Je suis né le 27 janvier 1933 à
Weidesheim, "Wèdsùm" en dialecte, petit
hameau faisant partie de la commune de Kalhausen.
Mon père, Pierre Paul Zins, originaire du village voisin
d'Etting, était alors âgé de 31 ans. Ma mère,
Jeanne Mathilde Dier, née à Schmittviller, avait
le même âge que lui.
Je suis l'aîné de la fratrie, en tout nous étions
7 enfants, 2 garçons et 5 filles, nés entre 1933
et 1946. Une de mes sœurs est décédée
en bas âge en 1939 et elle est enterrée dans le petit
cimetière de Weidesheim.
Mon père avait appris le métier de jardinier à Sarre-Union, chez Schaettel et il commença à travailler à Weidesheim dès 1931. Ma mère vint le rejoindre après leur mariage en 1932.
Mes parents habitaient dans les dépendances
du château : ils y occupaient un logement et utilisaient
aussi les granges et les étables car ils pratiquaient l'agriculture
et faisaient de l'élevage.
Mais leur activité principale était le maraîchage.
Ils cultivaient les jardins situés à gauche de l'entrée
du château et derrière les dépendances.
Je ne sais pas s'ils devaient payer un loyer au propriétaire,
Pierre d' Hausen. Je pense qu'ils avaient signé un bail
avec lui. En tout cas, ils devaient s'occuper de l'entretien de
la partie du domaine située derrière le nouveau
château et du chemin qui menait aux bâtiments.
L'arrière du nouveau château était une sorte
d'esplanade occupée par un jardin à la française
: c'étaient des massifs de fleurs séparés
par des haies basses de buis. Il fallait entretenir tout cela,
désherber, biner, tailler et c'était beaucoup de
travail.
Pierre d' Hausen habitait dans la région parisienne et
ne venait au domaine que deux fois par an, dont une fois en été
pour y passer quelques semaines de vacances. A cette occasion
mes parents lui fournissaient les légumes et fruits dont
il avait besoin.
Quand les héritiers voulurent augmenter le loyer en mars 1949, mes parents quittèrent Weidesheim pour aller s'installer à Wittring où ils achetèrent une maison dans la rue de la forêt, en direction de Siltzheim. Mon père trouva alors du travail dans la carrière de pierres calcaires du village, exploitée par la firme Roechling qui livrait l'usine Solvay de Sarralbe et les aciéries de Voelklingen en Sarre.
A Weidesheim, mes parents produisaient toutes sortes de légumes et surtout de jeunes plants prêts à repiquer : des tomates, des choux, des poireaux, du céleri, des salades.
Ils entretenaient aussi un grand verger
planté de mirabelliers, de pommiers et de cerisiers et
situé à l'arrière des bâtiments, vers
Kalhausen. Les fruits venus à maturité étaient
vendus sur le marché, ceux qui étaient trop mûrs
servaient à produire de l'eau-de-vie, le fameux "Schnàps" dont on faisait une grande consommation
à cette époque, aussi bien comme boisson que comme
médicament.
Mon père n'était pas adepte de l'utilisation de
la serre vitrée qui existait sur place, il préférait
au contraire les couches chaudes qu'il mettait en place vers la
fin de l'hiver.
Toutes les semaines, du printemps à l'automne, il se rendait
au marché de Sarreguemines pour y installer un stand et
vendre sa production. Je l'accompagnais parfois pour l'aider à
transporter ses cageots, car ce n'était pas facile de prendre
le train ou l'autocar avec de telles marchandises.
Il avait aussi des clients qui venaient
de Kalhausen et des villages proches, plus particulièrement
au printemps pour acheter de jeunes plants qu'ils repiquaient
dans leur potager.
Tout le travail se faisait à la main, seul le labour des
plates-bandes, qui étaient assez grandes, était
"motorisé" : il se pratiquait avec la charrue
tirée par les vaches.
Pendant la guerre de 39-45, mon père
aurait eu l'occasion d'utiliser un motoculteur fourni par les
autorités allemandes. Mais il refusa car il aurait dû
effectuer un stage en Allemagne pour apprendre à conduire
un tel engin et cela ne l'arrangeait pas.
A l'arrière des bâtiments se trouvait l'orangerie,
une grande salle munie de baies vitrées et équipée
d'une cheminée pour le chauffage. C'est là qu'on
entreposait en hiver les plantes délicates qui craignaient
le gel.
Après l'orangerie s'étendait encore un jardin avec un bassin alimenté par une source. L'eau du bassin servait à l'arrosage. Elle était pompée électriquement dans un réservoir en tôle où elle se réchauffait avant d'être utilisée. Des poissons avaient élu domicile dans le bassin et nous nous occupions souvent à les regarder nager.
A Weidesheim se trouvaient encore deux
fermes : la première était exploitée par
Louis Greff et l'autre par Rodolphe Muller.
Ils avaient de nombreux employés : des vachers, des ouvriers
agricoles et occasionnellement des journaliers qui venaient des
villages proches pour les grands travaux.
Je me rappelle très bien des deux
vachers de la ferme Greff, Georges et Auguste. Ils s'occupaient
de la traite, de la litière, du vêlage et de l'alimentation
des vaches.
Pendant la belle saison, aidés par un chien berger, ils
gardaient leur troupeau sur les prés du domaine car l'usage
des parcs n'était pas encore répandu dans la région.
Le vieux donjon du château servait de grenier à grains pour la ferme Greff.
A droite, avant l'entrée du château,
habitait, dans une petite maison basse, le garde forestier et
en même temps garde-chasse privé Adolphe Rimlinger
avec sa famille.
