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René Geisler
(Biographie)
René Geisler est né en 1928 en
Belgique, car ses parents y avaient trouvé du travail. Par le plus grand
des hasards, orphelin de père, il se retrouve à Kalhausen, au foyer de
ses grands-parents maternels qui le recueillent, puis à Hutting, au
foyer de son beau-père, après le remariage de sa mère. Il passera une partie de sa
jeunesse et la période de la guerre à Hutting, avant de s’établir à
Sarralbe.
Il a signé une petite biographie
digne d’intérêt, principalement à l’intention de ses petits-enfants.
Ayant été en contact avec lui avant son décès, par l’intermédiaire de
sa nièce par alliance, Nathalie Bellott, j’ai voulu ici retranscrire ce
texte, en le laissant le plus possible dans sa version originelle. Si
la forme a parfois été amendée pour une meilleure compréhension, le
fonds n’a nullement été modifié et j’ai scrupuleusement respecté les
idées de l’auteur.
J’ai voulu compléter le récit par
des renvois en bas de page lorsque je le jugeais nécessaire, ainsi que
par quelques photographies.
Cette biographie nous intéresse principalement car elle dépeint les joies et les peines d’un jeune garçon
brusquement arraché à la vie citadine et qui découvre un petit village
dialectophone. La guerre de 39-45 va le frapper de plein fouet et il
sera blessé à la libération. Mais il se battra et entrera dans
l’enseignement par la petite porte, en tant qu’instituteur remplaçant
envoyé aux quatre coins de Moselle-est. Il finira sa carrière comme
directeur d’école à Sarralbe.
Il nous donne ici une belle leçon
de courage et d’optimisme, prouvant que malgré les difficultés de la
vie, tout est possible à celui qui croit en l’avenir et ne baisse pas
les bras.
Mes remerciements vont à Nathalie
Bellott et Chantal Husslein, née Geisler, pour l’aide apportée et la
mise à disposition du texte d’origine.
Gérard Kuffler
Notes biographiques
Charles Léon Geisler,
né à Goetzenbruck en 1898, s’était installé dès 1922 à Bruxelles, comme
représentant des verreries Walter, Berger et Cie qui fabriquaient
essentiellement des verres d’optique.
Il avait pris pour épouse Anne Adèle Lucie Beck,
née en 1903 à Siersthal et fille de l’instituteur Joseph Beck, alors en
poste dans ce village. Le mariage fut célébré en 1927 à Kalhausen, pour
la bonne raison que Joseph Beck y avait été muté entre temps.
Le jeune couple retourna en
Belgique où il tint pendant plusieurs années un magasin d’optique,
toujours pour le compte des verreries de Goetzenbruck, à Capellen, dans
la banlieue d’Anvers, en collaboration avec Louis Geisler, frère de
Charles.
Il ouvrit plus tard un autre magasin à Willebroeck, au sud d’Anvers.
Deux enfants virent le jour, alors
que le couple résidait à Capellen, René Gilbert Charles, né le jeudi 6
décembre 1928 à Anvers et Armand, un an plus tard. Yvette naquit en
1934 à Willebroeck.
Photo prise en Belgique. Le couple avec ses deux premiers enfants.
Mais en 1934, un triste coup du
sort, le décès prématuré du père, mit fin à la collaboration avec les
verreries et obligea la jeune veuve à regagner la France avec ses
enfants en bas âge.
Photo prise en Belgique. Lucie Beck
René fut recueilli dans un premier
temps par sa tante Gabrielle qui résidait avec son mari Emile à
Sarreguemines. Puis il rejoignit le foyer de ses grands-parents
maternels à Kalhausen.
Donnons-lui maintenant la parole et laissons-le raconter ses souvenirs de jeunesse. René s’adresse à ses petits-enfants.
Heurs et malheurs de papy.
Pourquoi cette petite biographie ?
A entendre souvent vos lamentations, je me disais : « Ils ne savent pas
apprécier leur bonheur. Ils ont tellement de cadeaux, tellement de
facilités pour leurs études, une vie sans soucis, peu de travail
physique à fournir dans leur famille ! Ils se croient malheureux ! » Et
pourtant, votre vie est facile ! Pourvu que cela dure !
Je ne suis pas jaloux de votre « dolce vita
», mais je crains que vous ne soyiez pas prêts à affronter la vie à
deux et à consentir des sacrifices pour que vos futurs enfants
connaissent eux aussi une belle jeunesse.
Je reconnais que les temps actuels
sont difficiles et vous ne voyez plus très bien le but de vos études et
de vos efforts. En effet, les diplômes délivrés de nos jours n’ont plus
la valeur de ceux du temps de ma jeunesse. Il faut aller loin dans les
études pour espérer décrocher un emploi et surtout choisir la bonne
orientation pour avoir un boulot…qui ne sera pas toujours payé selon
vos espérances !
La vie sociale change tellement que
beaucoup sont et seront éliminés. Mais un métier manuel n’est
absolument pas déshonorant, loin de là. Les artisans ont souvent de
l’or au bout des doigts.
Puissiez-vous méditer mon parcours
de vie et comparer ma jeunesse à la vôtre ! Puissiez-vous avoir
toujours le moral pour persévérer dans vos efforts, car « tout arbre produisant peu ou pas de fruits sera abattu ».
A votre naissance, Dieu vous a donné des talents. A vous désormais de
les faire fructifier, même si cela est parfois difficile et
contraignant. Ces dons, mettez-les au service des autres et ne les
gardez pas jalousement pour vous seuls, ce serait une grave faute
d’égoïsme.
.../…
Kalhausen
Après le décès de mon père,
j’atterris chez mes grands-parents maternels à Kalhausen, où mon
grand-père avait en charge la classe des grands garçons. Moi, je fus
affecté à l’école des petits où garçons et filles étaient ensemble.
Photo prise en 1921 dans la cour des garçons, côté rue de la gare,
avec l’instituteur Joseph Beck, né en 1872 à Voelfling-lès-Bouzonville.
Il était marié avec Lucie Jungbloudt née en 1879 à Bouzonville.
La grande école comprenait deux classes, celle des filles à l’avant et celle des garçons à l’arrière.
Le logement de l’instituteur se trouvait à gauche de l’école, ainsi que la mairie.
Vue arrière de l’école. La seconde porte est celle du logement scolaire.
La petite école comprenait une salle de classe et à gauche le logement de l’institutrice.
Après sa désaffection, elle servit de foyer des jeunes, puis le logement fut arraché.
C’est désormais le dépôt mortuaire de la commune.
Photo prise en 1970 (les fenêtres en façade sont déjà murées.)
Dans cette petite école, nouveau
malheur ! On y apprenait l’allemand. Je me demandais si j’étais destiné
à devenir cosmopolite. Là aussi, la punition ne tarda point. C’était la
dernière heure de classe de la journée. Mes camarades devaient lire, à
tour de rôle, une partie d’un conte allemand. Soudain je fus appelé par
la maîtresse pour continuer. Mais diable, où en étions-nous? Surtout
que je ne comprenais rien à cette langue !
«A genoux, avec le livre en mains !», s’écria-t-elle.
Et me voilà agenouillé sur le
plancher qu’on avait enduit d’huile pour éviter la poussière. Combien
de temps ? Je n’en sais rien. Mais quand seize heures sonnèrent au
clocher de l’église, je fus libéré de cette situation peu honorable.
A mon entrée dans la cuisine, grand-père était en train de se raser.
- « Bizarre », me dis-je.
Il me demanda si tout s’était bien passé.
- « Oui » !
- « Tu en es sûr ? »
Je ne répondis rien, car j’avais
l’impression qu’il devait déjà être au courant et que l’orage allait
éclater. Il partit. Grand-mère, silencieuse, me prépara le goûter et,
au retour de grand-père, je récoltai la punition : d’abord les devoirs
sévèrement contrôlés et à refaire si le soin laissait à désirer,
ensuite, au lit, sans souper, sans rien à lire ! J’étais ennuyé et je
pensais que la vie était compliquée en France.
Au bout d’un certain temps, je m’endormis quand même.
Tous les matins, il fallait se
lever tôt pour assister à la messe. Un jour, le sacristain vint vers
moi en parlant en dialecte. Je ne comprenais rien à son baragouin,
alors, de guerre lasse, il enleva d’office le béret de ma tête.
Et c’est un jour très ordinaire que
je fis ma première communion, le matin, à une messe base, sans
solennité, sans menu extraordinaire, ni participation d’un seul membre
de ma famille.
L’église saint Florian construite en 1847.
Pendant les grandes vacances, j’eus
la permission (exceptionnelle) d’accompagner le paysan d’en face dans
les champs, pour lui donner un coup de main (1).
