Les insoumis de Hutting

 
Les insoumis de Hutting

 

Pendant la guerre de 39-45, Hutting, écart de Kalhausen, était un endroit calme, loin des voies de communication utilisées d'habitude par les convois militaires. L'autorité allemande n'y était pas représentée : les personnes favorables au régime en place et les gendarmes cantonnés au village étaient loin et on ne les voyait guère. Bref, on se sentait en sécurité.

A Hutting, vivaient pas moins de quatre insoumis : trois réfractaires à l'incorporation dans l'armée allemande et un déserteur.


Vue de Hutting.

Au premier plan, à gauche, la maison Kirch et à coté les maisons Muller et Saarbach.

Joseph Soulié, né en 1912, était marié et habitait Herbitzheim. Il avait déjà servi dans l'armée française et refusa d'endosser l'uniforme allemand. Sa jeune épouse et leur fils Robert, né en 1939, se cachaient de leur côté à Oermingen, chez les parents maternels.

Bernard Muller, né en 1918, était originaire de Hutting, tout comme son voisin, Georges Saarbach. Le premier avait également déjà servi  dans l'armée française et ne se présenta pas à l'appel sous les drapeaux allemands, alors que le second, mobilisé dans la Wehrmacht, profita d'une permission pour se cacher à Hutting.



Bernard Muller


François Grausser, habitait Thionville, il était le beau-frère de Georges Saarbach, ayant épousé sa sœur Cécile. En se cachant loin de son domicile, dans cette partie de la Moselle, il pensait être plus en sécurité.

Ces jeunes gens se cachaient pendant la belle saison dans la forêt domaniale toute proche de Herbitzheim, le " Schlosswàld ", située au-delà de la rivière l'Eichel.
Ils passaient aussi parfois leurs journées à Hutting, dans la maison d'Eugénie, la mère de Bernard, en prenant cependant quelques précautions.
Ils avaient ainsi aménagé une cache dans l'étable familiale, en dessous des vaches.
Cachée sous la paille et la litière des bêtes, une dalle permettait l'accès à un minuscule réduit creusé dans le sol et qui pouvait les contenir tous les quatre en cas de besoin.
Cette cache, pratiquement indécelable et difficilement accessible quand l'étable était occupée, n'était utilisée qu'en cas de danger, si les insoumis étaient surpris dans la maison par l'arrivée inopinée des gendarmes et devaient disparaître précipitamment.

                           


Eugénie Muller née Dehlinger


Depuis le 7 septembre 1944, Eugénie Muller cachait aussi dans sa maison une jeune femme bulgare, Maria Wrecova, née Siwa, une de ces "Ostarbeiterinnen", ces femmes originaires des pays de l’Est de l’Europe annexés par l’Allemagne et obligées de travailler dans des usines d’armement. Cette dernière s’était enfuie de Sarreguemines et avait échoué à Hutting.

Plusieurs fois déjà les gendarmes allemands étaient venus fouiller la maison d'Eugénie, mais sans jamais rien trouver. Ils n'étaient pas dupes et savaient que les jeunes se cachaient parfois là. Ils avaient promis de revenir et étaient à la recherche de tout indice ou renseignement qui leur permettrait de les mettre sur la piste des insoumis.

Souvent une imprudence peut être fatale, et c'est ce qui va se produire ici.

En octobre 44, l'un des jeunes gens cachés, Joseph Soulier, écrivit une lettre destinée à sa mère habitant Herbitzheim. Il voulait lui donner un signe de vie et la rassurer par là même sur son sort. Il donna la lettre à un habitant de Hutting, frère d'un des réfractaires, qui leur rendait souvent service en les ravitaillant.
Mais ce dernier se montra imprudent et laissa traîner la lettre chez lui, à la maison, au lieu de la transmettre tout de suite. Une dénonciation provoqua une fouille systématique de sa maison et la lettre fut découverte.

Les Allemands tenaient maintenant un début de piste et ils n'allaient pas manquer d'en profiter.
Ils débarquèrent un soir d'octobre en nombre à Hutting et encerclèrent le petit hameau, bien décidés à mettre enfin la main sur les insoumis. Mais les 4 jeunes, prévenus à temps par Eugène Dehlinger et son beau-fils René Geisler, avaient pu s'enfuir en toute hâte et se cacher dans la campagne, du côté de Schmittviller.

Les soldats allemands interrogèrent de façon plutôt musclée Eugène, qui, selon eux, devait forcément être au courant de la cachette des réfractaires pour deux bonnes raisons :

-d'abord, il était le frère d'Eugénie Muller dont le fils se cachait,
-ensuite, il était cheminot comme Joseph Soulier et il le connaissait forcément.

Mais Eugène Dehlinger tint bon sous les coups et ne dénonça pas ses compatriotes. Il se savait en sursis car les Allemands avaient promis de revenir le lendemain.

Au cours de la nuit, il s'enfuit de Hutting, laissant sur place sa femme Lucie, ses deux beaux-fils, René et Armand, et son petit train de culture. Il se réfugia du côté de l'Altkirch, entre Schmittviller et Rahling.
Il alla se terrer ensuite à Kalhausen, chez un membre de sa famille, Rodolphe Wendel, qui le cacha dans sa grange du " Wèlschebèrsch ", l'actuelle rue des roses.

