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Souvenirs de Charente et du RAD





Lors de l’évacuation en Charente, j’avais à peine 13 ans.


Je me rappelle très bien des conditions de départ. Mon père, Pierre LENHARD, appelé "de Schrinner Pééder" était menuisier. Il travaillait dans son petit atelier pour les gens du village. Cela suffisait à peine pour faire vivre sa famille car les clients ne payaient pas tout de suite leurs commandes.
Parfois il fallait attendre plusieurs mois pour qu’ils règlent la totalité de leur facture. Quelques uns même étaient débiteurs depuis des années et mon père ne savait comment faire pour rentrer son argent.


A côté de cet artisanat, il avait un petit train de culture, comme presque tous les villageois et il élevait quelques bêtes dans sa maison
du "Wélschebèrsch", l’actuelle rue des roses.


J’étais habituée à aider mes parents dans les travaux agricoles et à la maison pour le ménage, comme il se devait pour une fille.

Le 1er septembre 1939 donc, après la proclamation de l’ordre d’évacuation, nous dûmes faire nos bagages sans tarder car il fallait avoir quitté le village avant minuit.

Mon frère aîné Jean-Pierre était déjà mobilisé. Nous n’avions pas de valises pour ranger les quelques effets vestimentaires que nous avions le droit d’emporter et nous utilisâmes pour cela des taies d’oreillers.

Les ballots de vêtements ainsi formés furent chargés sur la charrette à ridelles, "de Lèèderwòhn"et nous prîmes place sur ces bagages bien confortables pour le voyage à venir.

La charrette tirée par nos deux vaches était chargée à bloc. Nous emmenions, outre notre famille composée de 5 personnes (mon père, ma mère Élisabeth, ma sœur Gertrude, mon frère Nicolas et moi), des personnes du voisinage (Frieda FREYERMUTH, la famille LERBSCHER, soit  les deux parents et leurs 5 filles et Marie KARMANN, l’épouse de mon frère Jean-Pierre, ainsi que son jeune enfant Joseph Bernard, âgé à peine de 2 ans.

Après une nuit et un jour de trajet sur les routes cahoteuses de la proche Alsace, le convoi s’arrêta à Hirschland pour passer la nuit.

La troisième nuit nous trouva à Dolving, près de Sarrebourg. Je me rappelle très bien de cette nuit car nous essuyâmes un orage d’une effroyable vigueur. Nous étions tous trempés jusqu’aux os car nous n’avions que notre charrette pour nous abriter. Et le tonnerre ne cessait de gronder ! Ce bruit assourdissant et ces éclairs sinistres dans la nuit ! On aurait cru la fin du monde. Nous étions livrés à nous-mêmes, perdus dans l’inconnu, ignorant tout de notre avenir.

Nous dûmes laisser là notre attelage et des voitures nous conduisirent jusqu’à Réchicourt-le-Château où un train nous attendait pour Ruffec, en Charente.

Notre séjour charentais se passa à Aisecq où je donnais un coup de main à mes parents embauchés dans une ferme locale. Je dormais le plus souvent avec la famille METZGER appelée "Jààkobs" qui logeait dans le presbytère où les conditions d’hébergement étaient meilleures que chez nous.

Après le retour de Charente, je fus incorporée, en novembre 1942, au RAD, le "Reichsarbeitsdienst", le Service du Travail de l’Etat.
J’avais à peine 16 ans. Je suppose que mon incorporation précoce est due au fait que les autorités allemandes n’ont pas pu mettre la main sur mon frère Nicolas né le 31 janvier 1920, en vue de sa mobilisation dans la  "Wehrmacht".

Ce dernier, ouvrier à la faïencerie de Sarreguemines, avait décidé de se soustraire au service militaire allemand et de se réfugier auprès de son oncle Jean-Pierre LENHARD, employé à la régie des tramways de Nancy.

Il réussit à se faire fabriquer de faux papiers, mais fut arrêté le 28 septembre 1943 à la gare de Metz. Il sera interné au fort de Queuleu, puis au camp de Natzweiler-Struthof comme déporté politique. De là il fut transféré au camp de Johanngeorgenstadt, dans la région des  Erzgebirge  en Saxe. Il fut obligé de travailler dans une usine d’aviation à raison de 12 heures par jour. Nous lui adressions souvent des colis car il manquait de tout. Après la libération du camp par les Russes, il fut hospitalisé à Theresienstadt (actuellement Terezin en République Tchèque).