Un jour, avec un autre garçon, je fus envoyé chercher de l’eau à une
fontaine. Le garçon connaissait le chemin. En descendant la côte, je
vis des ouvriers s’affairer sur la charpente d’une maison. Nous
observâmes un moment ces travaux. J’étais loin de soupçonner, qu’un
jour, suite au remariage de ma mère, je viendrai habiter cette maison.
_______________________
1). Il s’agit de la famille Jean Victor Pefferkorn - Marie Gross, qui habitait dans la rue des lilas, de Schùùlgàss, à côté de la petite école. On les appelait les "Blääse ". Ils avaient des enfants pratiquement de l’âge de René.
La famille Pefferkorn possédait des
champs du côté de Hutting. Pendant les travaux de la fenaison ou de la
moisson, on avait l’habitude d’emmener un bidon à lait rempli d’eau
pour se désaltérer. C’était parfois du café ou de l’eau-de-vie dilués
avec de l’eau (Kàfféwàsser, Schnàpswàsser).
Lorsque le bidon était vide, on envoyait les enfants le remplir à une
source de la forêt ou à une fontaine publique. Une telle fontaine
existait à Hutting, dans la cour de la maison Juving et les paysans de
Hutting l’utilisaient aussi pour abreuver leur bétail.
La fontaine de Hutting.
C’est ainsi, en fréquentant les
habitants du village, que je commençais à apprendre le dialecte. Très
souvent, le paysan d’en face me donnait une bonne part de "Flòmmkùùche". J’aimais bien cette tarte aux oignons, aux lardons et à la crème.
Cependant, la catastrophe arriva ! Un jour, grand-père me surprit à me
délecter de cette délicieuse tarte flambée. Je fus vertement "engueulé"
pour avoir enfreint le commandement de l’Eglise qui interdisait la
consommation de viande le vendredi, jour d’abstinence ! Je ne savais
pas que c’était un péché et je dus aller me confesser pour cette faute.
Que savais-je de la religion ? Très
peu de choses, à part l’obligation d’assister à la messe tous les
jours, aux vêpres le dimanche et les jours de fête religieuse, au
chapelet pendant les mois de mai et d’octobre, ainsi qu’à d’autres
occasions.
Mais le curé allait se charger de
mon instruction religieuse. Lors de mon premier jour de classe chez mon
grand-père, il vint à onze heures pour faire le catéchisme. Il me fit
venir près du pupitre et me demanda en allemand »:
-« Bist-du ein Christ ?» (Es-tu chrétien ?)
Je comprenais vaguement et répondis :
-« Oui.»
Aussitôt fusa la question maîtresse :
-« Warum bist-du ein Christ ? » (Pourquoi es-tu chrétien ?)
Alors là, je ne sus pas trop quoi répondre. Il me traduisit alors le mot "Warum"
(Pourquoi) et je lui répondis que c’était parce que j’étais baptisé,
encore que je n’en étais pas tellement sûr, vu que je ne connaissais ni
parrain, ni marraine et qu’on ne m’en avait jamais parlé.
Le curé Michel Albert.
Né à Vahl – Ebersing le 6 septembre 1862.
Ordonné à Metz le 17 juillet 1887.
Vicaire de Saint Vincent à Metz de 1887 à 1890.
Curé de Kalhausen de 1890 à 1945.
Expulsé à Nancy le 28 juillet 1941.
Revenu à Kalhausen le 25 mai 1945.
Décédé le 14 juin 1945
Il vint auprès de grand-père et
tous deux discutèrent assez longtemps en allemand, devant moi, penaud,
qui ne comprenait rien. Quel allait être, pour moi, le résultat de
cette discussion ? Et bien, je ne fus ni grondé, ni puni.
Le lendemain, un jeudi, jour de congé pour l’époque, grand-père se
rendit, comme souvent le jeudi, à la Sous-Préfecture de Sarreguemines,
car il exerçait la fonction de secrétaire de mairie, comme presque tous
les instituteurs de village.
Après son retour à pied de la gare de Kalhausen, il me remit un petit
livre : c’était le catéchisme ! Avec questions et réponses ! Le tout, ô
comble de malheur, en langue allemande ! Et il fallait apprendre tout
cela par cœur ! Malheur aux récalcitrants, les coups pleuvaient drus de
la part du curé ! Je n’avais pas encore fini de baver avec cette langue
et grand-père veillait au grain, pire qu’un ange gardien, pour que je
sache, sur le bout des doigts et
mot à mot, les réponses aux questions qu’il me posait. Mais comprenais-je au moins ce que je récitais ? J’en doute fort.
Un jour, à la récréation de 15
heures, comme j’allais chercher mon goûter chez grand-mère qui occupait
le logement de fonction attenant à l’école, je retrouvai tante
Gabrielle, que je n’avais plus revue depuis mon départ de
Sarreguemines. Ces deux bonnes âmes, grand-mère et elle, me
persuadèrent que je pouvais m’absenter la dernière heure de classe.
Comme j’étais content ! Mais à seize heures, au retour de grand-père,
nous encaissâmes de sa part, tous trois, un sermon effroyable sur les
conséquences d’une absence injustifiée et non autorisée par lui,
l’INSTITUTEUR. Il était très strict avec le règlement et peut-être
avait-il inscrit mon absence dans le registre d’appel pour motif "non
valable" ?
Grand-père savait
jouer du violon et de l’orgue. Ses talents musicaux s’exerçaient par
conséquent aussi à l’église, les dimanches et jours de fêtes
religieuses sur l’harmonium. Il m’emmenait parfois à Sarreguemines et
j’étais heureux de ces petits voyages en train. Il m’apprit à
comprendre ces grandes affiches jaunes où figuraient les différents
trajets ferroviaires de la région, avec les heures de départ et
d’arrivée des trains, les gares desservies, les différentes sortes de
trains, les express, les rapides, les omnibus, les jours de
circulation, bref, tous les renseignements utiles aux voyageurs. Il me
montra aussi comment acheter un billet ou un ticket, comment se
comporter lors d’un contrôle et me fit découvrir le fourgon où l’on
pouvait déposer une bicyclette, etc…etc…
Un jour, dans la salle d’attente de
la gare, j’entendis une conversation entre voyageurs qui parlaient d’ "Àlwe" (Sarralbe). Comme nous avions eu en classe une leçon de géographie sur les
Alpes, je pensais naïvement, en suivant le regard de ces voyageurs,
apercevoir au loin ces montagnes aux cimes enneigées. Discrètement, je
demandai à grand-père pourquoi je ne pouvais pas voir ces montagnes
pourtant si élevées. Alors il se mit à rire et m’expliqua que "Àlwe"
était une petite ville pas trop loin d’ici et que j’avais mal entendu.
J’étais en colère contre moi-même et ma trop grande imagination.
Au sous-sol de l’école, il y avait
une grande porte qui donnait sur la cour, du côté de la route. Derrière
cette porte se trouvait une pièce mal entretenue, avec un lit, plutôt
une paillasse qui ne sentait pas bon. Grand-père m’expliqua que c’était
une cellule d’arrêt pour tous ceux qui s’étaient bagarrés, qui avaient
volé, etc…en attendant que les gendarmes viennent les prendre en
charge. Ces personnes ne recevaient que de l’eau et du pain.
La porte en question se trouve dans le prolongement de l’escalier d’entrée de la cour.
Un jour, je me rendis au
secrétariat de mairie où grand-père travaillait souvent et je le vis
manipuler une feuille avec un curieux croquis. Il m’expliqua que
c’était un plan de la chasse qu’il avait louée avec d’autres personnes,
entre autres, nounou Emile, le mari de tante Gabrielle.
J’allais aussi parfois faire des
commissions pour grand-mère, surtout pour la charcuterie. Or, un jour,
je me permis d’acheter de la saucisse de viande en plus des autres
produits. J’aimais cette saucisse, mais mal m’en prit. Là aussi, j’eus
droit à une sévère admonestation de la part de grand-père. A
l’épicerie, je recevais parfois deux, trois bonbons, ce que grand-père
n’appréciait pas du tout.
L’épicerie Jean Pierre Pefferkorn, située rue de la montagne et appelée Maiébs.
Bouzonville
En 1937, grand-père prit sa
retraite pour s’installer à Bouzonville. Bien sûr, j’étais du
déplacement et me retrouvais dans une nouvelle école, au cours
élémentaire 2, je suppose.
J’aimais bien mon nouveau maître,
mais la discipline était stricte. Le fils du directeur de l’école était
mon meilleur camarade. C’est lui qui m’apprit à rouler à bicyclette
dans la cour de l’école, autour d’un gros arbre. Bien sûr, cela se
faisait en dehors des heures de classe et avec la permission de
grand-père. Il me fit asseoir sur la selle, vérifia la bonne position
des pieds sur les pédales, et nous voilà partis pour des tours autour
de l’arbre.
