine annexée, sont à considérer
comme Français à condition que leur option n'ait
pas été annulée avant le 1er septembre 1874.
Mais la commission de vérification de la nationalité
de Strasbourg (Optantenkommission), mise en place en 1880,
étudiera chaque cas douteux aux yeux des Allemands.
En août 1884, dans un rapport adressé au ministère
d'Alsace-Lorraine, le Statthalter (président supérieur)
Von Manteuffel fait le constat suivant :
Demeurent en Alsace-Lorraine 14 924 individus français
dont des Français de souche revenus s'y installer et des
optants dont l'option a été reconnue valable. Cela
représente 4 585 familles. Bienveillant, le Kaiser tolère
ces étrangers à condition qu'ils ne fassent pas
parler d'eux.
Mais le problème suivant va se poser : les enfants de ces
étrangers et optants naissent français et il ne
s'agit pas de laisser se constituer des colonies françaises
en Alsace-Moselle. En conséquence, à l'âge
de 17 ans révolus, la situation légale de ces jeunes
gens est examinée avec soin. En tant qu'étrangers,
ils échapperaient aux obligations militaires, ce qui est
intolérable aux yeux des autorités allemandes. Pour
se mettre en conformité et continuer de vivre en Alsace-Lorraine,
les intéressés n'ont guère le choix : endosser
la nationalité alsacienne-lorraine c'est-à-dire
allemande. En cas de refus, le jeune homme doit émigrer
et ne pourra revoir sa famille que 15 jours à 3 semaines
par an.
Cette situation entraîne, à partir de 1890, la naturalisation
de cinq familles à Kalhausen, dont celle de Pierre Gross
en 1895. Il est le fils aîné de la famille et arrive
à l'âge des obligations militaires allemandes.
La dernière naturalisation sera effectuée en 1915,
en pleine guerre, lorsque les autorités allemandes se rendent
compte que le soldat Henri Wendel est né Français.
Il sera interné à Heilbronn, en Allemagne, le temps
que sa naturalisation soit effectuée.
Ces familles prennent la nationalité alsacienne-lorraine
(Elsass-Lothringische Staatsangehörigkeit), c'est-à-dire
allemande, selon les paragraphes 6 et 8 de la loi sur la nationalité
du 1er juin 1870. Soumise à un statut particulier, administrée
par le Kaiser et son chancelier, l'Alsace-Lorraine (Reichsland
Elsass-Lohtringen) est une terre d'empire.
L'émigration autorisée et clandestine après
la période d'option.
Après la période d'option qui s'achève le
30 septembre 1872, on peut considérer qu'il existe deux
sortes d'émigrations pour les ressortissants des territoires
annexés : l'émigration autorisée ou légale
et l'émigration clandestine.
Ceux qui choisissent d'émigrer légalement en France
ou vers d'autres pays doivent demander un consentement ou autorisation
d'émigration (Consens). Dans ce cas, l'autorité
allemande délivre un document intitulé Entlassungsurkunde
aus der Elsass-Lothringischen Staatsangehörigkeit à
l'attention des émigrants, précisant qu'ils perdent
la nationalité alsacienne-lorraine. La perte de cette nationalité
est immédiate avec obligation de quitter le territoire
dans les 6 mois sinon l'Entlassungsurkunde devient caduque.
Pour éviter l'émigration des futures recrues de
l'armée allemande, ne sont théoriquement pas autorisés
au départ ceux qui ont plus de 17 ans et moins de 25 ans.
Les partants de moins de 17 ans révolus ne peuvent revenir
avant l'âge de 31 ans en Alsace-lorraine, sinon ils courent
le risque d'être incorporés dans l'armée d'active,
la réserve ou la Landwehr selon leur âge.
Un autre moyen de perdre la nationalité allemande est une
décision de l'autorité : si en cas de guerre, l'intéressé
résidant en pays étranger ou étant au service
d'un pays étranger sans autorisation, ne répond
pas aux injonctions des autorités militaires l'enjoignant
à rentrer au pays ou à se démettre de ses
fonctions, l'autorité peut le déchoir de sa nationalité.
Dans le cadre de l'émigration clandestine, la nationalité
allemande se perd après un séjour de 10 ans ininterrompus
en pays étranger ou de 5 ans en Amérique, mais elle
ne se perd pas suite à une naturalisation dans un pays
étranger avant que ce délai ne soit écoulé.
Ces trois dispositions sont prévues par l'article 13 de
la loi sur la nationalité du 1er juin 1870 (Gesetz über
die Erwerbung und den Verlust der Bundes und Staatsangehörigkeit
) qui entre en vigueur en Alsace-Lorraine le 28 janvier 1873.
Après le 1er janvier 1914, la loi Delbrück sur la
nationalité, promulguée par l'Allemagne et votée
le 22 juillet 1913, plus restrictive quant à la perte de
la nationalité allemande, supprime la possibilité
de perdre celle-ci après un séjour de 10 ans à
l'étranger.
Une des raisons majeures de l'émigration clandestine en
France pour les Alsaciens-Lorrains est le refus de se soumettre
aux obligations militaires allemandes, sachant que le service
militaire est introduit à partir du 1er octobre 1872. Une
autre raison à cette émigration clandestine est
la recherche d'un travail en France où souvent des amis
ou des membres de la famille sont déjà établis.
Des considérations patriotiques entrent aussi en ligne
de compte. En règle générale, le passage
de la frontière entre l'Alsace-Lorraine et la France s'opère
sans aucune difficulté et l'on ne s'embarrasse guère
de formalités administratives.