Extrêmement affaibli et malade, il ne reverra plus son pays natal et personne ne sait où il est enterré.



 
Mon frère Nicolas.


Lors de mon arrivée en Allemagne, la neige recouvrait déjà la région et il faisait froid.

Notre camp se trouvait dans le  "Land" du Württemberg, à Walchsheim, petite localité située à 100 km de Stuttgart.

Nous étions en tout 81 filles, des "Arbeitsmaiden" toutes plus âgées que moi, aux ordres de 10 cheftaines, des "Führerinnen" qui faisaient régner ordre et discipline à l’intérieur du camp, le "Lager", sous l’autorité de la "Maidenoberführerin", la directrice du camp.

Il y avait 3 filles de la région avec moi : Thérèse LETT d’Etting, Juliette KANT de Sarreguemines et Marie SCHEIDT de Hambach. Ainsi je n’étais pas la seule Lorraine dans ce camp et je pouvais souvent m’entretenir avec mes compatriotes, ce qui rendra notre séjour forcé plus supportable.


J’étais la plus jeune et aussi la plus petite en taille de toutes mes camarades, car je ne mesurais que 1m50.
Nous logions dans des baraques en bois formant un carré autour d’une place centrale où se dressait un mât avec le  drapeau nazi.




Drapeau du Reischsarbeitsdienst


 

Camp de Kalbe Milde en 1941.

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Il y avait les baraques des chambrées, celle du réfectoire, celles de la cuisine, de la buanderie, du repassage, de l’infirmerie, etc…

 

Baraque-réfectoire

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Le réveil avait lieu tous les matins à 7 heures au son d’un"Guten Morgen ! Aufstehen zum Frühsport !" (Bonjour ! Debout pour le sport matinal !)
Il ne fallait pas trop traîner car 10 minutes plus tard on devait être aligné en survêtement ou en tenue de sport, selon le temps, devant la baraque, après avoir découvert le lit.

Toutes les filles, au garde à vous, se comptaient alors et c’était le début de la séance de sport.

Nous avions notre séquence quotidienne et matinale de sport qui consistait soit en des exercices d’échauffement sur place, dans la cour, soit en un  petit footing dans les champs. Certaines filles, plus courageuses que moi, s’initièrent à la pratique du ski. Nous fîmes aussi de mémorables batailles de boules de neige et nous nous amusâmes comme des enfants dans la neige abondante en cette saison.

Puis c’était la ruée vers la salle d’eau pour la toilette. Chacune avait une cuvette pour se laver à l’eau froide, été comme hiver.

Puis il fallait s’habiller et faire son lit. Encore tout un art ! Le matelas et l’oreiller étaient rembourrés avec de la paille toute hachée à force d’avoir servi. Il fallait plonger ses mains, par une fente, dans le paillasson et égaliser la paille. Cela générait beaucoup de poussière et nous faisait tousser.

Il fallait faire le lit au carré et c’était assez contraignant. Je dus le refaire plus d’une fois pour qu’il soit règlementaire.
Puis c’était le lever des couleurs dans la cour suivi d’un chant patriotique ou encore d’un chant du folklore allemand.

Enfin on nous permettait d’aller prendre le petit-déjeuner. Il était déjà près de 9 heures !

Pendant l’heure suivante il nous fallait chanter, apprendre des chants allemands avant d’être affectés à des travaux ménagers jusqu’à 13 heures, l’heure du déjeuner.

L’après-midi se passait en séances d’instruction : reconnaître les grades du RAD, apprendre le salut, connaître la vie du "Führer" , savoir bien se conduire en public, acquérir quelques notions de puériculture, etc…

Le soir, on devait ramener le drapeau avant le souper qui avait lieu à 19 heures. Puis suivait une séance d’informations sur la poursuite de la guerre suivie de commentaires.
La soirée en chambre était libre jusqu’à l’extinction des feux à 22 heures.

Ceci était notre menu quotidien pendant les 3 semaines que durait notre prise en mains, notre "Schulung".