Il m’avait promis de bien tenir le vélo par la selle et
j’étais confiant, je n’avais pas peur. Mais, étonné tout à coup du
silence derrière moi, je constatai la disparition de mon camarade. Je
freinai et le cherchai autour de moi. Où était-il ? Tout simplement
caché derrière le gros tronc de l’arbre. Il riait à gorge déployée et
avoua avoir lâché le vélo depuis deux à trois tours : il était allé se
cacher derrière l’arbre pendant que je pédalais. Je savais donc rouler
! Mais ce n’est pas pour cette raison que l’on m’acheta un vélo.
La dictée, qui à cette époque
était une matière très importante, fut à nouveau prétexte à une
punition, pourtant imméritée. En classe, j’étais assis à gauche, contre
le mur et mon voisin empiétait de toute la longueur de son bras sur ma
partie de table. Or, il était strictement interdit de parler et de
tourner la tête vers son voisin. Je protestai auprès de celui-ci, car
il prenait trop ses aises à mes dépens. Bien sûr, l’œil vigilant du
maître me repéra et malgré mes explications polies, je fus puni de
retenue après la classe. Grand-père était toujours à l’affût sur le
trottoir, aux heures de sortie des classes.
Monsieur Roland m’avait
laissé seul en classe, avec un exercice à faire. Tout à coup, je le vis
en pleine conversation avec grand-père dans la cour. Celui-ci partit et
le maître revint dans la salle, vérifia mon exercice et me permit de
rentrer à la maison. Je savais ce qui m’attendait : après les devoirs
sévèrement contrôlés du point de vue présentation et exactitude, je fus
envoyé au lit sans souper. J’étais écœuré par cette punition non
méritée.
Une autre affaire m’arriva quelque
temps après. C’était un jeudi après-midi. Le maître et une autre
personne déambulaient en bavardant sur le trottoir, de l’autre côté de
la rue. Vite, j’enlevai mon béret et je les saluai à voix forte. Mais
pas de réponse ! Le lendemain, monsieur Roland me reprocha de ne pas
l’avoir salué. Je n’en croyais pas mes oreilles et répondis vivement
que si ! Mais il persista dans son affirmation et j’eus droit à une
nouvelle retenue et à une punition écrite. Comme d’habitude, une
seconde punition m’attendait chez grand-père, car il n’admettait pas
que l’on puisse contester un instituteur !
A Bouzonville, j’appris aussi le "métier" d’enfant de chœur (servant de messe). A l’époque, tout se
disait en latin. Je me rappelle encore aujourd’hui du début : "Introibo ad altare Dei " disait le curé et les servants de messe
répondaient : "Ad Deum qui laetificat juventutem meam". (2)
Il
fallait aussi mémoriser les "mouvements" à faire : génuflexions à
certains moments, transfert du volumineux missel d’un côté de l’autel à
l’autre, verser le vin et l’eau au moment voulu, actionner la
clochette, etc… J’aimais bien faire tout cela, et
comme tout nouveau servant de messe, je devais "exercer" ce métier le
matin à six heures avec un autre déjà aguerri à tout cela. Servir la
messe à une heure aussi matinale ne me gênait nullement, car je devais
aller au lit à huit heures, été comme hiver.
Mais voilà qu’un matin mon acolyte
était absent ! Je n’étais pas très rassuré. Tout se passa cependant
bien jusqu’à la fin de la messe, quand il fallut porter le missel
sur l’autre côté de l’autel. En descendant les marches de l’autel, je
laissai tomber le saint livre à terre et mon regard craintif se porta
vers l’abbé officiant qui ne me fit heureusement aucune remarque. Je
ramassai avec mille précautions le livre et son support et portai le
tout à sa place.
Aucun reproche ne me fut adressé, ni par le vicaire,
ni par grand-père.
_____________
2) Traduction : Je m’approcherai de l’autel de Dieu, de Dieu qui est la joie de ma jeunesse.
Je fis aussi partie des "Cœurs
Vaillants", un groupement catholique de garçons, du genre scouts. Les
filles étaient des "Âmes Vaillantes". Nous pratiquions surtout des
jeux collectifs. Un jour, notre chef ne parut point. Après un long
moment d’attente, les plus âgés décidèrent d’aller faire un tour au
cimetière israélite qui se trouvait sur la route d’Alzing-Brettnach et
que je ne connaissais absolument pas. J’étais surpris par la simplicité
des tombes sur lesquelles reposaient quelques cailloux. Chaque fois
qu’un israélite se rendait sur une tombe, il y déposait un caillou.
Aujourd’hui encore, je ne connais pas la signification de ce geste. (3)
______________
3) Le fait de
déposer une pierre sur la tombe doit certainement remonter à
l’antiquité, époque où les défunts juifs étaient enterrés à l’extérieur
des villes, dans le désert. Pour protéger les tombes des charognards
nocturnes, les familles posaient de grosses pierres sur la tombe.
L’habitude de poser des pierres serait alors restée.
Après cela, on joua dans les prés
des alentours avec une telle ardeur que l’heure de rentrer fut oubliée.
Quand j’entendis les cloches sonner l’angélus de midi, je pris mes
jambes à mon cou pour rentrer. Trop tard, grand-père m’attendait et je
fus privé de sortie pour plusieurs jours. J’étais bon pour rester à la
maison et m’ennuyer, car les distractions étaient rares. A l’époque, la
télé n’existait pas et la radio servait seulement à écouter les
informations.
Mais j’avais le droit de lire le
journal auquel grand-père était abonné et quelques rares revues
religieuses. J’avais aussi déniché dans un placard un dictionnaire et
j’avais le droit de le feuilleter, mais uniquement en présence de
grand-père. Je devais le remettre à sa place quand j’avais fini.
Pendant la belle saison,
j’accompagnais souvent grand-mère au cimetière pour arroser les
bégonias qu’elle soignait avec amour sur les tombes de son fils et de
mon oncle René, et pour visiter les autres tombes de la famille.
La maison que mes grands-parents
habitaient était une vieille bâtisse à la forme curieuse, ce qui
m’intrigua fortement. Grand-mère m’expliqua que c’était un ancien
relais de diligences. Mes arrière-grands-parents habitaient aussi
Bouzonville. Mon arrière-grand-père avait été conducteur de diligence
avant de se sédentariser comme responsable de relais de diligences. Ils
avaient été très riches et leur fortune avait été placée à Sarrelouis,
en Allemagne.
Malheureusement, quand Hitler prit le pouvoir, ils
perdirent presque tout leur argent. L’arrière-grand-père était bien
gentil avec moi, mais le pauvre homme était reclus dans un coin dont il
n’avait guère le droit de bouger, car son épouse était une femme
acariâtre et autoritaire. Moi aussi, j’étais intimidée par elle et je
la craignais un peu. Sa fille, grand-mère Lucie, était tout le
contraire, d’une extrême gentillesse. Elle me consolait toujours quand
j’étais puni.
Pendant les grandes vacances, je
retournais à Kalhausen où ma mère s’était installée avec Armand et
Yvette. Elle y tenait une petite épicerie-mercerie et vendait aussi du
vin en vrac et de la bière, ce qui lui permettait de survivre et
d’élever mon frère et ma sœur (4).
Armand s’était cassé le bras lors
d’une chute avec la trottinette ramenée de Belgique. A cette époque, la
Sécurité Sociale n’existait pas encore et les villageois
n’allaient guère consulter un médecin. Ils avaient recours à des
naturopathes qui leur vendaient force tisanes et onguents dont ils
étaient les seuls à connaître la composition. On avait aussi recours
aux rebouteurs qui réduisaient les fractures simples et soignaient les
luxations. En tout cas les deux trottinettes, la mienne et celle de mon
frère, disparurent et il n’y eut plus d’accident.
_______________
4) Ce petit commerce se trouvait au numéro 14 de la rue des fleurs, "ùff em Wélschebèersch".
Lien vers le dossier de l'A.H.K "Rebouteurs et rebouteuses"
Les jeux n’étaient pas toujours
sans danger, surtout la pratique de la luge en hiver. Nous nous
couchions sur la luge, sur le ventre, et nous nous aidions des pieds,
que nous laissions traîner par terre, pour la diriger : le pied gauche
pour aller à gauche et le pied droit pour aller à droite. Nous étions
tous équipés de sabots de bois ou de galoches, les souliers ne servant
que pour aller à la messe, en ville ou encore au village.
Nous avions un parcours de luge
éprouvé et combien exaltant, en raison des bosses du terrain qui le
jalonnaient et qu’on passait en vol plané ! Ce parcours était
dangereux, car après la dernière bosse, il fallait passer par une
ouverture étroite dans une haie et éviter un arbre qui se trouvait
juste en face. J’ai constaté à mes dépens la dangerosité du parcours,
en heurtant violemment l’arbre. La luge me donna un tel coup dans le
ventre que j’en eus le souffle coupé pendant plusieurs minutes.