En ce début du 20e siècle, bien qu'ayant effectué
le service militaire dans l'armée du Reich, Pierre
Gross, gardant la nationalité alsacienne-lorraine émigre
illégalement au vu de la loi allemande vers la capitale
française.
L'accueil et l'installation des Alsaciens-Lorrains en France
jusque 1914.
A la fin du 19e siècle, la France connaît une pénurie
de main-d'uvre. De manière à mieux maîtriser
l'afflux et l'intégration des immigrants dont les Alsaciens-Lorrains,
le législateur dote le pays d'outils de contrôle
et d'enregistrement : la loi de 1889 sur la nationalité
et deux mesures visant à règlementer le séjour
des étrangers en France : le décret du 2 octobre
1888 et la loi du 8 août 1893.
La loi de 1889 confortant le droit du sol " jus soli
", octroie la nationalité française aux enfants
nés en France de parents étrangers et y domiciliés
à l'âge de 18 ans. L'esprit de revanche suite à
la défaite de 1870 n'est pas étranger à cette
mesure prise par le législateur, il s'agit d'entretenir
une armée nombreuse nécessitant sans cesse de nouvelles
recrues.
Le décret de 1888 impose une déclaration de résidence
à la mairie, tandis que la loi de 1893 complète
la mesure en instaurant le registre d'immatriculation des étrangers.
Les personnes logeant des étrangers sont sommées
de les déclarer à la mairie dans les 24 heures.
Considérés comme étrangers, les Alsaciens-Lorrains
s'installant en France pour exercer une activité professionnelle
sont légalement Allemands. Ils sont tenus de se faire immatriculer
dans leur lieu de résidence. Cette démarche est
à renouveler à chaque changement de domicile mais
dans les faits ce n'est pas toujours le cas.
Ainsi Jean Freyermuth, né à Kalhausen le 28 avril
1862, marié, résidant seul en France, exerçant
en mars 1912 la profession d'ouvrier agricole à Girmont
dans les Vosges, est le seul étranger de cette commune
ayant satisfait à la formalité de déclaration
de résidence (déclaration n°46 du 11 mars 1912).
D'autres instruments de contrôle et de surveillance des
étrangers établis dans le pays sont mis en place
: les carnets A et B, créés sous l'égide
du général Boulanger par la loi du 18 avril 1886
sur la répression de l'espionnage.
Le carnet A recense par département les étrangers
en âge de servir dans les armées, tandis que dans
le carnet B sont enregistrés les Français et les
étrangers suspects d'activités d'espionnage et d'antimilitarisme
dont des Alsaciens-Lorrains.
Un article du journal berrichon, l'Indépendant du Blanc,
daté du 23 octobre 1910 et intitulé " Espions
allemands condamnés ", nous révèle le
fait divers suivant :
" Domique D.., se faisant aussi appeler Joseph M
,
né le
1875 à Kalhausen, arrêté
le 25 mai dernier à la ferme Saint Charles sur le territoire
de Ménil-la-Tour (à 10 km au nord-ouest de Toul),
en flagrant délit d'espionnage a passé devant le
tribunal correctionnel de Toul
Le huis-clos a été
ordonné pour les débats
a été
condamné à 4 ans de prison et 2 000 francs d'amende.
Schlick, un autre espion qui prit la fuite dans les bois en tirant
des coups de revolver sur les agents de la Sûreté
qui arrêtaient D
, a été condamné
par défaut, à 5 ans de prison et 2 000 francs d'amende."
Que penser de cette affaire ?
Une autre source nous révèle que Dominique D
,
est journalier, ouvrier agricole, et qu'il voyage de ferme en
ferme. Il a déjà été condamné
par la justice allemande vers 1895 pour insultes, troubles publics,
vagabondage et vol à une peine de prison à la maison
de travail de Phalsbourg.
Mais de là à penser que c'est un espion allemand
!
Ce fait divers nous renseigne sur le climat de tension et de suspicion
régnant à l'époque en France vis-à-vis
de tout ce qui représentait l'Allemagne.
A l'opposé, pour les Alsaciens-Lorrains
établis en France avant 1914 et voulant se mettre en conformité
avec la loi, il existe deux manières d'embrasser la nationalité
française :
- la naturalisation, qui implique de résider depuis 10
ans en France, être majeur et de bonne moralité.
- la réintégration accordée par décret
du Président de la République par l'application
de l'article 18 du Code Civil. L'oncle maternel de Pierre Gross,
Florian Seltzer, né à Kalhausen en 1859, ayant émigré
après la période d'option et résidant à
Ivry-sur-Seine, est réintégré de cette manière
en 1888.
Après la promulgation de la loi sur la nationalité
du 26 juin 1889, l'article 10 du Code Civil permet aux Alsaciens-Lorrains,
nés après le 20 mai 1871 de parents demeurant en
Alsace-Lorraine, de recouvrer la nationalité française.
Pourquoi certains Alsaciens-Lorrains installés en France
n'usent-ils pas des possibilités qui leur sont offertes
pour devenir ressortissants français ?
On peut penser que certains sont rebutés par les formalités
administratives, d'autres ont l'intention de retourner vivre en
Alsace-Lorraine, ayant peut-être des obligations militaires
envers le Reich. Dans ce cas, être de nationalité
française peut poser problème. D'autres encore jouent
sur deux tableaux. Ayant quitté l'Empire Allemand avant
l'âge de 17 ans pour ne pas devenir soldats allemands, ils
préfèrent vivre comme étrangers en France,
de telle sorte qu'ils n'ont pas à répondre aux obligations
militaires françaises. La situation est plus épineuse,
quant à leur nationalité, pour les enfants nés
en France d'Alsaciens-Lorrains après la ratification de
la loi de 1889 et qui rentrent avec leur famille en territoire
annexé. Bien que déclarés Français,
ces enfants sont revendiqués par l'Allemagne.