Puis vint le grand moment où il fallut prêter serment au "Führer" et au drapeau allemand. Une "Führerin" nous épingla pour l’occasion la broche du RAD au col de notre chemisier.


                                                                                                  
          Marie-Thérèse MULLER née LENHARD

La broche du RAD représente deux épis croisés en-dessous de la croix gammée,

avec l’inscription Reichsarbeitsdienst Weibliche Jugend.

Ce moment nous l’attendions avec impatience car nous pouvions maintenant sortir du camp pour le service extérieur, le "Aussendienst". Tout le monde avait hâte de pouvoir échapper un peu à la discipline de fer qui régnait dans le camp et d’être un peu plus libre.

Mais à cause de mon jeune âge et de ma petite taille, je ne fus pas autorisée à sortir du camp. Les autres filles étaient placées dans des fermes ou dans des familles où elles étaient censées remplacer les hommes partis à la guerre.

Elles quittaient le camp à 10 heures du matin, soit à pied, soit à vélo pour celles qui avaient une affectation éloignée. Il fallait être de retour au
camp pour l’appel de 16 heures.


Pendant qu’elles partaient à l’extérieur, je devais m’occuper à l’intérieur du camp à des tâches ménagères comme faire du repassage, laver la vaisselle, dresser les tables du réfectoire, nourrir les porcs…
Ce service interne, appelé"Innendienst" ne me plaisait pas beaucoup et j’enviais les camarades qui avaient la chance de sortir du camp et de goûter à la vie civile.

Le mercredi après-midi et le dimanche étaient libres et nous en profitions pour nous promener à l’extérieur.

Nous attendions aussi avec impatience l’unique permission de 5 jours à laquelle nous avions droit. La moitié des filles purent partir à Noël et l’autre moitié au Nouvel An.

Quel plaisir de pouvoir rentrer à la maison pour revoir les siens ! Nous n’avions que 3 jours à passer avec nos parents car il fallait compter deux jours pour le voyage. Je passais les fêtes de Noël à la maison, autour du sapin, en l’absence de mon frère Nicolas réfugié à Nancy. Le moral n’y était pas en ces temps de guerre et de privations et je savais qu’il me fallait bientôt repartir pour Walchsheim.

Les journées passaient monotones et grises, en cette mauvaise saison, toujours sur le même rythme : 1 heure de sport, 6 heures de travail manuel non rétribué, le "Dienst", 1 heure d’instruction militaire et d’éducation politique, le tout "agrémenté" par de nombreuses revues : revue d’armoire
("Spindappel"), revue de chambre ("Stubenappel"), revue de cuvette de toilette et de brosse à dents ("Waschbeckenappel , "Zahnbürstenappel"), revue de chaussures ("Schuhappel") revue de vêtements ("Kleiderappel")…

Sans oublier la revue de détail qui pouvait nous priver de sortie le mercredi…

Comme dans tous les internats, notre linge était étiqueté et je portais le numéro 50 cousu sur tous mes vêtements.

Il faisait continuellement froid dans cette région et les maigres couvertures ne suffisaient pas à me tenir chaud pendant la nuit où le poêle à charbon de la baraque était éteint.

Nous devions souvent déblayer la neige à l’intérieur du camp et c’était un travail assez physique, surtout pour moi.

Nous touchions une maigre solde de 10 pfennig par jour, somme qui ne suffisait même pas à acheter un timbre postal.


La monotonie de notre séjour était de temps en temps égayée par la fête d’anniversaire d’une "Maid". La chambrée avait alors droit à un réveil en douceur au son d’une flûte et un gâteau d’anniversaire faisait son apparition au souper. Des chansons de circonstance reprises par tout le réfectoire mettaient un peu d’ambiance et certaines d’entre nous n’hésitaient pas à faire quelques pas de danse. L’ambiance était chaleureuse et nous oubliions pour quelque temps les rigueurs de notre séjour et la guerre.

L’ordre et la propreté étaient les bases de notre éducation. Nous devions nous soumettre à une douche collective tous les samedis. Les filles et moi en particulier, nous n’étions, suite à notre éducation, pas du tout habituées à nous dénuder en public et encore moins à nous déshabiller entièrement pour faire notre toilette et pour prendre notre douche.