Avec mes camarades, nous formions
parfois un train de luges : le premier accrochait, avec ses pieds, la
luge du second et ainsi de suite. Pour diriger le train, celui qui se
trouvait en tête guidait avec ses pieds la partie avant de la seconde
luge et les autres suivaient automatiquement. Le dernier devait se
méfier de l’amplitude du mouvement s’il ne voulait pas finir dans le
décor.
Pendant les vacances à Kalhausen,
j’aimais donner un coup de main au magasin de ma mère. J’apprenais le
dialecte (5), bien différent de celui de Bouzonville et j’allais
souvent accompagner les copains, fils de paysans. Pendant les pauses,
on se régalait de bons casse-croûte au jambon fumé
dont je raffolais.
J’étais heureux de retrouver ma
famille. Avec Armand, je jouais à la guerre, mais de façon toute
pacifique, avec des soldats de plomb étrennés pour Noël. Souventes
fois, mon futur beau-père Eugène, qui fréquentait ma mère en vue de se marier avec
elle, s’amusait avec nous le soir (6).
______________
5) En Moselle-est, c’est le francique rhénan qui est parlé, contrairement au francique mosellan de la région de Bouzonville.
6) Il s’agit
d’Eugène Dehlinger, appelé "Sébbels Uschénn", né en 1896. Il
habite Hutting, il occupe un poste aux chemins de fer et a encore un
petit train de culture. Le mariage est célébré en 1938. Eugène décède
en 1971.
Phalsbourg
C’est alors que j’appris la
décision de me faire inscrire à la rentrée au collège Saint Antoine de
Phalsbourg, tenu par les pères Franciscains (7). Qui a pris cette
décision ? Je l’ignore encore aujourd’hui. Peut-être grand-père, car ma
mère n’aurait pas pu financer la scolarité et la pension dans une école
privée.
Mais pour y être admis, il fallait
subir un petit examen d’entrée en septième. Le père franciscain me
fit faire, entre autres, une dictée. Lorsqu’il la lut, il fut très
étonné et il dut la relire, il porta un doux regard sur moi, puis sur
ma mère et avoua n’avoir jamais vu cela : 0 fautes ! Moi, je n’étais
pas surpris, j’avais l’habitude. Mais à la dictée de Pivot, ce ne
serait certainement pas pareil. Bref, je fus admis sans difficulté.
Photo des années 1960.
A l’arrière du collège se trouvent la chapelle, puis l’imprimerie.
L’aile gauche du bâtiment ne fut construite qu’en 1947-1948.
_____________
7) Le collège
Saint Antoine est administré par les Franciscains. C’est un collège
séraphique, car il accueille des jeunes qui "présentent les indices
d’une vraie vocation sacerdotale et franciscaine".
La première rentrée
scolaire a lieu le 3 octobre 1933. Les élèves vivent en internat. Le
Collège est leur milieu de vie. Ils ne quittent le Collège que pour les
vacances de Noël, de Pâques et d’été. Leur nombre varie peu : de 80 à
100.
Toute la vie d’internat, ainsi que la formation scolaire,
culturelle, religieuse (messe quotidienne, retraite annuelle,
scoutisme) sont assurées dans un cadre presque exclusivement
franciscain. Cependant, dès 1934, on fait appel à quelques professeurs
laïcs. Les élèves prennent contact avec la forêt par des promenades
hebdomadaires. Ils sont initiés au chant choral, à la musique
instrumentale, au théâtre, mais aussi à l’entretien de la maison, à
l’épluchage des pommes de terre.
Après la déclaration de la guerre,
le Collège devient un hôpital militaire français (1939-1940), puis une
caserne de la Wehrmacht, un hôpital militaire allemand (juin
1940-novembre 1944), enfin un hôpital militaire américain (évacué le 13
mai 1945).
Il rouvre ses portes à de nouveaux
élèves le 18 septembre 1945 et dès l’été suivant, les Frères
franciscains reprennent leurs activités d’avant-guerre. Le
Collège-Lycée Saint Antoine actuel est bien différent de celui des
débuts : accroissement du nombre des élèves (705 en 2003), directeur
et professeurs laïcs, mixité, externat, bâtiments rénovés et
agrandis. Les résultats scolaires restent chaque année excellents et
font toujours la renommée de l’établissement.
Sources : Brochure Antonianum 2006
A la fin du mois de septembre 1938,
je partis seul pour Phalsbourg. Je connaissais le trajet pour l’avoir
effectué avec ma mère pour l’admission : départ de la gare de Kalhausen
en direction de Strasbourg, descente à Diemeringen et changement de
train pour Drulingen, puis de nouveau changement pour un tortillard qui
flânait dans la campagne. Quand il montait une pente, il s’essoufflait
pour tirer ses deux ou trois wagons. On aurait pu le suivre à pied ! A
Phalsbourg, il me restait un bout de chemin à faire à pied pour
rejoindre le collège situé à la sortie de la bourgade, sur la route de
Strasbourg (8).
8) La voie ferrée
où circulait le tortillard fut mise en service le 1er septembre 1883 et
reliait Drulingen à Lutzelbourg, en passant par Phalsbourg. C’était une
voie métrique (les rails ont un écartement de 1 m), comme c’était le
cas de toutes les voies secondaires. Elle a été installée
principalement pour acheminer les blocs de grès des carrières de
Vilsberg, Berling et Hangwiller jusqu’au Canal de la Marne au Rhin où
ils embarquaient sur des péniches. Un service voyageurs existait
également. Au départ, le train ne reliait que Lutzelbourg à Vilsberg,
en passant pas Phalsbourg. En 1903, la ligne fut prolongée vers
Berling, Graufthal, Bust, Siewiller et Drulingen.
De nombreuses marchandises vont
transiter par ce train : pierres de construction, bois, ferraille,
machines agricoles, combustibles. Les fermières vont aussi l’utiliser
pour aller vendre les produits de la ferme au marché de Phalsbourg et
les écoliers pour se rendre dans les établissements secondaires du
chef-lieu de canton (collège et lycée).
Le service voyageurs fut arrêté en
1948 et la ligne totalement fermée le 1er septembre 1953. Les derniers
rails furent démontés en 1964, entre Phalsbourg et Lutzelbourg, pour
l’élargissement de la route. La voie ferrée a bien mérité son
surnom de "Eselbahn", la voie de l’âne, car le train ne roulait pas
plus vite qu’un âne chargé et mettait par exemple 22 minutes pour le
trajet Lutzelbourg-Phalsbourg, il est vrai en pente.
Un père s’occupait de
l’installation des nouveaux élèves et avec lui, je découvris l’immense
dortoir avec ses nombreuses rangées de lits métalliques, la grande
salle d’eau et ses lavabos individuels qui se faisaient face sur trois
rangées, les placards pour les habits et le linge, les salles de
classe, le réfectoire…et la chapelle.
J’étais le plus jeune élève de
l’établissement. Les Franciscains portaient tous une robe de bure brune
serrée à la ceinture par un cordon blanc. Au sommet du crâne, la
tonsure (petit cercle rasé) indiquait leur appartenance à la
cléricature. Ceux qui ne la portaient pas n’étaient pas prêtres, mais
frères et s’occupaient de tâches matérielles, comme le jardinage, la
cuisine, l’imprimerie ou encore l’infirmerie.
Tous portaient des sandales et
marchaient pieds nus, sauf en hiver. Un grand chapelet pendait sur un
côté, à partir de la taille. Les plus grands élèves préparaient les
deux baccalauréats, le premier après la classe de première et le
second, après la classe de philosophie (9).
La communauté franciscaine devant l’entrée du collège. 1947-1948
________________
9) Les Franciscains font partie de l’ordre des frères mineurs fondé en 1210
par saint François d’Assise. A l’image du Christ, ils tentent de vivre
une vie de grande pauvreté et de simplicité évangélique. Ils ont choisi
de s’appeler " frères ". Dans les faits, ceux qui sont ordonnés prêtres
se font appeler "pères". Ceux qui ne sont pas ordonnés sont alors des
"frères".mais tous ont professé des vœux. René fait une erreur :
aucun signe extérieur, et encore moins la tonsure, ne les
différencie. Ils ne portent pas tous la tonsure et ne marchent pas non
plus tous, pieds nus dans des sandales. Le cordon blanc porté à la
ceinture porte trois nœuds symbolisant les vœux professés : obéissance,
pauvreté et chasteté.
Je faisais très bonne impression
sur mes professeurs et fus souvent cité comme modèle pour les autres.
J’y appris une forme d’écriture spéciale, le gothique, tracée avec une
plume spéciale. Mais, j’ai tout oublié !