Le lendemain, les Allemands revinrent comme promis et voulurent arrêter Eugène. Ils mirent la main sur le jeune Raymond Herrgott qui habitait avec ses parents et sa sœur dans la maison Kirch et qui se trouvait justement là, à leur arrivée. Ce dernier avait un abcès à la tête et portait un pansement, tout comme Eugène Dehlinger devait en porter un à cause des coups reçus la veille. Voyant leur méprise et ne trouvant pas Eugène, ils embarquèrent pas moins de 6 personnes : son épouse Lucie,  Eugénie Muller avec sa fille Else et son autre fils Lucien, âgé d'une dizaine d'années ainsi que Blanche Grausser, épouse de l'un des insoumis et la jeune Bulgare Maria Wrecova.

N'ayant pu arrêter le récalcitrant Eugène et encore moins les insoumis, ils exerçaient donc, selon leur habitude, des représailles sur des membres de leurs familles en les arrêtant et en les déportant dans un second temps.

Ils décidèrent alors de continuer leurs arrestations en s'en prenant cette fois à Henri Strub, le propriétaire de la " Waldhütte ", qu'ils soupçonnaient à juste titre d'aider les réfractaires et de les accueillir parfois chez lui.

Il faut savoir que la "Waldhütte", de "Wàldhìtt", est une petite ferme construite dans une clairière de la forêt de Herbitzheim, juste en face de Hutting, mais sur la rive gauche de l' Eichel.
Pour les jeunes cachés dans le " Schlosswàld ", elle était un pont de chute idéal : ils pouvaient s'y retrouver le soir, y passer la nuit et s'y ravitailler.

Henri Strub fut torturé par les Allemands qui essayaient de lui extorquer des renseignements sur les insoumis. Attaché à un arbre, le torse nu, il fut cruellement fouetté et finit par donner l'emplacement de la cache à Hutting. Peut-être savait-il à ce moment que les 4 jeunes s'étaient déjà réfugiés depuis longtemps du côté de Schmittviller et qu'il ne risquait pas de mettre leur vie en danger en faisant des aveux ?

 

La Waldhütte. Photo d'avant guerre.

 

Les soldats allemands découvrirent facilement la cache dans l'étable, mais ils rentrèrent bredouille de leur expédition à Hutting et pour cause.
Ils ne lâchèrent pourtant pas aussi facilement le morceau, convaincus que les réfractaires ne tarderaient pas à revenir et qu'ils finiraient par les avoir.

Le 17 octobre était un de ces jours d'automne, tristes et pluvieux, comme il y en a tant chaque année. Dans la soirée, accompagnés par le " Ortsgruppenleiter " de Herbitzheim, les soldats allemands, des SA, arrivèrent de nouveau et encerclèrent la " Waldhütte ", empêchant toute sortie. Mais les réfractaires n'étaient pas là.

Les jeunes gens qui ne se doutaient de rien, attendirent la tombée de la nuit pour s'approcher de la maison dans le but de se sécher, de changer de vêtements car il avait plu toute la journée, et peut-être d'y passer la nuit, bien au chaud.
Henri Strub fut forcé d'émettre le signal convenu pour signifier que la voie était libre. Ils avancèrent alors sans se méfier et tombèrent dans l'embuscade tendue par les Allemands.

L'un des insoumis, Georges Saarbach, était armé et il voulut se défendre. Une courte fusillade éclata et un des soldats allemands fut blessé au ventre. Il mourut d'ailleurs quelques jours plus tard.
L'auteur du coup de feu fut appréhendé, traduit ultérieurement en justice et condamné à mort. Mais l'avancée des troupes libératrices et des circonstances extraordinaires (son dossier fut égaré) lui sauvèrent la vie et il revint sain et sauf du camp de concentration de Dachau.
Les autres s éparpillèrent dans la nature et se cachèrent chacun de leur côté en attendant l'arrivée imminente des Américains.

Henri Strub, le malheureux propriétaire de la " Waldhütte ", fut interné au camp de Schirmeck. Vivant depuis ces évènements avec le remords d'avoir dénoncé ses amis, souffrant de multiples sévices et de privations, Henri Strub déclina de jour en jour et il finit par décéder le 26 avril 1945, après la libération du camp par les Alliés, dans un hôpital de Strasbourg.

Les autres protagonistes de cette affaire eurent la vie sauve.
Lucie Dehlinger fut rapidement libérée à la condition qu'elle dénonce son mari dès son retour à la maison, ce qu'elle ne fit bien sûr jamais. Ce dernier revint bientôt à Hutting où il se cacha à son tour dans la maison familiale en dessous de l'escalier qui menait aux chambres de l'étage. Le jeune Lucien Muller fut relâché tout de suite et confié à la famille Herrgott.

Eugénie Muller et Maria Wrecova, internées elles aussi au camp de Schirmeck, malgré des interrogatoires musclés, ne dénoncèrent personne. Après cinq semaines d’internement, elles furent libérées par les Américains le 22 novembre et regagnèrent à pied Hutting, au bout de trois semaines de trajet.

En mai 45, Joseph Soulié et Eugénie Muller témoignèrent en faveur de Maria Wrecova et leur témoignage fut certifié par le maire de Kalhausen. Des démarches furent entreprises auprès de la Maison du Prisonnier et du Déporté, de Metz, par l’Union Lorraine de Rénovation Organe officiel de la Résistance Mosellane, de Sarreguemines, dans le but d’apporter une aide matérielle à Maria Wrecova. Le dossier fut transmis au Comité de Coordination des Œuvres d’Entraide aux Prisonniers, Déportés et Réfugiés de la Moselle pour un secours d’urgence en espèces.
Personne ne sait ce qu'il advint plus tard de cette réfugiée.

D'après les souvenirs de René Geisler et de Marie Noël, née Herrgott recueillis par Gérard Kuffler. (2008)