Il s'en suit que certains ne savent pas s'ils sont Français
ou Allemands. Ce ne sera qu'en 1918 avec le retour à la
France que certains cas litigieux seront réglés.
En août 1913 une note du Ministère de la Guerre au
Gouverneur militaire de Paris établit un classement des
Alsaciens-Lorrains non naturalisés, résidant sur
le territoire français, en trois catégories selon
leurs dispositions envers la France en cas de conflit.
- les familles " établies depuis très longtemps
dans le pays et dont on connaît parfaitement les origines
et les sentiments français " seront laissées
libres de leurs mouvements.
- les familles " dont on sera moins sûr pour une raison
quelconque " devront prouver la sincérité de
leur attachement à la France par l'engagement, en cas de
conflit, d'un de leurs membres à la Légion Etrangère.
- les familles dont un des membres quitte la France pour obéir
à un ordre de mobilisation allemand seront traitées
comme les Allemands.
En 1913, le général de Castelnau et le lieutenant-colonel
Albert Carré sont chargés de préparer et
de codifier l'accueil des futurs réfractaires alsaciens-lorrains
si la guerre éclatait entre le deux pays.
Plus tard, sous l'égide d'Alexandre Millerand, ministre
de la guerre, est créé le Service des Alsaciens-Lorrains
placé sous la direction du lieutenant-colonel Carré,
en charge des questions militaires concernant ces derniers.
L'engagement des Alsaciens-Lorrains
dans l'armée française
pendant la Grande Guerre.
Le 3 août 1914, l'Allemagne déclare la guerre à
la France.
A Paris, lors de la séance du 4 août 1914, le parlement
vote dans l'urgence un texte de loi permettant aux Alsaciens-Lorrains
d'acquérir la nationalité française en s'engageant
volontairement pour la durée de la guerre.
Le texte de loi dit la chose suivante :
" Art. 1er. - Les Alsaciens-Lorrains qui contractent pendant
le cours de la guerre un engagement volontaire au titre d'un des
régiments étrangers, recouvrent, sur leur demande
et après la signature de leur acte d'engagement, la nationalité
française.
" Ils peuvent, en conséquence, être incorporés,
après l'accomplissement de cette formalité, dans
un corps quelconque de l'armée, s'ils remplissent les conditions
d'aptitude exigées pour l'arme dont ce corps fait partie.
"
" Art. 2. - Le bénéfice des dispositions
de l'article précédent est également applicable
aux Alsaciens-Lorrains, servant dans les régiments étrangers
au moment de la déclaration de guerre, qui en feront la
demande."
" Art. 3. - Le Gouvernement est autorisé à
naturaliser sans conditions de résidence les étrangers
qui contracteront un engagement pour la durée de la guerre.
".
Sont concernés par cette mesure les Alsaciens-Lorrains
ayant séjourné en France avant le déclenchement
du conflit sans avoir demandé leur réintégration
ou leur naturalisation, ceux venus en France après la déclaration
de la guerre et ceux ayant été évacués
des zones occupées par l'armée française
au début du conflit. Une autre catégorie concerne
les prisonniers de guerre alsaciens-lorrains, qu'ils viennent
du front est ou du front ouest.
Dans les faits, l'engagement dans un régiment étranger
ou dans la Légion n'est qu'une formalité, puisqu'à
la signature de l'acte, les candidats remettent une demande de
naturalisation française envoyée au Ministère
de la Justice. Sitôt engagés, ils sont français.
Trois possibilités s'offrent alors aux intéressés
:
- servir dans les troupes métropolitaines contre l'envahisseur
allemand, comme le fait Pierre Gross.
- servir en Afrique du Nord ou dans les Colonies françaises
de manière à ne pas être confronté
à l'armée allemande. Ce sera le cas de Joseph Grosz,
stationné au Maroc, ou de Victor Muller, en poste au Tonkin,
tous deux nés à Kalhausen.
- ou travailler en tant qu'ouvrier métallurgiste, dans
une usine d'armement, à condition d'en posséder
les aptitudes.
Evidemment, cela sous entend être de " sentiments français
". Des précautions sont prises par l'autorité
militaire afin de repérer d'éventuels espions allemands
cherchant à s'infiltrer dans l'armée française.
A cet effet, certains candidats à l'engagement, avant tout
les ex-prisonniers de guerre, sont soumis à un questionnaire
portant sur l'état civil, les éventuels états
de service allemands et sont interrogés dans le dialecte
en usage dans leur département de naissance par des officiers
alsaciens-lorrains. Bien entendu, les questionnaires sont recoupés
avec les données provenant d'autres interrogatoires. Les
futurs engagés doivent prouver leur bonne foi puisque souvent
ils ne possèdent pas de papiers ou ceux-ci ne sont pas
en règle.
La grande majorité des Alsaciens-Lorrains ayant signé
un engagement dans le cadre de la loi du 5 août 1914, y
compris les prisonniers alsaciens-lorrains, serviront en Afrique
du Nord, dans les colonies ou comme ouvriers dans les usines d'armement.
En effet, en cas de capture par les Allemands, les Alsaciens-Lorrains
sous l'uniforme français encourent le risque de la peine
de mort pour trahison.