Il s'occupait de la partie gauche du Grand Bois, appelé
"Grosswàld" et aussi de l'autre forêt,
le "Mihlewàld", la forêt du moulin,
appartenant aux de Pontalba. Il avait 4 vaches et cultivait 7
ha de terres au lieu-dit "Bännche", sur la route
de Herbitzheim.
C'est lui qui détenait les clés de la chapelle et
était chargé de l'ouvrir le dimanche matin.
L'autre garde forestier était Charles Dellinger. C'était mon oncle car son épouse était la sœur de maman. Il demeurait un peu plus haut que les fermes, à côté de la seconde grange des Muller et s'occupait de l'autre partie du "Grosswàld", appartenant aux d'Hausen. Lui aussi était encore agriculteur.
Mes camarades d'école et de jeux étaient Camille, Roger, Maja Rimlinger et mes cousins, Gérard, Gaby et Marie-Rose Dellinger. Nous avions pratiquement le même âge. Il n'y avait pas beaucoup d'enfants à Weidesheim car les ouvriers agricoles étaient souvent célibataires.
La petite chapelle gothique dédiée à Sainte Barbe était animée chaque dimanche matin. Le curé de Kalhausen, l'abbé Michel Albert, disait une messe basse avec sermon, ce jour-là, pour les fidèles de Weidesheim. Il arrivait avec ses enfants de chœur dans une calèche tirée par des chevaux. Les cultivateurs de Kalhausen possédant des chevaux effectuaient le transport du prêtre à tour de rôle.
Autour de la chapelle s'étendait un petit cimetière privé. Ma sœur Jeanne, décédée en bas âge le 11 avril 1939, y a été enterrée à gauche de l'entrée. Quand les soldats français construisirent un blockhaus au coin du cimetière, ils exhumèrent le corps pour l'enterrer plus loin. Plus tard il gêna encore une fois et il fut de nouveau transféré. La tombe avait une croix de bois. Plus personne ne sait actuellement où repose la dépouille de Jeanne.
Une dizaine de soldats français furent aussi inhumés, à l'automne 39, dans l'allée centrale du cimetière, entre les deux rangées de tombes. Il s'agissait de victimes de l'offensive française en Sarre ("Opération_Sarre" Cliquez ici). Les corps furent exhumés pendant la guerre et rassemblés dans le cimetière militaire de Hoste.
Pour les grandes occasions, c'est-à-dire les jours de fête religieuse, nous allions tous, mes parents et nous, les enfants, à pied, à l'église de Kalhausen parce que le curé ne venait pas ces jours-là à Weidesheim. Le chemin n'était pas bien long et nous étions habitués aux déplacements pédestres.
Les enfants d'âge scolaire utilisaient aussi ce chemin,
plutôt ce sentier, pour se rendre à l'école
de Kalhausen. Nous effectuions le trajet en une demi-heure, mais
il ne fallait pas traîner si nous ne voulions pas avoir
de punition.
Une dizaine d'enfants de Weidesheim se lançaient ainsi chaque matin, par tous les temps, dès 7 heures 20 sur le chemin de l'école : il y avait les trois enfants du garde forestier Dellinger, les enfants Marzloff dont le père était vacher à la ferme Muller (il y avait Henri, Hélène, Lydia et Elsa) et nous, les enfants Zins, Marie-Louise, Mathilde, Céline et moi.
Je ne sais pas pour quelle raison les enfants Rimlinger allaient de leur côté, en classe à Wittring, peut-être que le trajet était un peu plus court.
Pour passer le ruisseau d'Achen, nous utilisions une petite passerelle faite de deux troncs d'arbres reliés par des planches. Un câble en acier servait de parapet. Ce pont était dangereux en cas de pluie, surtout en hiver car les planches étaient glissantes.
Ce n'était pas très agréable de devoir faire chaque jour d'école cinq kilomètres à pied et cela par tous les temps, été comme hiver.
L'été, c'était plutôt une promenade, mais l'hiver, c'était autre chose avec la neige qui effaçait les chemins, la glace qui recouvrait la route, la bise qui vous cinglait la figure et vous transperçait les habits.
Il faisait encore nuit quand nous partions le matin de Weidesheim et la nuit tombait vite aussi le soir après quatre heures. Nous rentrions souvent trempés jusqu'aux os et n'avions plus envie de sortir, une fois arrivés chez nous.
Les enfants d'aujourd'hui ne peuvent pas s'imaginer ces dures conditions, eux qui se font véhiculer par leurs parents pour une centaine de mètres.
Ce petit chemin qui reliait Weidesheim à Kalhausen était aussi emprunté par les habitants de Wittring qui allaient faire leurs achats à la boucherie Muller - Laluet.
Les jours d'école, nous emportions
avec nous une gamelle dans un petit sac, en plus de notre cartable.
Entre midi nous déjeunions sur place dans des familles
de Kalhausen. Au début nous mangions, mes sœurs et
moi, chez la famille Pierre Freyermuth, au commencement de l'actuelle
rue des jardins,
le "Hohléck" : la mère de
Théo, appelée "Digges Wiina" (pour Ludivine),
nous réchauffait le repas et nous servait à manger.
A un moment donné, nous mangions
aussi dans la petite maison à côté du lavoir,
chez Emile Muller, "Héwàmms Émil" et
sa femme Anna appelée
"Schäffersch Ònna".
Je me rappelle de la présence dans la maison d'un vieillard
d'environ 80 ans, nommé "Diers Nìggel",
et qui devait être le père de l'épouse. Avait-il
été berger dans sa vie active ? Il avait encore
un fils, prénommé Nicolas, qui habitait dans le
"Làngenéck", à côté de
Nicolas Lenhard et qui était justement aussi berger.
