lait_et_laiterie
La laiterie locale



Dans la première moitié du 20°siècle, et même un peu plus tard encore, les habitants de nos villages, agriculteurs, artisans, ouvriers, élevaient pratiquement tous quelques bêtes destinées à la production laitière (vaches ou chèvres).

Contrairement aux fermiers de Weidesheim qui livraient journellement, par le train, leur lait à la proche ville de Sarreguemines, les petits éleveurs de Kalhausen produisaient principalement pour leur propre consommation, celle des personnes et des bêtes. Il faut savoir que la cuisine traditionnelle utilisait beaucoup de lait, aliment précieux qu’on ne pouvait pas gaspiller.

Le lait était aussi la boisson de base de nos ancêtres, sous forme de lait cru, bouilli ou caillé. Le fromage blanc « de wisse Kääs » ou affiné « de fulle Kääs » était également une des composantes de leur alimentation. De même que le beurre fait maison.

C’est pourquoi certaines familles, ouvrières ou commerçantes, ne possédant pas de vache laitière, allaient s’approvisionner, matin ou soir, auprès d’un producteur de lait du village. Ce qui est encore le cas actuellement, si on veut avoir du lait de ferme frais.

La production laitière était irrégulière au cours de l’année, dépendant de l’alimentation du bétail, mais aussi des périodes de vêlage.

Il arrivait fréquemment qu’il y eut un surplus de lait, mais les débouchés étaient presque inexistants sur place. Le reste de lait était alors donné  aux cochons.

Une des solutions au problème, pour  écouler le surplus, consistait à transformer sur place  le lait en crème, puis en beurre. Cela a toujours existé avec l’écrémage à la cuillère et le barattage à la main. Mais l’avènement des écrémeuses manuelles, puis électriques, les centrifugeuses,  permit d’augmenter la production de beurre.

Pour alimenter leur trésorerie, les paysannes décidèrent alors de vendre leur beurre, soit au marché des villes proches, principalement Sarreguemines, soit à des marchands ambulants, des sortes de négociants qui passaient alors régulièrement.



                     

          
A gauche petite baratte de table et à droite centrifugeuse Miele.

 

Parmi ces petits négociants venant de l’extérieur, il y avait Paul Schaeffer, appelé « de Grèmp ». Ce dernier était originaire de Rahling et faisait le commerce de fruits et légumes. Jusque dans les années 70, il passait chaque jeudi matin avec sa camionnette dans le village proposer sa marchandise, mais aussi racheter les mottes de beurre fabriquées par les épouses des agriculteurs et artistiquement décorées à la fourchette ou à la cuillère.



  Motte de beurre fermier.
www.lamontagne.fr

 

On trouvait aussi au village-même des personnes, principalement des femmes, qui pratiquaient le négoce de beurre et d’autres produits comme les œufs ou le lard qu’elles achetaient pour la revente en ville.

C’était le cas de Catherine Demmerlé, née en 1879, surnommée « 's Grèmpe Käddel », qui pratiquait cette activité avant 1910, date de son départ pour la Meuse, et de Rose Lang, «  Bärwels Roosa »,  pendant la dernière guerre.


 

Baratte en bois, « e Bùdderfàss »,
d’un contenu d’une vingtaine de litres.


 
Une autre solution pour écouler le surplus de lait consistait tout simplement en la vente du lait entier à des unités de transformation, des laiteries artisanales ou industrielles.

Avant guerre, Eugène Koch, originaire de Kalhausen et installé à Dieding, collectait du lait dans le village et le transformait en crème, puis en beurre dans sa laiterie artisanale.

Joseph List, appelé « de Hèissel Sépp », effectuait également la collecte de lait dans le village. Au moyen de son camion, il convoyait de lourds bidons de lait jusqu’à la laiterie de Deux-Ponts, en Allemagne.

Mais ce n’est que dans la seconde moitié du 20° siècle qu’un débouché sûr et durable fut trouvé pour le surplus de la production laitière par la création de la coopérative agricole laitière locale.

De telles coopératives existaient déjà avant guerre dans certains villages. Ainsi la coopérative laitière de Herbitzheim était autonome, elle possédait outre une grande centrifugeuse, une baratte mécanique située dans le sous-sol du bâtiment de la rue de Sarreguemines, côté Saint Michel et produisait du beurre pour la consommation de ses membres.