L'article 88 du Code pénal allemand dit la chose suivante
: " Tout Allemand qui, pendant une guerre contre l'Empire
Allemand aura pris du service chez l'ennemi ou qui aura porté
les armes contre l'Empire Allemand sera puni du crime de haute
trahison envers l'Etat, de la réclusion ou de la détention
dans une forteresse à perpétuité. En cas
de circonstances atténuantes, la peine sera la détention
dans une forteresse de 5 ans au moins "
" Tout Allemand engagé au service militaire d'une
puissance étrangère sera puni pour crime de trahison
envers l'Etat de deux à dix ans de réclusion ou
de détention dans une forteresse s'il reste au service
de cette puissance après le commencement des hostilités
ou s'il porte les armes contre l'Empire Allemand ou ses alliés.
En cas de circonstances atténuantes, la peine sera la détention
de 10 ans ou plus ".
En complément de l'article 88, l'article 4 de la loi du
30 août 1871 instaurant en Alsace-Lorraine le code pénal
allemand précise :
" Les crimes passibles de la réclusion à perpétuité,
en vertu du Code Pénal, seront punis de mort s'ils sont
commis en une partie de l'Empire déclarée en état
de guerre ou, pendant une guerre qui a éclaté contre
l'Empire, sur le théâtre de la guerre ".
Dès le 8 août 1914, une dépêche ministérielle
française prescrit de faire signer aux engagés volontaires
alsaciens-lorrains une déclaration spécifiant :
" qu'ils ont été avisés que, malgré
une naturalisation française ultérieure (qui n'a
aucune valeur devant la loi allemande) ils risquent d'être
traités comme transfuges s'ils viennent à tomber
aux mains de l'ennemi ". Cette déclaration est jointe
à l'acte d'engagement.
Le 4 janvier 1915, une précision est apportée à
cette circulaire : " Les Alsaciens-Lorrains ne doivent être
dirigés sur le front que s'ils ont signé la déclaration
du 8 août 1914 et s'ils consentent par écrit
à se battre contre les Allemands. Ceux qui n'auront
pas souscrit ces déclarations devront être versés
dans les corps d'Afrique du Nord ".
Une autre circulaire ministérielle datant du 24 février
1915 précise les précautions à prendre vis-à-vis
des engagés volontaires alsaciens-lorrains par rapport
à leur état-civil : on les incite fermement à
utiliser un nom d'emprunt ou nom de guerre. Ainsi, en cas de capture
par les Allemands, aucune mesure de représailles ne saurait
être exercée à leur encontre ou contre leur
famille restée en terre allemande, du moins en théorie.
Dans les faits, un état civil fictif leur est attribué,
avec un nouveau livret militaire et une nouvelle plaque d'identité,
le bureau de recrutement étant le seul organisme à
connaître la véritable identité du porteur
du document. Bien entendu, il est conseillé de choisir
un nom qui ne laisse aucun doute sur son origine française.
Ainsi Pierre Gross né effectivement à Kalhausen
le 18 février 1877 prend en 1915 le nom de Pierre Dejean
(c'est le patronyme de son épouse), désormais né
le 18 février 1887 à Mamers dans la Sarthe. Il est
rajeuni de 10 ans de manière à accentuer la vraisemblance
de sa situation militaire. Ses parents fictifs sont Félix
Dejean et Isabelle Potdevin. Le domicile de résidence indiqué
est lui aussi fictif. Il résiderait au 122, rue d'Assas
à Paris alors que son adresse est en réalité
en 1915 Cité Condorcet, au numéro 9, à Paris.
Pour les Alsaciens-Lorrains pratiquant mal le français
ou ayant un fort accent, il est conseillé de choisir un
lieu de naissance en dehors du territoire occupé par les
Allemands, mais toutefois assez proche de la frontière
suisse ou alsacienne-lorraine, de manière à justifier
celui-ci. Les temps de service dans la réserve et la territoriale
doivent être cohérents de manière à
n'éveiller aucun soupçon lors du contrôle
approfondi du livret par l'ennemi en cas de capture. Il va de
fait qu'à l'issue de son engagement, l'intéressé
recouvre son vrai nom.
Une circulaire préconise de récompenser les soldats
Alsaciens-Lorrains méritants ayant choisi la France, par
l'octroi de décorations et citations, mais qui ne doivent
pas rappeler que les intéressés ont quitté
le pays ou choisi de servir la France, ceci toujours dans le but
d'éviter des représailles à l'encontre des
familles demeurant en Alsace Lorraine.
Le parcours de Pierre Gross.
La famille Gross-Seltzer
Pierre Gross, né à Kalhausen le 19 février
1877, est l'aîné d'une fratrie de 11 enfants. Ses
parents, Jacques Gross et Anne-Adélaïde Seltzer, exploitent
un petit train de culture et en font vivre leur famille nombreuse.
Pendant la guerre de 1870, Jacques Gross, né en 1845, est
soldat dans le bataillon de Chasseurs de la Garde dans l'armée
française. A la capitulation de l'armée du Rhin
du Maréchal Bazaine, il est envoyé en captivité
à Neisse, en Poméranie (Allemagne), puis libéré
en mars 1871. Comme d'autres jeunes gens de Kalhausen qui avaient
servi dans l'armée française, il opte pour la nationalité
française à Pont-à-Mousson en Meurthe-et-Moselle,
le 15 septembre 1872. Son père et ses trois frères
suivent le mouvement et optent quelques jours plus tard à
Nancy et Pont-à-Mousson.
Alors que ses trois frères émigrent en France, Jacques
fonde une famille à Kalhausen en 1876. Est-il rentré
de suite au village en 1871, à l'issue de sa captivité,
ou bien a-t-il vécu un moment en France ? On ne le sait
pas. Dans tous les cas, son option n'est pas annulée par
l'administration allemande et il garde légalement la nationalité
française. Par le principe du " jus sanguinis
" ou droit du sang, en vigueur en Allemagne, qui octroie
la nationalité qu'un des parents possède déjà,
ses enfants sont français à leur naissance à
Kalhausen.