J'avais sympathisé avec le vieux
Nìggel et il nous racontait souvent à table ses
souvenirs de la guerre de 1870 et de l'arrivée des Prussiens.
Je crois qu'on mangeait aussi parfois chez Joséphine Beck
qui habitait dans une petite baraque, sur le côté
gauche de la rue de la gare, avec ses deux frères célibataires
comme elle, Laurent, appelé "Becks Lolo" et
Jean-Pierre.
Les enfants Dellinger mangeaient, eux, dans une famille du "Làngenéck", l'actuelle rue de la libération, chez Nicolas et Clémentine Lenhard. Nicolas était employé comme bûcheron par leur père et ils se connaissaient bien.
Les souvenirs de guerre sont encore très
vivaces dans ma mémoire, malgré mon jeune âge
à l'époque.
Nous n'avons pas été évacués en Charente
comme les habitants de Kalhausen et des autres villages proches
de la ligne Maginot. Parce que mes parents avaient de la famille
à Schmittviller, village natal de ma mère, ils ont
simplement quitté Weidesheim, vidé de ses habitants,
pour Schmittviller qui n'avait pas été évacué.
Ils se sont installés chez les grands-parents, au début
de la rue qui mène au château.
Je me rappelle qu'une batterie de canons français était installée derrière la maison et qu'elle tirait parfois en direction de l'Allemagne, vers Sarrebruck. Mes grands-parents avaient dû coller des bandes de papier brun sur les vitres des fenêtres pour éviter qu'elles ne se cassent en mille morceaux lors des tirs. Ces canons étaient très proches et le bruit de départ des projectiles assourdissant.
Mais au printemps 40, les habitants de
Schmittviller ont tout de même été évacués
à cause de l'invasion de la France par les Allemands. Nous
avons alors dû quitter le village, en camionnette militaire,
pour Choloy, près de Toul. Ma mère, enceinte de
son cinquième enfant, accoucha d'une petite Jeanne Agnès,
le 24 mai à Choloy.
Nous habitions tous dans le château de Choloy et dans les
dépendances.
Nous ne sommes pas restés longtemps dans le Toulois et
avons été les premiers à regagner Weidesheim.
Le voyage de retour fut assez folklorique.
Mon père et son beau-frère Charles Dellinger, firent
un voyage de reconnaissance à vélo jusqu'à
Weidesheim pour s'assurer de l'état des routes, des ponts
et des bâtiments qu'ils avaient dû quitter précipitamment
en septembre 39. Ils revinrent au bout d'une semaine pour nous
rendre compte de leur expédition et pour préparer
le voyage de retour.
Nous reçûmes des autorités
allemandes un fourgon militaire abandonné par les soldats
français pendant la débâcle, du genre de ceux
qu'on voit dans les westerns et deux chevaux de réforme,
âgés et branlants.
Je me rappelle très bien de la halte que nous fîmes
sur la place Stanislas, à Nancy, pour traire la vache que
nous remorquions, à l'arrière du fourgon, et qui
nous donna du bon lait tiède.
Les chevaux avaient du mal à tirer le fourgon chargé de nos affaires, surtout pour monter les pentes. Nous voyagions en compagnie de la famille de mon oncle disposant de son propre attelage. Mon père trouva une solution de dépannage pour passer facilement les nombreuses côtes qui parsemaient la route.
Au pied de la pente à franchir, il attelait en plus à notre fourgon les deux chevaux de son beau-frère et nous arrivions sans encombre au sommet, avec un attelage de quatre bêtes.
Mais là, il fallait dételer les quatre chevaux, repartir en sens inverse, redescendre la pente pour remorquer cette fois le second fourgon. Ce va-et-vient incessant épuisa nos chevaux encore davantage et les pauvres bêtes rendirent l'âme assez rapidement dès l'arrivée à Weidesheim.
Je me souviens très bien des routes encore encombrées de matériel militaire abandonné ou hors d'usage, de cadavres de chevaux qui sentaient déjà mauvais.
Dès le retour de ce court exode, nous étions alors fin juillet, mes parents se remirent au travail car les mauvaises herbes et les broussailles avaient commencé à envahir les jardins et les champs.
L'école recommença rapidement
et j'eus comme maîtresse mademoiselle Suzanne Bruch de Dieding.
Elle n'aimait pas beaucoup les Allemands. Un jour, où l'abbé
Albert vint à l'école pour la leçon de catéchisme,
elle s'entretint avec lui en français. Ce fait fut rapporté
par un élève au "Bürgermeister Reinhard" , le zélé maire allemand de l'époque.
Et notre maîtresse fut bientôt expulsée à
Nancy, tout comme le curé.
Elle fut remplacée par "Fräulein Barthel",
puis par "Fräulein Schön".
Pour faciliter le travail de mes parents, les autorités allemandes mirent à leur disposition de jeunes filles polonaises prénommées l'une Victoria et l'autre Olga et plus tard des prisonniers serbes, Radimir et Sava.
Les fermiers de Weidesheim, comme certains cultivateurs de Kalhausen, avaient aussi des prisonniers serbes ou polonais qui les aidaient dans leur exploitation agricole. Chaque ferme en employait au moins 5-6 car le travail ne manquait pas. Les premiers prisonniers logeaient pendant quelques semaines sur de la paille, dans une grande tente, puis dans le vieux donjon.