Ces coopératives laitières participaient avec les coopératives d’approvisionnement de produits agricoles, les CUMA (Coopératives d’Utilisation de Matériel Agricole) et les Caisses de Dépôts et Prêts au progrès du syndicalisme agricole.

 
A Kalhausen existait déjà  avant guerre la coopérative d’approvisionnement où les agriculteurs membres pouvaient acheter avantageusement leurs semences, leurs engrais (les scories potassiques en particulier) et divers autres produits, comme les pierres de sel pour les bovins, le sulfate de cuivre ou vitriol bleu utilisé comme fongicide des semences, plus tard la ficelle pour les moissonneuses-lieuses.

Cette  coopérative fonctionnait dans la maison de Charles Rimlinger père, l’actuelle maison de Simon Rimlinger, dans la rue des Roses. Le président en était Henri Hoffmann.




Henri Hoffmann



Au sein de la coopérative agricole fut créée en janvier 1951 la coopérative laitière, « de Molkerèi ».

Cette association venait à point nommé dans cette période d’après guerre, période de reconstruction et de progrès du machinisme agricole, avec l’apparition des premiers tracteurs au village et donc l’essor de la production laitière.

Les membres de la coopérative laitière étaient les producteurs du village et le comité directeur était exclusivement constitué de bénévoles.
Il fallait trouver, si possible au centre-village, un local pour y installer une écrémeuse et le choix se porta sur la maison de Florian Muller, « Àlbèrdèsse Rooder », au début de la rue des fleurs, l’actuelle maison de Henri Fabing.

 

 
La maison Florian Muller, premier siège de la laiterie.
Photo prise en 1955, lors de la première messe de l’abbé Nicolas Muller.



La laiterie fut donc ouverte dans une pièce du logement, et plus spécialement dans la pièce de droite, donnant sur la rue. Elle prit immédiatement le nom de « Mìllìschkìsch ».

Il fallait monter un petit escalier de quelques  marches. La pièce mise à disposition était une ancienne chambre à coucher, « e Schdùb ».
Aucune installation spéciale ne fut nécessaire. On laissa le plancher d’origine en chêne, alors qu’un sol en carrelage aurait été plus pratique.


 

   Matériel de laiterie : centrifugeuse, seau gradué et divers récipients.
www.asso.patrimoine.free

 

Ce sont les deux filles du président Hoffmann, Marie, âgée de 20 ans et Denise, 18 ans, qui s’occupèrent tout naturellement de la laiterie.



 
Les deux filles Hoffmann, Marie à gauche et Denise à droite,
entourant Marie Grosz.
Leur mère Louise se trouve à la fenêtre.

 

Leur travail journalier consistait à réceptionner le lait, matin et soir, sept jours sur sept, et pendant toute l’année. Il fallait mesurer la quantité de lait apportée au moyen d’un seau métallique de 10 litres muni d’un flotteur et d’une tige graduée et reporter le volume de lait sur une carte mensuelle personnelle.
Le volume total mensuel était calculé par les gérantes. Deux fois par mois avait lieu le test de matière grasse contenue dans le lait : un peu de lait était prélevé et conservé dans un petit flacon.
 

                         
  


  Cette carte du mois de mai 1969 nous apprend qu’Auguste Muller a livré 719 litres de lait en 27 jours,
soit une moyenne de 26,62 litres par jour.

Son lait présentait un pourcentage de matière grasse de 39 % et lui a rapporté la somme de 229,93 F.
Il a pris en rétrocession 4 plaquettes de beurre de 250 g pour la somme de 10 F et 10,25 litres de crème pour 16 F.
Ces sommes viennent en déduction du prix de vente du lait. La gérante lui  a donc versé la somme de 203,93 F en espèces.


 
Le lait entier livré par les producteurs était écrémé sur place dans une écrémeuse électrique et chacun recevait en retour le lait écrémé qui servait d’aliment pour les porcs de la maison.

La crème fraîche récoltée était conservée dans de grands bidons en aluminium de 40 l de contenance dans le but d’être acheminée à la Centrale Beurrière de Drulingen, dans le Bas-Rhin.