Selon le principe évoqué précédemment
dans le rapport de 1884 du Statthalter von Manteuffel, adressé
au secrétaire d'état von Hoffmann du ministère
d'Alsace-Lorraine, la famille Gross est naturalisée alsacienne-lorraine
à la date 14 février 1895 soit quelques jours avant
que l'aîné, Pierre, n'atteigne 18 ans. Les Gross
font en effet partie des 4 585 familles françaises recensées
par les autorités allemandes en 1884. Il faut savoir que
l'arrondissement de Sarreguemines comptait 847 Français
en septembre 1890 soit 1,3% de la population.
Comme ses camarades du village, Pierre naturalisé Alsacien-Lorrain,
s'apprête à effectuer le service militaire dans l'armée
allemande. Mais en cette fin du 19e siècle, les défections
ne sont pas rares à Kalhausen : sur 11 jeunes gens inscrits
sur la Rekrutierungs Stammrolle (registre
de contrôle militaire) de 1877, la classe de Pierre, seuls
9 se présentent à l'Ersatzkommission (commission
de recrutement). Les 3 manquants ont émigré illégalement
en regard de la législation allemande. Leur destination
a été respectivement l'Amérique, les villes
de Besançon et de Nancy :
- Louis Bauer, né le 9 janvier 1877 à Kalhausen,
émigre aves ses parents en 1882 en Amérique. Il
réside en 1900 à Buffalo, dans l'état de
New-York.
- Jean Meyer, né le 9 mars 1877 à Kalhausen, émigre
avec ses parents en 1878 pour Besançon dans le département
du Doubs. En 1914, engagé dans l'armée française,
il sera victime des combats du début de la guerre.
- Jean Désiré Muller, né le 9 juillet 1877
à Kalhausen, émigre avec ses parents à Nancy
en 1894. C'est un des frères Muller, les fameux verriers,
dont l'entreprise est située à Croismare, près
de Lunéville, après la Grande Guerre.
Se soustraire aux obligations militaires allemandes est sévèrement
puni par les tribunaux militaires : interdiction de revenir en
Lorraine avant 55 ans révolus et amende, parfois par le
biais de la vente par adjudication forcée des biens en
possession de l'insoumis en territoire annexé.
Evoquons le cas d'un cousin éloigné de Pierre Gross,
Jean-Pierre Gross, né à Kalhausen le 5 mai 1866.
Il ne se présente pas à l'Ersatzkommission
(commission de recrutement) en 1886. Avec sa mère, il a
émigré illégalement à Paris en 1884
mais a l'imprudence de conserver quelques biens à Kalhausen,
pensant revenir peut être un jour. En 1892, les autorités
judiciaires allemandes prononcent à son encontre une condamnation
à une amende et procèdent à la vente de ses
biens par l'entremise d'une procédure d'adjudication forcée.
En 1897, à l'âge de 20 ans, Pierre Gross est incorporé
pour deux ans dans un régiment à Trèves,
en Allemagne.
L'émigration vers la capitale.
Bien qu'en cette fin du 19e siècle les sources de revenus
des villageois se diversifient par l'entremise de la révolution
industrielle et l'essor des communications, l'émigration
vers d'autres horizons est toujours attestée.
Le tronçon Kalhausen-Sarreguemines de la ligne de chemin
de fer Mommenheim-Sarreguemines, ouvert à la circulation
le 1er octobre 1895, facilite les échanges et permet l'émergence
de la classe ouvrière et d'une autre catégorie socio-
professionnelle, celle des ouvriers-paysans cumulant les deux
activités dans le village. En effet, les usines et ateliers,
dont la fabrique de porcelaine et faïence Utzschneider de
Sarreguemines, et le chemin de fer prodiguent de nouveaux emplois.
Le tressage des chapeaux de paille à domicile constitue
un revenu d'appoint pour les familles souvent nombreuses, mais
Kalhausen reste un modeste village rural et la majorité
des habitants vivent chichement des produits de leurs terres qui
depuis des décennies ne suffisent plus à nourrir
la population.
Depuis les années 1830-1840, un flux migratoire constant
est attesté. Le recensement de 1851 donne le chiffre de
957 habitants tandis qu'en 1900 on ne compte plus que 843 habitants.
Cette baisse de population est surtout le fruit de l'émigration
de la misère, expression de Francois Roth, relevée
dans son ouvrage " La Lorraine annexée 1871-1918 ".
Il cite les villages de Kalhausen, Enchenberg, Haspelschiedt,
Liederschiedt, Hambach ayant fourni les plus forts contingents
d'émigrants en Moselle-Est. Les destinations sont l'Algérie
et surtout le Nouveau Monde, l'Amérique. Cette émigration
est accentuée par le changement de souveraineté
en 1871.
La ville de Paris et sa périphérie dont Clichy-sur-Seine,
Ivry-sur-Seine, Arcueil attirent aussi les Kalhousiens. Avant
1870, les patronymes Gross, Dier, Gerber, Reich, Freyermuth, Klein,
List, Pefferkorn, originaires du village, sont attestés
dans les registres de l'état-civil de la métropole.
Le 13e arrondissement semble être un endroit de prédilection
pour ces émigrants. Les métiers exercés sont
modestes : journalier, chauffeur, chiffonnier, ébéniste,
gardien de nuit, vernisseur, teinturier. Un métier particulièrement
prisé est celui de gardien de la paix à la Préfecture
de Police de Paris. Six Kalhousiens l'exerceront !