A partir de l'année 1943, l'entreprise
Heinrich Lenhard de Sarrebruck vint monter pour eux de nombreuses
baraques préfabriquées, un peu partout, à
côté du donjon, dans la petite forêt située
derrière la maison du garde forestier Rimlinger, à
l'arrière du château et même le long de la
route jusqu'à Wittring.
Chaque matin, ceux qui travaillaient chez des agriculteurs des
villages voisins étaient conduits par un soldat allemand
sur leur lieu de travail et ramenés le soir sous bonne
escorte à Weidesheim.
A la sortie de Weidesheim, vers Wittring, se trouvait un petit
camp de baraques spécialement entouré d'une haute
clôture de fils de fer barbelés pour éviter
les évasions.
Ces baraques servaient plus particulièrement de dortoir
aux prisonniers de guerre russes et italiens.
Les prisonniers russes étaient les plus à plaindre car ils étaient très mal nourris et soumis à de nombreuses vexations et à des coups. Leurs gardes allemands les battaient souvent à coups de crosses. Les prisonniers affamés se jetaient sur tout ce qui pouvait se manger, même sur les betteraves destinées aux bovins. Ils venaient se laver dans la cour de la ferme Muller, à une grande auge servant d'abreuvoir. Erna, la fille des Muller, avait pitié d'eux et elle disposait, à proximité, du lait et des pommes de terre, à leur intention. Ils ne se faisaient pas prier pour se servir et la faim les poussait même à aller se ravitailler dans la cave, sur le tas de pommes de terre qu'ils mangeaient toutes crues.
Les prisonniers italiens, partisans du général Badoglio tombé en disgrâce auprès des Allemands, étaient employés à creuser une tranchée pour poser une seconde canalisation d'adduction d'eau à l'arrière du château car les besoins en eau courante devenaient importants.
Il y avait encore sur
place, des travailleurs réquisitionnés dans les pays de l'Est occupés
par les Allemands et forcés de travailler pour l'effort de guerre nazi.
On les appelait des "Zwangsarbeiter" ou encore des "Ostarbeiter".
Ces travailleurs raflés en Pologne et en Ukraine, étaient des deux
sexes, mais il n’y avait que des hommes à Weidesheim. Des Ukrainiennes
par contre logeaient à Wittring et travaillaient dans la carrière de
pierres calcaires et auprès des paysans du village.
Ces Ost, comme on les appelait couramment, n’étaient pas logés
dans des camps fermés et sévèrement gardés par la Wehrmacht, comme les
prisonniers de guerre. Leurs camps, au contraire, se composaient d’une
ou plusieurs baraques gérées par l’organisme de la "Deutsche
Arbeitsfront". Ils avaient des lits de planches à deux étages et chacun
possédait une petite armoire en bois pour y ranger ses affaires, un "Holzspind". Ils étaient simplement gardés par des surveillants et,
en plus d’être logés, nourris et blanchis, ils étaient rémunérés à près
de 5 RM par mois. Leur condition était beaucoup plus enviable que
celle des prisonniers de guerre et ils pouvaient aller à leur guise le
soir.
Il reste encore de ces baraques à droite de la route de
Wittring, après le passage sous la ligne de chemin de fer
et certaines, réhabilitées et bien entretenues,
sont toujours habitées.
Des prisonniers polonais logeaient aussi dans l'orangerie, à
l'arrière des bâtiments occupés par notre
famille, à même le sol, sur de la paille.
Tout ce monde travaillait pour le Reich,
dans les carrières de Wittring où une usine d'armement
fabriquait de l'oxygène liquide destiné aux V1 et
V2.
Chaque matin, les travailleurs déportés gagnaient
à pied et en rangs, leur usine souterraine distante à
peine de 2 km, sous la surveillance de
"SA Männer",
ces gardes nazis à l'uniforme brun.
Ils rentraient le soir pour dîner et dormir dans leurs baraques.
Cela faisait beaucoup de mouvements et il y avait toujours de
l'animation autour du château.
Derrière le château, dans le parc, se trouvait une baraque servant de cantine pour les Allemands et en même temps de foyer du soldat avec une salle de théâtre. Les prisonniers de guerre y montaient des pièces de théâtre ou y donnaient des concerts pour leurs compatriotes et les soldats allemands.
La cave voûtée et fraîche du vieux donjon servait de réserve de boissons pour les Allemands, ils y entreposaient leur "Geroldsteiner Sprudel", une sorte de limonade, dont de nombreuses caisses traînaient encore aux alentours après les hostilités.
La cuisine fonctionnait dans un bâtiment annexe du nouveau château. Les Allemands avaient spécialement construit, à l'arrière, un grand escalier composé de deux rampes d'accès et d'un perron central pour le service des repas.
Les travailleurs forcés montaient d'un côté,
leur gamelle à la main. On leur servait le plus souvent
une soupe aux légumes (je me rappelle très bien
du liquide clair où flottaient quelques rares dés
de légumes, la plupart du temps des choux-raves, et des
feuilles de choux) et ils redescendaient de l'autre côté
pour aller s'installer dans leur baraque. Ils devaient prendre
leur repas, assis sur les planches de leur lit car il n'y avait
pas de table dans leur baraque.
L'escalier construit par les Allemands à l'arrière du château.
Leur nourriture n'était pas très
abondante ni très riche et ils souffraient de la faim.
La preuve est que certains avaient pris l'habitude de se déplacer
le soir dans les villages proches pour bénéficier
d'un peu plus de nourriture : ils venaient frapper aux volets
des maisons et mendier des aliments.
Quelques habitants de Kalhausen, pris de compassion, plaçaient
chaque soir, en un endroit précis de leur jardin un quignon
de pain ou un récipient contenant quelques pommes de terre,
quelques légumes et les travailleurs affamés venaient
se servir en cachette.