Cette usine, construite entre 1947 et 1949, regroupait 17 coopératives locales de l’Alsace Bossue et de la Moselle. D’autres coopératives travaillaient avec les laiteries de Sarrebourg ou de Bénestroff.


 
 

Etat actuel de la Centrale Beurrière.
Photo tirée de l’ouvrage intitulé Patrimoine industriel
de l’Alsace Bossue et réalisé par le Service Régional de l’Inventaire d’Alsace




Comme le camion de ramassage ne passait que le matin, il fallait garder au frais la crème du soir. Pour ce faire, on installait les 2 ou 3 bidons de crème sur une sorte de caisse métallique contenant de l’eau réfrigérée électriquement.
Les producteurs avaient intérêt à apporter un lait riche en matière grasse, car du taux de matière grasse dépendait le volume de crème récupérée et donc le prix payé par la coopérative.

 


Dans ces casiers prenaient place les flacons contenant des échantillons de lait des producteurs.
Un produit était ajouté au départ pour permettre la conservation du lait.
L’analyse du lait permettait de déterminer
le pourcentage de matière grasse, dont dépendait le prix d’achat par la centrale beurrière.



 Avant la fermeture du local de la laiterie, il fallait laver scrupuleusement tout le matériel, ainsi que le plancher. A ce rythme, les vieilles planches se détériorèrent très vite, si bien qu’il fallut bientôt les changer, aux frais de la coopérative.

Ainsi chaque jour, matin et soir, deux heures étaient nécessaires pour faire fonctionner la laiterie.

Des mesures draconiennes d’hygiène étaient nécessaires pour éviter tout problème de contamination du lait par des bactéries et les gérantes recevaient des consignes très strictes.
Les bidons personnels des producteurs servant à apporter le lait n’étaient pas toujours assez propres aux yeux de l’une des gérantes  et les remarques qu’elle fit lui valurent quelques désagréments de la part de certains agriculteurs, peu soucieux de propreté et d’hygiène.


La Centrale beurrière de Drulingen faisait effectuer annuellement et gratuitement un traitement des étables, c’était une pulvérisation de lait de chaux dans le but de désinfecter les locaux d’élevage, d’assainir les murs toujours humides à cause de la condensation et d’assurer une plus grande luminosité dans les étables en général très sombres. Un personnel spécifique était prévu pour cette opération qui se faisait au moyen d’un petit camion.

 


Page de publicité extraite de l’Almanach de l’Est Agricole et Viticole  1970
 


A partir de 1957, date du mariage de Denise Hoffmann, sa sœur Marie s’occupa seule de la laiterie, et cela pendant 18 ans, jusqu’en 1975.
La gérante était engagée par la coopérative, rétribuée par elle, mais soumise aux directives de la Centrale Beurrière qui chapeautait  les laiteries locales.


La Centrale de Drulingen rétrocédait gracieusement le babeurre, « de Bùddermìllìsch », résidu de la production beurrière. Ce babeurre était livré dans de grands bidons de 40 l, très peu maniables à cause de leur taille et de leur poids. Certains membres de la coopérative allaient chercher ces bidons à la laiterie et ils utilisaient le babeurre pour nourrir les porcs.

Jean Koch récupérait à une certaine époque chaque jour 4 de ces bidons destinés à son élevage porcin.

Les membres de la coopérative et même les autres personnes non affiliées pouvaient acheter par l’intermédiaire de la laiterie de la crème en flacon de verre et du beurre de rétrocession, de qualité égale au beurre du commerce, mais dont le papier d’emballage différait, et qui était moins cher.

Certaines personnes achetaient cette crème en prévision de la confection de chantilly pour décorer les gâteaux à l’occasion de la fête patronale ou d’une communion.


 


  Papier d’emballage de la plaquette de beurre de Drulingen.




La laiterie fonctionna aussi un moment au bout de la rue des lilas, « in de Schùùlgàss », dans la petite école désaffectée devenue désormais dépôt funéraire.

En 1963, la coopérative agricole décida d’acquérir un terrain dans la rue de l’abbé Albert et d’y construire une laiterie moderne.
La partie gauche du bâtiment abritait la nouvelle laiterie tandis que la partie droite renfermait un trieur à céréales, bien utile pour sélectionner les grains de semence.