Après le service militaire allemand, vers 1906, Pierre
Gross émigre lui aussi à Paris. Ce n'est pas un
saut dans l'inconnu car deux oncles maternels ainsi que deux oncles
paternels et leurs familles résident déjà
dans ce qui sera la banlieue de Paris.
Florian et Nicolas Seltzer résident à Ivry-sur-Seine,
au sud de Paris, ils sont respectivement de professions ébéniste
et journalier. Adam et Laurent Gross résident à
Clichy-sur-Seine, au nord-ouest de Paris, et exercent le métier
de journalier.
Florian Seltzer est réintégré dans la nationalité
française le 30 janvier 1888 tandis qu'Adam et Laurent
Gross avaient opté pour la nationalité française
à Pont-à-Mousson le 26 septembre 1872.
Dépourvu de congé d'émigration établi
par les autorités allemandes, Pierre Gross conserve la
nationalité alsacienne-lorraine (Elsass-Lothringische
Staatsangehörigkeit), c'est-à-dire allemande.
Comme nombre de ses concitoyens émigrés installés
en France, Pierre Gross n'a pas demandé la nationalité
française qu'il aurait simplement pu recouvrer en vertu
de l'article 10 du Code Civil de la loi de 1889 sur la nationalité,
relatif à la réintégration, étant
né après le 20 mai 1871 de parents demeurés
en Alsace-Lorraine.
Espère-t-il retourner vivre dans sa contrée natale
? Rappelons qu'ayant effectué le service militaire allemand,
il est susceptible d'être convoqué comme réserviste
à des périodes d'exercice et qu'il a donc toujours
des obligations envers le Reich.
L'instauration du service militaire obligatoire de 2 ans pour
tous les Français, en vigueur à partir de 1905,
a-t-il constitué un frein à la réintégration
française pour Pierre Gross ou était-ce simplement
de la négligence ?
Les informations à notre disposition ne permettent pas
de répondre à ces questions.
Comment la situation de l'Alsace-Lorraine est-elle perçue
pour les contemporains de Pierre Gross ?
Le rattachement définitif de l'Alsace-Lorraine à
l'Empire Allemand est un fait acquis et ne semble plus un motif
de guerre entre la France et l'Allemagne. Au moment de l'attentat
de Sarajevo, le 28 juin 1914, élément déclencheur
du premier conflit mondial, l'Alsace-Lorraine n'est pas une raison
pour la France d'entrer en guerre bien que des plans de reconquête
des " provinces perdues " soient prêts. Ce n'est
qu'au moment du déclenchement de la guerre que la reconquête
des " provinces perdues " sera un des buts de guerre.
Malgré des rivalités et des périodes de crise
(Maroc 1911, guerres balkaniques de 1912-1913), les deux pays
semblent vivre en paix, même si c'est une " paix armée
".
Dans tous les cas, le statut d'étranger de Pierre Gross
n'a aucune incidence néfaste sur le métier d'employé
de commerce qu'il exerce.
Le 27 février 1912, à la mairie de Montmartre (18e
arrondissement de Paris), Pierre prend pour épouse Honorine
Dejean, née le 14 octobre 1890 à Foix, dans l'Ariège,
fille de Jules Dejean et de Marguerite Cassé. En regard
des articles 2 et 5 de la loi allemande du 1er juin 1870 sur la
nationalité, ayant épousé un Alsacien-Lorrain,
Honorine Gross devient allemande !
A la date du mariage, Pierre réside au 64 de la rue Saint-Sabin,
dans le 11ème arrondissement. Il est employé de
commerce, son épouse est couturière et exploite
un magasin de mercerie dans la capitale.
L'engagement de Pierre Gross dans l'armée
française en 1914 et son parcours.
A la déclaration de la guerre, le Parisien d'adoption Pierre
Gross se retrouve dans la situation très peu enviable de
citoyen allemand habitant en territoire français. Fiché,
pour le département de la Seine, au carnet A des ressortissants
étrangers en âge de porter les armes, il n'a d'autre
choix que de s'engager dans la Légion Etrangère
dans le but de prouver son ralliement à la France et d'éviter
à sa femme un internement éventuel en tant que ressortissante
allemande.
En 1914, pour les autorités françaises, il faut
choisir son camp !
Ne pouvant présenter d'acte de naissance, mais répondant
aux critères pour obtenir la nationalité française
et ayant les aptitudes physiques requises, Pierre Gross signe
officiellement un engagement dans la Légion, au 2e Régiment
Etranger, ainsi qu'une demande de naturalisation adressée
au ministère de la Justice en date du 11 août 1914.
Le 23 août 1914, Pierre Gross réendosse la nationalité
française qu'il avait perdue le 14 février 1895.
Rappelons que cet engagement dans la Légion Etrangère
n'est qu'une formalité, car les Alsaciens-Lorrains deviennent
français et sont donc versés effectivement dans
des régiments d'infanterie de ligne et plus tard dans des
régiments d'artillerie et non dans la Légion.
Lors de son engagement le 11 août
1914, la loi permettant à Pierre de recouvrer la citoyenneté
française n'est vieille que de quelques jours. Est-ce par
patriotisme qu'il choisit de servir dans un régiment déployé
sur le territoire français ? Lui a-t-on proposé
de servir en Afrique du Nord ? Aucune déclaration où
il s'engagerait à se battre contre les Allemands n'a été
trouvée dans son dossier de la Légion Etrangère.
On peut penser qu'en 1914, Pierre Gross, représentant de
commerce de métier, est parfaitement intégré
dans la société française. Rappelons que
son grand-père paternel, son père ainsi que ses
oncles ont opté pour la nationalité française
en 1872.
Pierre Gross va combattre sur le territoire métropolitain.