Pour mes parents le travail ne manquait pas, ils s'occupaient
de leur jardin et une grande partie de leur production légumière
était destinée aux Allemands et à leurs "
pensionnaires ".
Le prix de vente des légumes était fixé par
l'administration allemande et mon père devait afficher
un tarif pour ses clients. Il y avait surtout un prix plafond
à ne pas dépasser sous peine de sanctions.
Mon camarade Roger Rimlinger dut un jour d'automne 43, conduire
par la forêt du "Mihlewàld", un groupe
de jeunes filles russes jusqu'à Kalhausen. Elles avaient
été requises pour aider un agriculteur du village,
Jean-Baptiste Neu, à récolter ses pommes de terre.
Elles partirent pleines d'enthousiasme, car elles savaient qu'elles
allaient, pour une fois, manger à leur faim, à la
table de l'agriculteur.
Le 19 juin 1944, mon père engagea une jeune fille de Wittring, Marie Diebold, comme ouvrière et aussi comme aide ménagère. Cette jeune fille, née en 1926, avait été affectée au "Reichsarbeitsdienst" de novembre 43 à mai 44, puis pendant un mois au "Kriegshilfdienst", dans une usine de Wiesbaden. Mais elle avait peur pour sa vie à cause des nombreux bombardements alliés sur les villes allemandes et les usines. Son père avait alors réussi à lui trouver un emploi presque à domicile. Elle travailla chez nous jusqu'à la fin de la guerre en donnant entière satisfaction.
Un des deux boulangers de Kalhausen, Ferdinand
Neu, fournissait journellement le pain pour Weidesheim. Les autorités
allemandes lui avaient spécialement construit dans ce but,
un four plus moderne et plus performant. Chaque jour, un camion
militaire arrivait avec son chargement de pain destiné
aux gardiens et aux prisonniers.
Adolphe Rimlinger, un des gardes forestiers, s'occupait de la
collecte du lait des petits éleveurs comme mon père
et son beau-frère Charles Dellinger. Les familles habitant
à la gare de Kalhausen venaient échanger leurs bons
de rationnement contre le précieux aliment.
Le lait produit par les deux fermes était conduit chaque matin dans de grands bidons, à la gare de Kalhausen, distante à peine de 500 m, pour être acheminé à Sarreguemines. Les vachers devaient se lever très tôt car la traite manuelle de tout le troupeau prenait beaucoup de temps.
Comme mes copains du même âge, je donnais parfois un coup de main dans les fermes, à l'occasion des grands travaux comme le battage des céréales, en automne. Nous avions un travail facile : au moyen d'un couteau fixé au bout d'un long manche, il nous fallait couper le lien des gerbes destinées à être avalées par l'immense gueule de la batteuse.
Nous devions aussi partir, avec toute la classe, à la chasse aux doryphores. Nous allions, emmenés par notre maîtresse, dans les champs de pommes de terre, chacun une boîte de conserve à la main, à la recherche de ces insectes, il faut le dire, très rares encore, contrairement à aujourd'hui. Nous arrivions avec peine à ramener un ou deux doryphores dans notre boîte. Pour chaque insecte récupéré nous avions une prime d'un ou deux pfennigs et nous aurions aimé en attraper des dizaines. Ce service était appelé "Kartoffelkäfersuchdienst".
C'est pendant la guerre que j'ai eu l'occasion
de voir mon premier tracteur agricole. Les Allemands avaient fourni
des tels engins aux deux fermiers. C'était des "Lanz
Bulldog" avec des roues en fer. Les grandes roues arrière
étaient munies de crampons et il fallait poser un cercle
de fer sur les crampons pour pouvoir rouler sur la route.
La situation évolua à partir de l'été
1944. En effet, après le débarquement allié
en Normandie et l'avancée des troupes de libération,
le moral des gardes allemands commença à baisser.
Dès la fin juillet 44, mon père fut obligé d'aller "Schàntze", c'est-à-dire de creuser des tranchées, des trous d'hommes et d'ériger des obstacles pour arrêter, sinon freiner l'avancée américaine. En fait tous les hommes valides de 16 à 65 ans étaient astreints à ce service sous peine de sanctions disciplinaires.
Les travaux étaient effectués
sur la rive droite de la Sarre, le long de la ligne de chemin
de fer, près de la gare de Kalhausen, à Hutting
et à Wittring.
Chaque matin, jour après jour, même les dimanches
et jours fériés, les travailleurs réquisitionnés
se rendaient sur le lieu de leur chantier soit à pied,
soit à vélo ou encore en camionnette également
réquisitionnée ou en charrette tirée par
des vaches. Les habitants du Pays de Bitche étaient amenés
en autocar et les réfractaires emprisonnés dans
les baraquements autour du château.
Les prisonniers de guerre et les travailleurs
forcés logés à Weidesheim participaient aussi
à ces travaux de terrassement.
J'ai su plus tard que la Direction des Travaux de Terrassement
("Schantzleitung") était installée au
château et que de là les dignitaires nazis supervisaient
les chantiers.
Les avions américains, appelés
"Jabos", "Jagdbomber", des avions d'attaque
au sol, passaient de plus en plus souvent au-dessus de Weidesheim,
ils volaient en rase-mottes, dans la vallée de l'Eichel,
venant d'Oermingen ou longeant la Sarre et ils mitraillaient tout
ce qui pouvait favoriser l'effort de guerre allemand : les trains,
les péniches sur le canal, les convois militaires.
Ils volaient tellement bas que je pouvais voir le pilote dans
son cockpit.