Après les cours, les élèves, qui
étaient tous des internes, se retrouvaient dans la salle d’études pour
faire leurs devoirs et apprendre les leçons pour le lendemain. Un père
surveillait tout ce monde studieux auquel le bavardage était
strictement interdit. Chacun disposait d’un pupitre dont le couvercle
pouvait se soulever. A l’intérieur, on rangeait les affaires scolaires,
mais certains élèves y rangeaient aussi des choses peu règlementaires,
comme des bandes dessinées (Bibi Fricotin, Les Pieds Nickelés). Mais
gare aux punitions, car " l’importation " de livres était absolument
interdite et les livres découverts étaient purement et simplement
confisqués.
Salle d’études des petits (7°, 6° et 5°).
Avant et après l’étude du matin et
celle du soir, on priait en latin le Notre Père (Pater Noster) et le Je
vous salue Marie (Ave Maria). Au début, c’était difficile pour moi, je
ne possédais pas le texte écrit, mais j’appris vite.
Les repas étaient pris au
réfectoire et surveillés par un père installé sur une estrade et qui
mangeait en même temps que les élèves. Le silence était de rigueur au
début du repas, pendant ce temps il fallait écouter une lecture
religieuse qui devait nous inciter à méditer sur le sens religieux du
message.
Puis nous avions le droit de parler, mais avec modération dans
le ton. Le repas se terminait également dans le silence.
Nous regagnions ensuite la cour où
les plus jeunes s’adonnaient aux jeux, alors que les grands se
contentaient de déambuler en discutant. Pendant le Carême, les jeux
étaient interdits et nous devions méditer le sens religieux de textes
extraits d’un petit livre prêté pour l’occasion. Pas de bavardage
non
plus dans la cour !
La toilette du matin se faisait
torse nu dans la grande salle d’eau. Un père surveillait l’opération et
contrôlait parfois la propreté des oreilles, des mains et des ongles.
C’est ce même père, le responsable de la section des petits, des moyens
ou des grands, qui accompagnait la vie des internes, depuis le lever
jusqu’au coucher et les surveillait en dehors des heures de classe. Il
dormait avec eux, dans un petit réduit placé dans un coin du dortoir,
ce qui empêchait les chahuts.
Le samedi après-midi, vers 5
heures, c’était la douche individuelle dans de petites cabines
installées au sous-sol. C’était la première fois de ma vie que j’eus
accès à une chose moderne. Mais auparavant, les plus grands,
c’est-à-dire les élèves à partir de la sixième, devaient faire le
ménage dans le collège : ils étaient répartis par équipes qui avaient
chacune un domaine particulier à nettoyer : le dortoir, les salles de
classe, le réfectoire, la salle d’eau, le sous-sol. Il s’agissait
surtout de balayer, de prendre la poussière avec un chiffon et de laver
les carrelages avec des serpillières. La réalisation du travail était
bien sûr surveillée et le résultat devait être satisfaisant.
Nous, les plus petits, nous étions
pendant le temps imparti au nettoyage, "de corvée de pluches". Une
grande bassine contenant de l’eau attendait l’arrivée des pommes de
terre. Pendant l’épluchage, en l’absence de toute surveillance,
quelques-uns de mes camarades s’amusèrent un jour à lancer des
tubercules dans l’eau, pour éclabousser les autres et le sol. Ils
riaient fort, tandis que moi, je me tenais tranquille, car par
expérience, je savais que la punition n’allait pas tarder. Subitement
la porte s’ouvrit et un père nous infligea une punition collective.
Nous dûmes réciter le chapelet entier en latin et à haute voix, tout en
continuant d’éplucher les pommes de terre. Il resta là, à nous
surveiller, et ne quitta les lieux qu’à la fin du chapelet. Et le
cirque recommença ! "Un chapelet supplémentaire", décréta le père,
qui brusquement avait de nouveau fait irruption. Plus jamais nous ne
recommençâmes ce jeu stupide, surtout qu’il nous fallut encore nettoyer
la pièce où nous étions installés !
Le samedi après-midi était aussi le
moment de rédiger par écrit nos commandes pour les articles dont nous
avions besoin : cirage, lacets de chaussures, savon, dentifrice…Je me
rappelle, entre autres, avoir commandé un jour un tube de vaseline pour
soigner mes mains qui étaient gercées par le froid et saignaient un
peu. Toutes ces commandes nous étaient facturées avec la pension
trimestrielle.
Un jour, un père (ou un frère) me pria de le suivre. « Que ce passe-t-il encore ? » me demandais-je.
Je fus introduit dans l’imprimerie
du collège. Avec une longue baguette, je dus montrer un pays sur une
carte du monde (en Asie, si mes souvenirs sont bons) et je fus pris en
photo. L’image fut reproduite dans la revue missionnaire éditée par les
Franciscains et vendue par correspondance dans certaines localités. On
me montra un exemplaire et j’étais fier du résultat. Mais jamais je ne
revis la brochure que j’aurais bien aimer posséder.
Nos vacances de Noël débutaient
après la fête et se terminaient avant l’Epiphanie. J’étais heureux de
retrouver ma famille qui n’habitait plus Kalhausen, mais l’écart de
Hutting, dans la maison que j’avais aperçue lorsque j’étais allé
chercher de l’eau à la fontaine, avec un jeune qui connaissait
l’endroit. C’était la maison dont on avait refait la toiture, la maison
de mon beau-père Eugène. Un joli cadeau m’y attendait : un autorail
qu’on remontait avec une clé et qui me procurait beaucoup de plaisir
quand il parcourait allègrement plusieurs tours sur les rails. J’étais
heureux !
La maison, actuellement propriété de Robert Neu.
Mais les vacances finies, il fallut
retourner au collège. Très vite, je fus remis dans le bain. Le jour de
l’Epiphanie me fit oublier les vacances car tous les élèves eurent
droit à une part de la galette des rois. C’était la première fois de ma
vie que je vécus cet évènement. J’ignorais que trois fèves étaient
cachées dans la galette. Je fus le premier à en découvrir une et le
père qui nous surveillait au réfectoire me fit monter sur l’estrade en
compagnie des deux autres chanceux. Et, ô comble de ma joie, comme
j’étais le plus jeune, j’eus droit à une part supplémentaire de galette
après la pose des couronnes des rois sur nos têtes.
Un peu plus tard, la grippe se mit
à faire des ravages parmi élèves, frères et pères. Comme je ne
connaissais rien à cette maladie, je demandai des explications aux plus
âgés. Leurs réponses (mal de tête, fièvre, lassitude, douleurs dans
tout le corps) me furent de peu de secours. C’était à midi. Le soir, en
prenant place à la table pour souper, je me sentis tout bizarre. La
tête me tournait et je n’avais aucune envie de manger. Le père de
surveillance s’approcha de moi, tâta mon front et me fit conduire à
l’infirmerie où on diagnostiqua la grippe.
Je fus emmailloté des pieds
au cou, bras compris, dans des draps bien trempés dans de l’eau chaude
et mis à la diète. Cette opération fut répétée de jour comme de nuit,
plusieurs fois. Au bout de trois jours, la fièvre avait bien diminué et
j’eus droit à des oranges et du lait chauffé. Peu à peu, la nourriture
devint plus consistante, et après huit jours, j’étais rétabli et
déclaré apte à retourner en classe. Je fus le dernier malade. Pendant
la période des soins, il fallut se laver avec du savon noir et le frère
infirmier eut beaucoup de mal à me convaincre que ce savon ne me ferait
pas ressembler à un nègre !
Le soir du Jeudi-Saint, je fus
choisi pour figurer un des douze apôtres dont les pieds seraient lavés
pendant l’office. Je refusai catégoriquement car je n’avais pas lavé
les miens le matin et je craignais qu’ils ne sentissent pas bon et que
j’eusse une punition.
Bientôt Pâques approcha. Nous
étions encore au collège pour y célébrer cette fête de la Résurrection
de Jésus. Après la messe solennelle, les plus jeunes élèves furent
invités à chercher les œufs de Pâques cachés dans le gazon et sous les
petits sapins qui bordaient la cour. Quelle joie ! Jamais je n’avais
connu une telle fête !
Pendant les vacances passées à
Hutting, je pus constater l’énorme différence du niveau de vie ici avec
le collège. La toilette se faisait pour tous les membres de la famille
dans la cuisine où l’eau coulait sur l’évier de grès grâce à la pompe
actionnée à la main. Pour avoir de l’eau chaude, il fallait la chauffer
sur la cuisinière. Ma mère et ma sœur attendaient que tous "les hommes"
fussent au lit pour faire leur toilette. Nous ne disposions pas encore
de l’électricité, donc pas de radio ! Pourtant, la ligne électrique
passait à quatre cents mètres environ du hameau. On s’éclairait avec
une lampe à pétrole dans la cuisine et un lustre à pétrole dans la
salle à manger, la "Schdobb". Les W-C étaient situés à l’extérieur, à
l’arrière de la maison. C’était un assemblage de planches qui
n’incitait personne à s’y s’attarder en hiver.