Un balcon en béton longeait la construction et permettait le chargement aisé des bidons sur le camion de ramassage ainsi que leur déchargement.





  La laiterie est visible à  droite, sur cette photo aérienne, juste en face de l’école.


Il y avait toujours beaucoup d’animation devant la laiterie, un peu moins le matin, mais toujours le soir, moment privilégié de rencontre entre les habitants du village et les nouvelles allaient bon train.

Garçons et filles nouaient des contacts et les moments d’échange se prolongeaient même après la fermeture du local.


La « Mìllìschkìsch » était devenu un lieu d’échange, comme la forge et l’atelier du bourrelier pour les hommes, l’épicerie pour les femmes.

Chacun ramenait ses bidons de lait, en général des bidons de 10 l en aluminium. Ceux qui habitaient tout près venaient le bidon à la main, d’autres l’accrochaient au guidon du vélo, mais la plupart venaient en poussant une petite carriole à deux roues, « 's Mìllìschkärschel ».
Les quantités livrées étaient rarement supérieures à 10 l par traite.

 



Denise Hoffmann, épouse Freyermuth,
faisant la démonstration du transport de lait à la laiterie.

 


Vers le milieu de la seconde moitié du 20°siècle, certaines exploitations agricoles prirent de l’ampleur et la production laitière augmenta.


La politique de la Centrale Beurrière changea, on installa alors des tanks à lait réfrigérés dans les laiteries locales. La collecte concernait désormais le lait entier et non plus la crème. Le lait était acheminé une fois par jour à la Centrale par camion-citerne.

Mais les gros producteurs laitiers rencontraient des difficultés pour amener leur production jusqu’à la laiterie.
Ils réclamèrent des tanks à lait individuels, installés dans leur exploitation. Cela concernait les fermes Emile Hiegel, Grégoire Muller et Joseph Muller.

Les autres producteurs, de petits éleveurs, continuèrent à fréquenter la « Mìllìschkìsch » de la rue de l’abbé Albert. Mais le volume de lait collecté était en baisse à cause de l’absence des plus gros producteurs et la laiterie locale, comme toutes celles des autres villages, était condamnée, à plus ou moins longue échéance,  à fermer ses portes.

Marie Hoffmann avait su trouver une opportunité de travail à temps plein, à l’Hôpital du Parc de Sarreguemines et céda sa place à Agnès Muller pour quelques mois.

La laiterie locale ferma ses portes en 1976 et les petits producteurs choisirent de livrer leur lait dans une des trois fermes possédant un tank à lait.

Selon leur situation, ils livrèrent désormais leur lait soit à la ferme Grégoire Muller de la rue des roses, soit à la ferme Joseph Muller de la rue de la libération. La ferme Emile Hiegel était mal située au bout de la rue de la montagne et personne ne prit l’habitude de s’y rendre.


Le bâtiment de la laiterie qui abritait toujours le trieur à grains, était désormais à moitié vide. Peu à peu le trieur ne fut plus utilisé et la laiterie n’avait plus de raison d’être.

La coopérative agricole fut dissoute et le bâtiment cédé à la commune qui l’utilisa un temps comme dépôt.
Il fut détruit lors de la construction de l’accès au lotissement de la « Hààbrètt ».

Entre temps, la Centrale Beurrière de Drulingen s’était regroupée en 1965 avec la coopérative de Saverne, avec laquelle elle fusionna en 1970.

Quelques années plus tard, en 1973, elle fusionna avec  la laiterie Unicoolait de Sarrebourg, dont elle devint jusqu’en 1994 une unité de production.

A partir de 1997, les bâtiments de l’ancienne Centrale beurrière abritent la Maison des Services de la Communauté des Communes d’Alsace Bossue.
 
Actuellement le système des tanks à lait fonctionne toujours à la satisfaction des trois seuls producteurs laitiers encore en activité au village.
Les petits producteurs laitiers ont depuis belle lurette mis la clé sous la porte, les centrifugeuses et les barattes ont été remisées dans un coin du grenier et le bon goût du beurre fermier non pasteurisé est inconnu de la majorité des habitants du village.



Renseignements fournis par Denise Freyermuth.
Texte de Gérard Kuffler
Avril 2012