Le 1er novembre 44, jour de la Toussaint, alors que les fidèles de Kalhausen se trouvaient au cimetière et priaient pour les défunts, entre 14 et 15 heures, les bombes tombèrent sur Weidesheim.
Le matin, les derniers prisonniers de
guerre encore présents avaient été évacués
pour être rassemblés au couvent de Neufgrange. Pendant
que leur file s'étirait sur la route de Wittring, un petit
avion d'observation américain tournait dans le ciel et
suivait ce transfert. Le pilote en avait certainement avisé
ses supérieurs et la réaction ne s'était
pas fait attendre.
Les Américains voulaient-ils détruire les baraquements
et avaient-ils attendu leur évacuation pour agir afin de
ne pas faire de victimes ?
Je ne pense pas qu'ils aient voulu détruire la gare ou
les voies ferrées car toutes les bombes tombèrent
sur Weidesheim.
Ce jour-là les habitants du lieu eurent beaucoup de chance car on ne compta aucun mort. Les dégâts par contre furent très importants. Pas moins de six avions lâchèrent chacun leurs bombes. Deux autres avions survolèrent Weidesheim en mitraillant les fermes. Une bombe tomba près de la chapelle sans exploser.
J'étais parti après le déjeuner avec mon copain Camille Rimlinger pour visiter les baraques vides de la route de Wittring, dans le but de faire des découvertes. Nous étions sur la route du retour lorsque des avions arrivèrent de la direction de Herbitzheim. Ils survolèrent Weidesheim et se dirigèrent vers Wittring. Je poussais déjà un ouf de soulagement. Mais ils firent demi-tour au-dessus du "Grosswàld" et revinrent. Nous eûmes juste le temps de nous réfugier dans l'abri bétonné que les Français avaient bâti à la sortie de Weidesheim, derrière la ferme Greff. Nous étions terrorisés par le bruit des explosions.
Quand nous sortîmes de notre abri,
il y avait de la fumée partout.
La partie gauche de la ferme Greff était en feu, elle brûla
entièrement malgré l'intervention des pompiers de
Kalhausen et de ceux de Sarreguemines appelés en renfort.
L'eau du ruisseau d'Achen ne suffisait pas et ils durent poser
des tuyaux jusqu'à la Sarre pour y puiser de l'eau.
Le toit de la petite chapelle gothique
était soufflé ainsi que celui de la maison Rimlinger
et il ne restait plus que la charpente et les murs. La route devant
la chapelle était entièrement défoncée
par de profonds cratères. La première grange des
Muller brûlait aussi.
Louis Greff dut reloger son troupeau de vaches laitières
dans les étables vides, à côté de notre
logement.
Heureusement que le château et toutes
les dépendances n'ont pas été touchés.
Aucune maison d'habitation n'avait été atteinte
non plus.
J'ai pu voir la bombe non explosée. Un démineur
allemand, assis à califourchon sur le corps de l'engin,
s'employa à la désamorcer en dévissant le
détonateur. Beaucoup de curieux s'étaient approchés
pour observer la scène et le démineur n'arrêtait
pas de crier "Zurück ! Zurück !" Les Allemands
la dégagèrent de la route et la tirèrent
en face de la première grange : elle mesurait plus d'un
mètre de long et devait peser au moins 200 kilos.
Pourquoi n'avait-elle pas explosé ? Peut-être que
sa chute avait été freinée par les arbres
et qu'elle n'était pas tombée sur la pointe de l'ogive
?
La route qui menait à Sarreguemines et qui passait en ce
temps par Weidesheim avait été coupée et
les véhicules durent passer provisoirement par la cour
de la ferme Greff.
Après la guerre les murs de la
nef de la chapelle furent entièrement démolis par
l'entreprise Félix Dehlinger de Schmittviller et les pierres
servirent à combler les cratères des bombes situés
dans la petite forêt derrière le vieux donjon. Mon
père mit sa charrette et son attelage de vaches à
disposition de l'entreprise pour le transport des déblais.
Les tuiles restées intactes furent employées à
réparer les toits des autres bâtiments.
La cloche de la petite chapelle fut entreposée dans le
couloir de l'orangerie, elle devait peser un peu plus d'un quintal.
Elle resta longtemps dans ce local et elle disparut un jour de
1968, volée par un ferrailleur ou un amateur d'antiquités.
Les baraques du petit camp de prisonniers
sur la route de Wittring ne restèrent pas longtemps inhabitées.
Nous n'osions d'ailleurs plus y pénétrer car elles
étaient pleines de puces affamées qui sautaient
sur nous dès que nous y entrions. Bientôt, à
partir de la mi-novembre, des travailleurs réquisitionnés
pour les travaux de terrassement y furent logés la nuit
sous bonne garde.
Après la guerre j'appris que c'était des habitants
de villages du pays de Bitche qui avaient refusé de se
soumettre à cette obligation et qu'on avait amenés
de force à Weidesheim. On les enfermait la nuit pour qu'ils
ne s'échappent pas.
Pendant la bataille de la libération de la Moselle et à mesure que le front se rapprochait, les blessés affluaient à Weidesheim pour être soignés à l'hôpital militaire de campagne allemand installé dans les salles du château.
Nous habitions presque en face et je me souviens très bien des cris des soldats blessés qu'on opérait. Les infirmiers jetèrent dans un premier temps les membres amputés dans les cratères qui se trouvaient dans la petite forêt et l'on pouvait les voir flotter sur l'eau qui stagnait dans les trous.