Dès le printemps, nous profitions
beaucoup de la cour du collège pour jouer surtout à cache-cache. Nous
savions tous qu’il était interdit de franchir la limite des petits
sapins de la cour. Tout à la joie de ce jeu, après avoir vérifié que
personne n’était là pour nous surveiller, nous nous glissâmes, deux
camarades et moi, derrière les sapins. Le soir, avant le repas, le
père-préfet responsable de la section des petits, demanda aux
désobéissants de se dénoncer. A la première injonction, personne ne se
leva. A la deuxième, les deux camarades fautifs se levèrent, mais pas
moi, croyant être sûr de ne pas avoir été vu. Le père me prit alors au
collet et me fit asseoir à une table inoccupée. Ce soir-là, je n’eus
rien à manger, mais cela n’était pas prévu dans la punition. C’est
seulement à la fin du repas que le père remarqua cette anomalie.
C’était mon cousin Charles, le neveu de mon père, qui avait tout
bonnement oublié de me servir. Ne l’avait-il pas fait exprès ?
Le jeudi après-midi, si le temps le
permettait, on allait se promener en groupe, sous la direction du père
responsable, ou bien on pratiquait des jeux dans la cour. Les
promenades nous menaient en direction de Bonne Fontaine ou de l’autre
côté, vers Bois de Chêne. Bonne Fontaine était un lieu de pèlerinage
niché dans un joli cadre de verdure, géré par les Franciscains et où
coulait une source miraculeuse.
De grands jeux collectifs à thème
étaient aussi organisés pendant les promenades. Un jour, on nous emmena
sur un terrain vague où poussaient à foison des genêts très fleuris.
Nous fûmes partagés en deux équipes. Chacun d’entre nous reçut, pour le
bras gauche, un brassard dans lequel on fichait une bande de papier
journal pliée plusieurs fois. Quelques grands élèves en eurent deux,
c’était les officiers. Ils ne pouvaient être attaqués que par des
gradés comme eux, mais ils pouvaient agresser de simples soldats à une
bande. Celui qui se faisait arracher la bande de papier était considéré
comme prisonnier et ne pouvait plus combattre. Il devait alors se
rendre à un endroit désigné d’avance qui figurait le camp de
prisonniers. « Que voilà un beau jeu », me dis-je !
Les touffes de genêts étaient
idéales pour s’y cacher et surprendre un adversaire inattentif. Le camp
gagnant serait celui qui aurait fait le plus de prisonniers. Tout à
coup, je découvris une nichée de levrauts blottis dans une touffe de
genêts. Qu’ils étaient mignons ! Un camarade de mon camp me rejoignit,
mais cette distraction causa notre perte, nous fûmes faits prisonniers.
De toute façon, notre groupe avait déjà perdu la bataille.
Promenade en bon ordre !
Le troisième trimestre fut marqué
par l’ordination de plusieurs prêtres un dimanche matin. L’après-midi
fut marqué par la confirmation de quelques élèves, dont moi. J’eus
l’honneur de servir la messe d’ordination célébrée par un évêque. Mon
rôle était de tenir parfois la crosse de l’évêque et de porter le
coussin sur lequel reposait la mitre, quand il ne la portait pas.
J’étais fier ! Le moment le plus émouvant était celui où les futurs
prêtres étaient allongés sur le sol, devant l’autel, face à terre,
jambes et bras allongés tandis que l’on chantait la litanie des saints
en latin. L’après-midi m’a moins marqué car je ne savais pas trop ce
que signifiait cette "confirmation". Ce n’est que plus tard que je
compris : on affirmait vouloir vivre en chrétien, on renouvelait les
vœux de baptême. Bien sûr, le menu de cette fête était exceptionnel et
tout le monde était ravi.
La chapelle est sobre et lumineuse.
Les deux confessionnaux sont visibles au début de la nef.
Le chœur est entouré de plusieurs absidioles, avec autel,
permettant à plusieurs pères de dire leur messe simultanément.
En cours de promenade, nous
chantions et chacun avait son fascicule de chant, sauf les plus âgés.
Je me souviens avoir croisé un jour un groupe de jeunes qui portaient
tous une casquette aux parements dorés avec l’inscription EPS (Ecole
Primaire Supérieure). Ces jeunes devaient passer l’examen du Brevet
Supérieur qui permettait, après concours d’être admis à l’Ecole Normale
d’Instituteurs. J’étais un peu jaloux de cette belle casquette.
Vers la fin du troisième trimestre,
nous fûmes mis au courant du danger de la guerre qui se préparait suite
aux agissements de Hitler. Toutes les vitres et les ampoules furent
badigeonnées d’une peinture d’un bleu foncé. On organisa des exercices
d’évacuation du collège de jour et de nuit pour aller se réfugier dans
le sous-sol. Aujourd’hui, je me demande si cela aurait servi à quelque
chose. Et l’année scolaire terminée, je rentrai à Hutting.
Année scolaire 1959-1960.
Les élèves et la communauté éducative (10 pères, 3 frères et 2 laïcs).
La guerre arrive
Au mois d’août, les craintes d’une
guerre imminente se précisèrent. Une lettre du collège de Phalsbourg
nous pria de retirer nos affaires personnelles restées là-bas. Ce fut
un long voyage à travers tout le département. Hutting, Phalsbourg,
Lutzelbourg, Metz, Bouzonville, où ma mère et moi passâmes la nuit. Le
lendemain, retour par Hargarten, Béning et Sarreguemines, pour revenir
à Kalhausen. Pourquoi ce voyage à travers le département ? Tout
simplement pour récupérer mes affaires et aussi revoir la famille avant
la guerre.
Au cours du même mois, mon
beau-père Eugène et moi, nous nous rendîmes à Aulnoy-sur-Seille où les
services de la Préfecture s’étaient repliés. Nounou Emile y était chef
de bureau. Tante Gabrielle nous apprit qu’en cas d’invasion allemande,
leur famille serait obligée de rejoindre Nancy. Comment se présentait
l’avenir ? Personne ne pouvait le savoir.
Et la catastrophe arriva. Le 1er
septembre 1939, toutes les localités situées dans une bande de 15
kilomètres de large environ le long de la frontière reçurent l’ordre
d’évacuation. Il fallait tout quitter. On ne pouvait emmener que le
strict nécessaire. Mais nous avions encore de la chance dans le
malheur, car nous disposions d’une charrette et de vaches pour la
tirer. Mon beau-père Eugène et le chef de gare de Kalhausen étaient
réquisitionnés pour organiser le trafic des trains de l’armée.
Dans la soirée, tous les habitants
de Kalhausen se rassemblèrent sur la place du village, devant l’église.
Le maire et les conseillers municipaux pointèrent les membres de chaque
famille. Contrairement aux habitants de Kalhausen qui rallièrent
Réchicourt-le-Château pour embarquer dans des trains en direction de la
Charente, nous rejoignîmes Drulingen, puis Phalsbourg et enfin
Dannelbourg. Ce village n’avait pas été évacué. Comme mon beau-père Eugène
possédait une moto, il retourna à Kalhausen avec le chef de gare pour y
organiser les transports militaires. Nous ne restâmes que trois ou
quatre semaines sur place. Nous étions logés dans une petite maison où
nous nous sentions à l’étroit. A l’époque, les vacances d’été se
terminaient le 30 septembre. Les salles de classe étaient d’ailleurs
occupées par des soldats.
Au début de notre séjour, nous
étions ravitaillés par la commune qui avait organisé une "popote" où
j’allais chercher le repas de midi. Ce n’était pas extraordinaire comme
menu ! Désœuvrés, Armand et moi, nous errions de ci de là. Un jour, un
joli tas de rondins de sapins nous donna l’idée de construire une
cabane dans le verger qui faisait suite au potager, non loin de l’orée
de la forêt. Mais, ô malheur, nous ignorions que ce bois était réservé
pour être vendu aux enchères et trois ou quatre jours plus tard, à
notre grand regret, nous dûmes remettre ces rondins à leur place : il
n’en manqua aucun !
Beau-père Eugène et son chef de
gare étaient maintenant affectés à la gare de Diemeringen. Nous
déménageâmes avec nos quelques affaires dans un logement exigu se
composant d’une cuisine et de deux chambres, situé à Mackwiller. Entre
temps, il avait réussi à ramener de Kalhausen la plus grande partie de
notre mobilier et nos affaires. Et il fallut retourner à l’école
primaire de ce village qui en comptait deux : une catholique et une
protestante. Chacune de ces écoles ne comptait qu’une seule classe
regroupant les élèves de six à quatorze ans. A l’époque, surtout en
Alsace, il ne fallait pas mélanger les religions !