Mais nous avons vite fait de mettre de côté notre gêne et notre pudeur et bientôt les "bleues" que nous étions, faisaient comme les anciennes.

Il n’y avait aucune présence masculine dans le camp pour la bonne raison que presque tous les hommes étaient mobilisés et qu’il fallait, pour le bon déroulement de notre séjour, éviter tout contact avec une personne du sexe opposé.

Seuls, un ou deux hommes d’un certain âge déjà étaient embauchés pour pelleter le coke et le rentrer dans la cave. Ce sont les seuls hommes que j’aie jamais vus dans l’enceinte du camp.

La nourriture était suffisante, mais pas très variée. Il y avait souvent du goulasch, de la bouillie de semoule, des pommes de terre en robes des champs et parfois des escalopes de porc. Il ne fallait pas être difficile !

Les restes des repas étaient destinés à engraisser un ou deux porcs qui finissaient en fin de compte dans notre assiette le dimanche.
Le sacrifice du cochon, le "Schlachtfest" était prétexte à un petit festin qui rompait la monotonie de l’ordinaire.

Souvent nous nous retrouvions entre Lorraines pour parler du pays et pour fredonner quelques chansons françaises. C’était risqué car il ne fallait pas se faire attraper et on pouvait aussi être dénoncé par une fille fanatique.

Je me rappelle du survol de nuit de notre camp par des escadrilles de bombardiers, en direction de Stuttgart. Chaque passage des avions anglais ou américains était pour nous source de terreur car nous n’avions pas d’abri à proximité. Il fallait se réfugier dans les caves des habitants du village, distantes de quelques centaines de mètres.

Une nuit, nous avions fêté un anniversaire jusqu’au petit matin en chantant et en dansant, avec l’assentiment de la "Führerin", alors que l’extinction des feux aurait dû se faire à 22 heures. Cette nuit-là des avions nous ont survolées et nous avions heureusement pris la précaution de calfeutrer tous les volets avec des couvertures pour ne laisser passer aucune lumière.

Le retour du RAD eut lieu pour moi et à mon grand soulagement au mois de mars 1943, après 5 mois d’un séjour forcé en Allemagne, séjour dont je me serais bien passé. Mes parents avaient besoin de moi et le retour à la vie civile fut le bienvenu.

Certaines des filles furent encore soumises après le RAD au service militaire auxiliaire, le KHD, le "Kriegshilfdienst" : elles durent servir quelques mois supplémentaires dans des unités de défense anti-aérienne, la FLAK ou encore dans des usines d’armement.

Heureusement pour moi, j’ai échappé à cet autre enrôlement en ma qualité se soutien de famille.

Je retiendrai de mon séjour au RAD l’ambiance chaleureuse qui régnait entre les filles malgré la discipline toute militaire et les petites chicaneries de nos cheftaines. Beaucoup d’amitiés sont nées entre nous et ont perduré après la guerre.



* 23/06/1926
07/01/2017


   Récit de Gérard KUFFLER.
   D’après les souvenirs de Marie-Thérèse MULLER née LENHARD.
   Juin 2012





Documents et photos concernant Eugénie Marie Muller épouse Kuffler. 



(20/04/1924 - 24/08/2013)
                              


            

Passeport du Reichsarbeitsdienst et attestation de service au Reichsarbeitsdienst de Eugénie Marie MULLER, épouse KUFFLER.



A la baignade :
maillot une pièce




A l’infirmerie :
pyjama et chemise de nuit


            




En tenue de sport :
maillot avec croix gammée, short et espadrilles


                       



Pendant le service extérieur










        
         

Loisirs : promenades,  excursions, fêtes d’anniversaire


             
  

                                         
       

                           




                


En tenue de travail, dans le camp : robe de toile bleue, tablier blanc, foulard rouge pour se couvrir la tête, chaussettes grises et chaussures cloutées à tige.

                                
      
              Couverture d'une brochure
                      



Peinture faite par Willy Exner 1942
 

(Photo CRDP Alsace)


En tenue de sortie :
tailleur en drap couleur terre (jupe et veste),  chemisier blanc, bas bruns, chaussures basses et  chapeau.


                   



                    


La broche à croix gammée reçue lors de la prestation de serment au Führer est portée en toutes circonstances.