Plus tard, pressés par le temps et surmenés, ils ne faisaient plus de manières et jetaient tout simplement les membres amputés, par la fenêtre, vers l'arrière, dans le parc. Les infirmiers les laissaient traîner assez longtemps dehors avant de les enterrer dans une fosse commune.
Les soldats qui décédaient étaient sommairement inhumés, enveloppés dans une simple couverture, toujours à l'arrière, dans le parc. On creusait un fossé assez large et on alignait les cadavres dedans avant de les recouvrir de terre. J'ai compté pas moins de 17 croix en bois.
A mesure que les Alliés approchaient, les Allemands prenaient
peur et un vent de panique se mit à souffler. Peu à
peu ils commencèrent à plier bagages et je les entendis
souvent discuter entre eux : "Rette sich wer kann"
(sauve qui peut) était leur maxime favorite du moment.
Après la mi-novembre, à mesure que les combats se rapprochaient et que les dangers se précisaient, mon père décida de se réfugier avec sa famille dans les galeries des carrières de Wittring, sur la rive droite de la Sarre. On emporta quelques effets vestimentaires, des couvertures et de la nourriture. Presque tous les habitants de Wittring y trouvèrent aussi refuge.
Nous sortions un peu de notre abri pendant le jour pour prendre l'air, mais il n'était pas question de retourner à Weidesheim par peur des bombardements.
Les Allemands plièrent bagages fin novembre 1944 et ils n'oublièrent pas d'emmener avec eux, dans leur retraite, les chevaux et les bovins des deux fermes. Mon père avait été réquisitionné avec d'autres personnes pour conduire le troupeau. Mais il avait peur pour sa famille car le bruit des canons se rapprochait de jour en jour et il ne voulait pas la laisser seule. Il me demanda de le remplacer, ce que je fis de gaieté de cœur. Mon cousin Gérard était aussi de la partie. Aidés par les chiens bergers et les vachers des deux fermes, nous conduisîmes, sans encombres, le troupeau d'une centaine de bêtes jusqu'à Enchenberg.
Je me rappelle d'une anecdote survenue en route. Dans un des villages traversés, une femme s'approcha d'un des vachers et lui demanda de bien vouloir échanger sa vache, maigre et osseuse, contre une bête du troupeau. L'échange eut lieu à la grande satisfaction de la villageoise.
Au retour de cette expédition,
je rejoignis ma famille dans la carrière de Wittring.
Nous passâmes ainsi trois semaines dans des conditions précaires,
souffrant de l'humidité et de la fraîcheur des galeries,
vivant continuellement dans la peur.
Mon père avait laissé ses
bêtes dans l'étable et il avait trop peur de rentrer
pour les nourrir. Il avait trouvé un de ces "Ostarbeiter", un travailleur déporté d'un pays de l'Est,
pour s'en occuper. Je ne sais pas comment mon père le payait,
en argent ou en nature ? En tout cas il s'acquittait fort bien
de sa tâche et il n'avait pas du tout peur des bombardements.
C'est lui d'ailleurs aussi qui avait parfois remplacé mon
père lors des travaux de terrassement obligatoires.
Plus tard il nous quitta pour Aumetz où il avait de la
famille, avec sa brouette chargée de matériel et
de nourriture.
Nous ne sortîmes des carrières
de Wittring que le 8 décembre, une fois le danger passé.
Mon copain Roger Rimlinger me raconta plus tard que les Américains
étaient arrivés à Weidesheim, le 6 décembre
44, en venant de la direction de Hutting. Pendant qu'ils approchaient,
quelques soldats allemands les bombardaient encore avec un mortier
installé derrière le blockhaus qui se trouve à
l'arrière de la ferme Muller.
Il y eut deux tués parmi les derniers soldats allemands, tous des fanatiques qui avaient juré de se défendre jusqu'à la mort et qui s'étaient retranchés dans les abris bétonnés de Weidesheim, les casemates de Wittring et du Grand Bois ainsi que dans l'ouvrage du Haut Poirier.
L'un des soldats s'était réfugié dans le petit abri, au coin du parc et qui nous avait si souvent servi de refuge pendant la guerre. Il avait été tué par un tir américain au moment où il montait l'escalier pour sortir de l'abri. Avait-il voulu se replier et continuer de se battre plus loin ?
De nombreuses douilles vides jonchaient
le sol dans l'abri et il avait certainement vidé plusieurs
chargeurs sur les Américains qui s'approchaient.
Il était adossé au mur de l'abri et il semblait
faire le guet, immobile dans la mort.
Son fusil pendait à une épaule
et à l'autre il portait une sorte de tuyau de poêle
gris coiffé d'une grosse tête en forme de cône.
Mon père m'expliqua que c'était une roquette antichar,
appelée "Panzerfaust".
Son cadavre gelé resta là pendant plusieurs jours.
Il fut enterré plus tard par les Américains, dans
le parc qui servait vraiment à tout, juste à côté
des tombes des soldats allemands décédés
suite à leurs blessures.
En 46 il fut transféré dans un cimetière
militaire allemand.
L'autre soldat tué avait le casque troué. Il gisait dans un pré, à l'arrière des maisons. Tout son corps était rempli d'éclats. Il devait avoir été mortellement blessé par une grenade ou un obus et son corps resta là, pendant tout l'hiver. Le portefeuille du mort avait été vidé de ses papiers et des images religieuses traînaient un peu partout.
Les Américains oublièrent de l'inhumer ou n'en eurent pas le temps.
Mon père signala plusieurs fois, en mairie de Kalhausen, le danger que représentait ce cadavre en décomposition, car nous étions obligés de passer à proximité pour nous rendre à l'école. Les corbeaux ne se gênaient pas et se servaient déjà. Les choses traînaient en longueur et finalement, un beau jour du mois de mai, le cadavre disparut.