Il sait que l'ennemi d'en face a incorporé dans ses rangs
des compatriotes lorrains dont ses frères et que lui même
risque d'être fusillé en cas de capture par l'ennemi.
Mais en 1914, dans l'esprit de la majorité des incorporés,
l'idée prévalait que le conflit serait de courte
durée et qu'ils seraient de retour dans leurs foyers pour
Noël.
Le nom de guerre qu'il se choisit est le nom de jeune fille de
son épouse. Pour ses camarades de régiment il est
désormais Pierre Dejean, né dans la Sarthe.
Après son engagement le 11 août 1914, Pierre Gross
est dirigé sur le dépôt de la Légion
étrangère de Rouen. C'est le cas de la majorité
des Alsaciens-Lorrains ayant souscrit un engagement dans les bureaux
de recrutement de la Seine en août 1914.
Ces recrues sont réparties dans les dépôts
de la 3e région militaire et affectées aux régiments
du 3e corps d'armée de Rouen. Ainsi Pierre Gross est affecté
en renfort au 39e régiment d'infanterie de Rouen. Ce régiment
d'active est dédoublé et un régiment de réserve
est créé, en rajoutant le nombre 200, soit le 239e
régiment d'infanterie dans lequel le soldat Gross, du fait
de sa classe d'âge, est bientôt muté. Il a
37 ans.
Après un passage par la Belgique et le mouvement de retraite
vers la France, la formation participe à la bataille de
la Marne qui marque un tournant décisif en cette année
1914 : les Allemands sont arrêtés, mais les Alliés
ne savent pas exploiter ce succès.
En mai 1915, après la " course à la mer ",
une manuvre consistant à contourner l'ennemi en direction
du nord, débute la deuxième bataille de l'Artois.
Cette offensive est destinée à crever le front ennemi.
Sans succès, elle coûtera la vie à 102 500
soldats français. Débute alors la guerre de position
où les belligérants vont s'enterrer dans les tranchées.
Le 16 juillet 1915, le 239e régiment d'infanterie prend
position dans le secteur de la côte 123, au nord-ouest de
Neuville-Saint-Vaast, entre Arras et Lens, dans le Pas-de-Calais
et il relève le 5e régiment d'infanterie. Pierre
Gross fait partie de la 23e compagnie aux ordres du lieutenant
Breton. L'unité prend position en 2e ligne sur le chemin
des Pylônes. La relève est difficile en raison du
mauvais temps (pluie) et de l'état déplorable des
boyaux. Les soldats se livrent à des travaux d'aménagement
du secteur régulièrement bombardé par l'artillerie
allemande. Tous les jours des victimes sont à déplorer.
Le 24 juillet 1915, Pierre Gross, âgé de 38 ans,
est tué par un obus allemand. Quatre de ses camarades laisseront
aussi leur vie ce jour là près de Neuville-Saint-Vaast.
Le soldat Pierre Gross, titulaire d'une citation avec la mention
laconique " Excellent soldat, courageux et dévoué
" est décoré de la Médaille Militaire
qui est l'une des plus belles décorations françaises,
souvent décernée à titre posthume pendant
la première guerre mondiale. Il repose à la nécropole
de Neuville-Saint-Vaast près d'Arras.
Le destin des frères Gross.
Jacques Gross, soldat dans l'armée allemande, rentre indemne
en 1918.
Un autre frère, Jean-Pierre, de profession cheminot, placé
en affectation spéciale par la Deutsche Reichsbahn
à Monteningen (Montigny-lès-Metz), continue
sa carrière aux chemins de fer après le conflit.
Aloyse, soldat allemand au 1. Nassauisches Infanterie
Regiment 87 est porté disparu à Perthes-Les-Hurlus,
en Champagne, le 17 mars 1915, tandis qu'un autre frère,
Laurent, soldat allemand à l'Infanterie Regiment 138,
prisonnier des Français au dépôt d'Alsaciens-Lorrains
de Lourdes, rentre en Moselle en uniforme bleu horizon français
en 1918.
Quelques autres soldats français
de la Grande Guerre, originaires de Kalhausen.
D'autres soldats originaires de Kalhausen servent dans l'armée
française durant le premier conflit mondial.
Joseph Grosz né le 2 avril 1881 à Kalhausen, sert
en Afrique du Nord. Sur cette photo datant de la fin du conflit,
il arbore la Croix de Guerre avec une citation et la Médaille
Coloniale du Maroc.
Pierre Lenhard, né le 4 décembre 1870 à Kalhausen,
émigre pour Nancy en 1888 où il exerce le métier
de menuisier. Il souscrit pour 5 ans un engagement dans la Légion
Etrangère et fait la guerre dans les rangs de l'armée
française.
Victor Muller est né le 15 février 1880 à
Kalhausen. Il est un des frères Muller, artistes passés
maîtres dans l'art de la décoration et de la gravure
du verre, établis à Croismare, près de Lunéville.
Il sert dans un régiment de Zouaves au Tonkin (Indochine).
Atteint du paludisme, il rentre au pays avec le grade de caporal
à l'issue de la guerre.
Son frère Eugène Muller, né le 6 août
1883 à Kalhausen, combat dans les rangs du 2e Bataillon
de Chasseurs à Pied. Il est tué à Fricourt,
dans la Somme, le 30 septembre 1914. A titre posthume il est décoré
de la Croix de Guerre.