C’était une maîtresse déjà âgée qui
était chargée de l’école catholique. Je fus affecté au cours de fin
d’études ainsi qu’un autre élève également réfugié et dénommé René,
comme moi. Nous étions assis côte à côte, au dernier rang, à côté de
quelques filles. Notre famille habitait dans un écart du village, sur
la route de Diemeringen à Durstel. C’était la dernière maison.
Tous les immeubles (maisons,
granges, hangars) fourmillaient de soldats. Or la "popote" militaire
fonctionnait dans un bâtiment ouvert sur un côté, tout près de notre
logement. Quand j’étais libre, je distribuais les rations dans les
gamelles de ces militaires dépaysés dont certains étaient de race noire
et étaient venus des colonies pour défendre leur "patrie".
Un soir, le menu était constitué
d’une bouillie de riz chocolatée guère appréciée de ces pauvres hères.
Et le reste, une grande marmite pleine, me fut donné par le cuisinier.
Nous, les enfants, nous nous sommes régalés pendant trois jours de
cette délicieuse manne.
Je fis aussi connaissance d’un abbé
en tenue militaire qui m’aimait bien. Il m’offrit un jour des tartines
de rillettes délicieuses, "fabriquées maison", c’est-à-dire sur
place, par un soldat qui avait tué un cochon certainement
récupéré dans la zone évacuée. J’étais aussi garçon de courses pour
acheter
du "pinard" à l’épicerie. Le vin se vendait à l’époque
en vrac, dans un récipient apporté par le client. Parfois je recevais
quelques piécettes d’un à dix centimes qui me permettaient d’acheter
des gâteries : abricots séchés, cacahuètes, bonbons…
Entre midi, les soldats occupaient
la salle de classe pour écrire des lettres à leur famille. La maîtresse
n’appréciait guère et se plaignit plusieurs fois à leur chef pour
désordres, papiers sur le sol…Mais les vrais fautifs étaient certains
élèves, qui profitaient du départ des soldats pour entrer dans la salle
de classe et y faire de bêtises dont étaient ensuite accusés les hommes
de troupe.
Cette période était excitante pour
moi et mon camarade René, car du point de vue intellectuel, nous
dépassions largement les autres élèves. La maîtresse m’avait baptisé
René 1 et mon camarade était René 2, elle avait enfin compris qu’en
appelant René, tous les deux se levaient et aucun ne savait à qui cela
était adressé.
Un jour, la maîtresse m’interrogea
sur la formation du pluriel des noms. Aussitôt, René 2 me souffla : «
Deux s ! » C’est la réponse que je donnai et la punition tomba aussitôt
: « 50 fois. Pour former le pluriel, on n’ajoute qu’un seul s. » Puis
René 2 fut interrogé sur la formation du féminin et sa réponse fusa : «
Deux e, mademoiselle ! » Lui aussi écopa de 50 fois. Les filles se
marraient en douce, tête baissée.
Comme la maîtresse profitait de la
récréation pour monter dans son logement de service, nous étions sans
surveillance. Un jour, quelqu’un eut l’idée de visiter pendant la
récréation, un "bunker" situé non loin de l’école. Les petits ne
furent pas mis au courant de ce projet. Tous les grands s’éclipsèrent
donc discrètement pour faire la connaissance approfondie d’une
casemate, ce qui demanda un certain temps, car les deux René ne
manquèrent pas de faire étalage de leurs connaissances au sujet des
meurtrières, du béton armé et du blindage des ouvertures.
Mais quand notre équipe rejoignit
enfin l’école, la récréation était terminée depuis longtemps et la
maîtresse "s’arrachait les cheveux" au sujet de la mystérieuse
disparition d’une partie des élèves. Nous fûmes sévèrement réprimandés
et nous promîmes avec conviction de ne plus jamais recommencer, non
sans expliquer auparavant le but pédagogique de notre escapade.
Notre chère maîtresse détestait
l’odeur des cacahuètes. Grâce à "mes pourboires" d’origine militaire,
tous les grands profitaient d’en manger avant l’entrée en salle de
classe. Toutes les haleines étaient infectes et elle n’arrivait pas à
trouver l’origine de cette "épidémie" qui avait gagné les grands.
J’étais "riche" par rapport aux
autres, car je me faisais aussi de l’argent de poche, en tant qu’enfant
de chœur à l’occasion de baptêmes, non seulement à Mackwiller, mais
aussi dans les villages voisins de Thal-Drulingen et Berg. Le curé, qui
habitait Thal et qui desservait aussi Mackwiller, avait appris par
l’aumônier militaire que j’avais été élève du collège Saint Antoine de
Phalsbourg. Il se proposa de me donner ainsi qu’à l’autre René, des
cours de latin. Pour moi, c’était une initiation, je ne connaissais que
le latin d’église, plutôt de servant de messe, que je répétais bêtement
sans le comprendre.
Chaque jeudi matin, je filais à
bicyclette (un vieux "clou" !) jusqu’à Thal, situé malgré son nom sur
une colline, alors que Berg se trouve dans la vallée ! Les cours de
latin duraient deux heures et ne coûtaient rien. Et moi, j’étais
heureux !
Le curé m’avait aussi chargé de
former des enfants de chœur à Mackwiller. Cette fonction me plut
beaucoup. Le jeudi après-midi donc, je leur apprenais le vocabulaire
latin en usage lors de la messe et faisais des exercices pratiques dans
la petite église, en jouant le rôle du prêtre. Or, un jour, notre
maîtresse fit irruption dans l’église et que vit-elle ? René 1
encensant l’autel et bénissant des paroissiens imaginaires au moyen du
goupillon en disant : « In nomine patris et filii et spiritus sancti.
», les apprentis servants de messe répondant : « Amen. » Cette bonne
dame cria au blasphème et s’en ouvrit au curé qui, après quelques
explications de ma part confirmées par mes camarades, éclata de rire
devant la maîtresse médusée.
Puis arriva le jour de la Communion
Solennelle à Thal, pour les trois paroisses. C’était bien sûr moi, le
chef des enfants de chœur. Après la messe, alors que je m’apprêtais à
rentrer à la maison, sachant que je devais de toute façon revenir dans
l’après-midi pour les vêpres, le curé m’invita à rester déjeuner dans
une des familles concernées par la Communion. La famille s’est montrée
si accueillante, si sympathique que je ne pus refuser. Le menu de la
journée était simple, mais délicieux : bouchées à la reine, pot-au-feu
au gros sel, le tout accompagné de salades, puis le soir, coq rôti au
four accompagné de légumes, sans oublier chaque fois les desserts :
gâteaux, tartes et fruits. Je fus choyé par la famille et j’eus même
droit à un verre de liqueur ! Le soir, après le dîner, je rentrai à
Mackwiller, heureux et comblé, sur mon vieux biclou.
Beau-père Eugène et le chef de gare
s’absentaient souvent avec la moto. Un jour, ils rentrèrent avec une
automobile, chose rare pour l’époque. D’où provenait-elle ? Je ne
saurais le dire. Toujours est-il qu’ils firent alors un voyage à Paris.
Je croyais rêver. Paris ! Quel évènement ! Au retour, ils racontèrent
leur séjour dans la capitale. D’après leur récit, il me sembla que leur
principal but de voyage avait été "les Folies Bergères" et "le
Moulin Rouge". Je ne pouvais pas m’imaginer ce que c’était, car la
télé et les magazines n’existaient pas.
L’hiver 39-40 était rude et les
deux ruisseaux étaient saisis par la glace, ce qui nous permit de les
franchir sans problème pour raccourcir le trajet de l’école. Un jour
pourtant, la glace céda et mes pieds furent trempés. J’en étais quitte
pour revenir à la maison me changer et rattraper le retard. Armand
avait eu plus de chance, il était passé sans encombre.
Le printemps arriva et je trouvai
une nouvelle occupation : la pêche aux goujons que j’avais observés à
travers l’eau cristalline, sur un banc de sable. C’était une méthode de
pêche originale : on disposait au fond de l’eau une bouteille dont le
fond avait été coupé, ouverture vers l’amont. Le goulot était obstrué
par un bouchon de liège et une ficelle était attachée à la bouteille.
Un bout de pain était placé dans la bouteille et servait d’appât. Quand
je jugeais que le nombre de goujons dans la bouteille était suffisant,
je tirai un coup sec sur la ficelle et la bouteille atterrissait sur
l’herbe. Je recommençais plusieurs fois pour avoir la quantité de
poissons suffisante pour une friture. Après le nettoyage des poissons,
ma mère nous préparait une bonne friture dont tout le monde se régalait.