Le blockhaus qui nous servait d'abri en cas d'alerte aérienne.
Le créneau de tir est dirigé vers la gare. L'entrée se trouve de l'autre côté, mais elle est comblée. C'est en sortant de cet abri que le premier soldat allemand trouva la mort.
L'endroit où le second soldat trouva la mort. Il y avait là un trou d'homme entouré de pierres. La tôle déchiquetée a peut-être servi de protection au combattant tué.
La maison occupée par le garde forestier Dellinger brûla
pendant les combats pour la libération, incendiée
par un obus américain ou par les Allemands qui battaient
en retraite. Une grande partie du bétail périt dans
l'incendie. Charles Dellinger dut alors s'installer avec sa famille
pour quelques jours dans la demeure vide de son collègue
Adolphe Rimlinger, puis au moulin de Weidesheim, inhabité
à l'époque.
Au début du mois de janvier 45, les Allemands lancèrent l'opération "Nordwind" et contre-attaquèrent. Des bruits de tirs d'armes automatiques se firent entendre du côté de Achen et mon père prit peur. Il décida le 3 janvier de se mettre à l'abri avec sa famille, à l'arrière de la zone de combat.
Encore une fois, nous dûmes charger quelques affaires sur la charrette et prendre la direction d'Oermingen, en passant par Hutting. Une batterie de canons américains était installée dans le petit hameau et tirait sans discontinuité en direction du nord. Les vaches de l'attelage eurent beaucoup de mal à passer car le bruit des départs de coups leur faisait peur. Nous pûmes nous installer avec d'autres réfugiés au moulin d'Oermingen.
Le soir du 3 janvier, l'équipage
d'un char Shermann, appartenant à la 2° DB, eut la
même idée que nous et remisa son engin dans la grange.
Il faisait très froid et les soldats étaient obligés
de faire tourner de temps en temps le moteur. Des étincelles
mirent malheureusement le feu à la grange remplie de paille
et de foin.
Un violent incendie se déclara et nous eûmes beaucoup
de chance car nous logions de l'autre côté. Les réfugiés
de Gros Réderching perdirent leurs charrettes et tous leurs
biens.
Nous restâmes quelques jours et au retour, nous retrouvâmes
notre maison et celle des Rimlinger occupées par d'autres
réfugiés venus du Bitcherland.
Jusqu'en mars 45, trois à quatre
chars américains stationnaient dans notre cour : chaque
matin ils partaient vers le "Grosswàld", pour
se rendre à Gros-Réderching ou à Bliesbruck,
en direction du front. Le lendemain d'autres équipages
prenaient le relais et les premiers revenaient pour se reposer.
Les chenilles avaient creusé une véritable piste
et les lourds engins suivaient docilement les ornières,
jour après jour.
Les GI logeaient dans le château. Ils raffolaient de pommes
de terre rôties que leur préparait ma mère
et de
"Schnàps".
Après la victoire des Alliés,
en mai 45, d'autres prisonniers de guerre firent leur apparition
à Weidesheim, des prisonniers allemands, cette fois.
Un camp de prisonniers fonctionnait à Sarralbe, dans la
caserne et quelques-uns d'entre eux étaient employés
dans les fermes et dans l'exploitation de mes parents. Ils passaient
la nuit dans des pièces dont les fenêtres avaient
été munies de barreaux et qui faisaient partie du
logement du garde forestier Adolphe Rimlinger.
Pendant la journée ils travaillaient
dans les champs et ils prenaient les repas avec leur famille d'accueil.
Ils jouissaient d'une assez grande liberté de mouvements
et les évasions n'étaient pas rares, d'autant que
l'Allemagne était toute proche. Je me rappelle que des
affiches promettaient une récompense en cas d'aide à
la capture d'un de ces évadés, et cela jusqu'en
1946.
Mes parents avaient obtenu l'aide d'un
ancien soldat de la "Kriegsmarine", un certain Karl,
originaire de Kempten, dont le bateau avait été
coulé et qui était instituteur dans le civil. Ce
dernier m'aida souvent à faire mes devoirs scolaires, le
soir, après l'école et plus spécialement
mes problèmes de calcul car je n'aimais pas cette matière.
Karl fut libéré fin 47 et il retourna dans son foyer.
Il était assez fanatique et n'admettait pas que les Alliés condamnent les dignitaires allemands en tant que criminels de guerre au procès de Nuremberg.
Les autres prisonniers de guerre allemands, en service dans les fermes, furent libérés en 48-49. Seuls restèrent encore sur place des ressortissants de la partie orientale de l'Allemagne, désormais la RDA, sous emprise soviétique. Ces derniers ne désiraient pas retourner dans leur pays devenu communiste.
Pour ma part, comme pour mes parents,
nous avions réussi à passer la triste période
de la guerre sans trop de dommages. Nous n'avions miraculeusement
pas eu de dégâts dans la partie du domaine de Weidesheim
que nous occupions.
Le jeune garçon que j'avais été au début
aura été confronté malgré lui aux
malheurs, aux horreurs, aux réalités d'un conflit
qu'il aurait peut-être préféré ne pas
connaître.
Texte de Gérard Kuffler. Avril 2008.
Photo de famille devant la maison de Wittring.
A l'arrière Jeannette. Au second rang, Céline, Annie,
Mathilde, Marie-Louise.
Au premier plan, mes parents, Joseph et moi.
Prisonniers de guerre serbes à Weidesheim,
dans le verger du garde forestier Charles Dellinger.