Nicolas François Malmasson est né à Weidesheim
en 1870. En 1871, après la défaite, ses parents
optent et choisissent la France. A sa majorité, Nicolas
François s'engage dans l'armée française,
fait l'école militaire spéciale de Saint-Cyr. En
1914, il est commandant d'un bataillon du 91e régiment
d'Infanterie. Mortellement blessé, il décède
à l'ambulance de Sainte-Menehould, le 6 décembre
1914. Titulaire de 3 citations, il est nommé Chevalier
de la Légion d'Honneur le 20 novembre 1914.
Le texte de sa troisième citation : " Officier supérieur
du plus grand mérite, a fait preuve d'une énergie,
d'une constance, d'un courage exceptionnel depuis le début
de la campagne. Blessé mortellement le 2 décembre
1914 au moment où il quittait, après une belle défense
d'un combat acharné, une position difficile. "
Jean Meyer, né en 1877 à
Kalhausen, de la même classe d'âge que Pierre Gross,
est aussi tombé sous les couleurs françaises : sa
famille, plutôt que de vivre en Alsace-Lorraine sous le
joug allemand, a choisi la France. Ses parents ont émigré
illégalement à Besançon en 1878, alors que
Jean était âgé d'un an, ceci sans le consentement
des autorités allemandes. Peu après la déclaration
du conflit, Jean Meyer s'engage le 15 août 1914 dans l'armée
française, dans le cadre la loi du 5 août 1914. Il
est tué peu après, le 11 décembre 1914, à
Saint-Eloi en Belgique.
Henri Bohl, né le 21 novembre 1876 à Kalhausen,
sert au 69e régiment d'infanterie. Il est tué dans
les combats de Beauséjour, dans la Marne, le 30 septembre
1915.
En conclusion.
Pendant la Grande Guerre, la situation des Alsaciens-Lorrains
en France est complexe. On peut faire la distinction entre ceux
résidant avant le conflit sur le territoire français
comme Pierre Gross, ceux évacués et réfugiés
suite aux premiers combats d'août-septembre 1914 en Lorraine
et en Alsace, ceux arrêtés comme otages ou suspects,
dont certains sont enfermés dans des camps dits de concentration
dans le sud de la France ou les îles méditerranéennes.
Ce sera le cas de Dominique Jung, né à Kalhausen,
résidant en Meuse, déporté par les autorités
françaises à l'ile Sainte-Marguerite, au large de
Cannes, en Méditerranée. Son frère Jean-Pierre,
lui aussi né à Kalhausen, est victime civile des
Allemands.
Une autre catégorie est constituée par les prisonniers
de guerre alsaciens-lorrains comme Laurent Gross, frère
de Pierre, regroupés dans des camps spéciaux appelés
dépôts d'Alsaciens-Lorrains où l'on s'emploie
à les préparer au retour dans le giron français
en leur prodiguant entre autres des cours d'histoire et de français
avec des résultats mitigés. Ces prisonniers bénéficient
d'un régime spécial et certains sont employés
dans l'agriculture ou l'industrie.
Ceux qui ont choisi la France avant 1914, y résident et
sont parfaitement intégrés comme Pierre Gross, n'ont
d'autre possibilité que de s'engager dans l'armée
française pour régulariser leur situation et acquérir
la nationalité française, mais en payant le prix
fort pour certains.
Au fil des années, les Alsaciens-Lorrains de 1914-1918
ayant combattu du côté allemand n'ont plus guère
fait parler d'eux et ont disparu pratiquement dans l'indifférence
générale. Ceux qui ont combattu dans les rangs français
et ont donc fait partie des vainqueurs sont une minorité
et leur sort ainsi que celui des otages ou déportés
est passé sous silence. Il est grand temps que l'on s'intéresse
au parcours et à la mémoire de nos anciens, ballottés
entre la France et l'Allemagne, victimes d'enjeux qui les dépassaient.
Bernard Zins. Novembre 2010
Sources et bibliographie.
BERTIN (Francois) 14-18 La Grande Guerre, Editions Ouest-France,
2006.
CARRE (Albert) Instruction sur l'admission des Alsaciens-Lorrains
dans l'armée française, 2e édition 15 octobre
1918
CARRE (Albert) Les engagés volontaires alsaciens-lorrains
pendant la guerre, Paris, 1923.
FARCY (Jean-Claude) Les camps de concentration français
de la première guerre mondiale (1914-1920) anthropos historiques,
1995.
JEAN (Jean-Pierre) Le livre d'or du souvenir français,
1929.
GRANDHOMME (Jean-Noël) Boches ou tricolores Les Alsaciens-Lorrains
dans la Grande Guerre, La Nuée Bleue, 2008
HIEGEL (Henri) L'option et l'émigration dans l'arrondissement
de Sarreguemines de 1870 à 1914, Annuaire de la SHAL de
la Lorraine, tome 74 et 75, 1975.
ROTH (Francois) La Lorraine annexée 1871-1918, Editions
Serpenoise, 2007
WAHL (Alfred) L'option et l'émigration des Alsaciens-Lorrains
(1871-1872), Association des publications près les Universités
de Strasbourg, 1974.
Archives de la mairie de Kalhausen.
Archives départementales de la Moselle.
Archives départementales de la Ville de Paris.
Archives familiales.
CARAN
SHAT
Sites internet
-Gallica Bnf
-Mémoire Online. Immigration volontaire ou forcée
des Alsaciens-Lorrains dans les Vosges (1911-1922).
-Mémoire des hommes (1914-1918).Morts pour la France. Journaux
des unités.
-Wikisource. Gesetz über die Erwerbung und den Verlust der
Bundes und Staatsangehörigkeit 1 Juni 1870.
Merci à Jacques Fougeray pour les heures passées à la recherche de sources dans les archives parisiennes et à Joseph Pefferkorn pour ses renseignements et ses documents ayant trait à son oncle Pierre Gross.