Le mois de mai arriva et fut celui
qui nous causa les premiers soucis de la guerre, après ceux de
l’évacuation. Jusque là, on avait parlé de "Drôle de Guerre", car
rien ne s’était encore passé dans notre région. Mais là, les Allemands
avaient envahi la Hollande, la Belgique et la menace d’une attaque
contre la France se précisait. Des avions ennemis sillonnaient déjà le
ciel et les masques à gaz civils devaient accompagner toute personne
circulant dehors. Un jour, un avion ennemi survola notre maison et
aussitôt les soldats tirèrent dans sa direction, tout en blaguant. Je
me posais des questions :
« C’est ainsi qu’on fait la guerre ? » Et
l’avion disparut.
Une autre fois, des "Messerschmitt" manoeuvraient dans le beau ciel bleu de mai. Nous, les enfants,
conformément aux instructions reçues, nous enfilâmes notre masque à
gaz. Nous ressemblions à des bêtes curieuses. Mais imaginez la peur de
notre chère maîtresse, en nous voyant ainsi défigurés, faire irruption
dans la salle de classe. Ce fut un tollé général ! Tout de suite, après
nos explications, elle décida de nous renvoyer à la maison, vu le
danger potentiel pour ses élèves.
Le lendemain, tout était calme et
nous reprîmes "courageusement" le chemin de l’école. L’après-midi,
les grands (les 12-14 ans) eurent à dessiner de mémoire une fraise avec
son feuillage. Or, au cours du trajet vers l’école, une des filles qui
habitaient avec nous l’écart de la route de Durstel, nous avait raconté
qu’elle allait jouer un petit tour à cette bonne demoiselle
d’institutrice. A la fin de l’exercice de dessin, assise à son bureau,
l’institutrice se mit à contrôler l’exécution artistique de la fraise.
Lorsque mon tour arriva, elle trouva que ma fraise ressemblait plutôt à
une pomme, vu sa taille. J’étais outré ! Soudain, elle bondit de sa
chaise, tout en criant :
« Mon Dieu, mon Dieu, ça me démange de partout ! » Et elle se mit à se gratter le dos, le cou, la poitrine…
« Rentrez immédiatement à la maison, mes enfants ! Pas de devoirs.»
Bien sûr, elle ne fut pas
obligée de le répéter deux fois. Que s’était-il passé ? La fille en
question avait ouvert une petite boîte contenant des fourmis qui ne
demandaient pas mieux que de se promener partout, surtout sur le corps
de notre maîtresse, provoquant des démangeaisons. Comme nous avons ri
sur le chemin du retour !
N’empêche, notre bonne maîtresse a
su me donner le goût de la lecture. Elle choisissait toujours un livre
dans la bibliothèque et lisait à la classe le début de l’histoire. Puis
elle demandait qui voulait lire le livre pour connaître la suite. Je
levais souvent le doigt et je dévorais le livre en une soirée. J’en
reprenais un autre le lendemain. C’est ainsi que je devins "accro" à
la lecture.
La période allemande
L’arrivée des Allemands
Un beau jour, les soldats français
nous quittèrent, pour aller où ? Personne ne le savait. Le chef de gare
et beau-père Eugène nous apprirent que les Allemands étaient tout
proches. Je pensais les voir arriver de Diemeringen, mais ils vinrent
de Durstel. Je n’y comprenais plus rien, ce n’était pas de ce côté
qu’ils devaient venir. Comment expliquer cette surprise ? Tout
simplement par l’invasion de la Belgique, pourtant pays neutre. Ils
avaient envahi le nord de la France et prenaient donc les troupes
françaises de la ligne Maginot à revers. Et les soldats français
avaient reçu l’ordre de se replier. Tout cela, je ne le compris que
plus tard, lorsque je pus me documenter.
Je me trouvais devant la maison de
Mackwiller, lorsqu’une moto avec side-car s’arrêta. Deux soldats
allemands en descendirent et, claquant des talons, le bras tendu à
hauteur des yeux et le corps droit, me saluèrent d’un tonitruant « Heil
Hitler ! » L’un d’eux devait être un officier et il s’adressa à moi
dans sa langue natale, mais je ne comprenais pas grand-chose. Le
propriétaire de notre maison arriva alors et les reçut fort
aimablement, ce que j’eus du mal à comprendre. Moi, j’observais nos
ennemis d’abord avec circonspection, mais je l’avoue franchement, ils
me firent ensuite bonne impression : ils étaient bien habillés, ils
étaient polis, ils avaient l’air aimable. Les soldats français que
j’avais appris à connaître, au contraire, n’étaient pas à leur hauteur
avec leur tenue débraillée, leurs bandes molletières et leur grand
manteaux brun. Les Allemands étaient vêtus correctement et proprement :
bottes lustrées, mains gantées, fière casquette sur la tête…et
non ce calicot porté négligemment !
Voici donc les Allemands sur place
! Quelques jours plus tard, nous déménageâmes à Diemeringen, dans une
maison plus spacieuse située en direction
de Wingen. Il n’y avait plus
classe, je m’ennuyais fermement et j’en profitais pour découvrir le
bourg et ses alentours.
Le retour à Hutting
Quelques semaines plus tard, fin
août 40, beau-père Eugène annonça que le retour à Kalhausen était
autorisé. Nous retrouvâmes enfin, après pratiquement un an d’absence,
notre maison de Hutting qui heureusement n’avait pas subi de dégâts.
Grâce à son emploi de cheminot et sa présence fréquente sur les lieux,
il avait pu surveiller la maison et préserver ainsi le mobilier
restant. Nous avons donc eu peu de dédommagements de guerre par rapport
à d’autres familles qui rentrèrent plus tard et retrouvèrent leur
demeure saccagée. Désormais nous étions, pour un moment, les seuls
habitants de Hutting.
Ce fut pour nous, les enfants,
l’occasion de fouiner un peu partout. Devant l’église de Kalhausen, sur
la place du village, traînait une belle bicyclette abandonnée. Je
voulus me l’approprier, mais ma mère me l’interdit fermement. Elle, par
contre, en profitait pour s’accaparer de certaines choses qui
l’intéressaient. "Fais ce que je te dis, mais pas ce que je fais.",
aurait pu être sa morale.
Nous devions subvenir à nos besoins
par nos propres moyens. Au village abandonné, il n’y avait encore rien.
Par contre, en Alsace Bossue, à Diemeringen, qui n’avait pas été
évacué, on pouvait trouver de tout. Chaque semaine, je devais me rendre
à vélo à la brasserie de Lorenzen, distante d’une douzaine de
kilomètres, pour y acheter un bidon à lait plein de morceaux de levure
de bière destinée à la fabrication de belles miches de pain qui se
conservaient à la cave pendant une semaine.
Je pédalais allègrement sur
un vieux "biclou", regrettant amèrement ne pas posséder le beau vélo de
la place de l’église. Et plus d’une fois, je revenais
de mon voyage,
trempé jusqu’aux os par des averses orageuses.
A Hutting bivouaquaient des soldats
allemands gardant des prisonniers français chargés de réparer le pont
de chemin de fer qui avait été démoli pour empêcher les Allemands
d’avancer. Parmi ces Français, il y avait quelques hommes de couleur
"café" qui étaient venus en France pour défendre leur "patrie". Tous
ces prisonniers souffraient de faim et de soif. Parfois, je leur
apportai quelque nourriture et de l’eau. Les Allemands me laissaient
faire sans rien dire. Certains prisonniers étaient prêts à donner
n’importe quoi pour un peu de nourriture, mais je ne me laissai jamais
aller à ce troc honteux.
Entre temps, je parlais déjà un peu
l’allemand courant. Un jour, un gradé allemand me demanda si mon
beau-père battait ma mère. Je tombai des nues et restai muet. Sur sa
demande réitérée, je répondis avec conviction n’avoir jamais remarqué
pareil comportement de la part d’Eugène. Je ne voyais pas mon
beau-père battre ma mère, il était très gentil avec les enfants.
Ce n’est que récemment que ma sœur Yvette me donna des explications.
Selon elle, ma mère provoquait son mari et il en arriva parfois à de
telles réactions. Pourquoi ? Parce qu’elle voulait hériter de son mari
pour ses enfants. En effet, la maison de Hutting était un bien
personnel d’Eugène, qu’il avait hérité de ses parents et nous, les
enfants, n’avions aucun droit, puisqu’il n’était pas notre père.
Ainsi, elle faisait tout ce qui
était possible pour qu’elle soit déclarée héritière de la maison en cas
de décès de son mari et elle obtint ce qu’elle voulait.
Un acte
notarial retrouvé après la mort de ma mère le confirme.
Une autre civilisation commence
Les habitants du village revinrent
en septembre 40 et trouvèrent leur maison saccagée. Les troupes
françaises avaient brûlé tout ce qui pouvait l’être : meubles, stock de
bois, poutres du toit, planchers, car l’hiver avait été rude. De plus,
beaucoup de soldats provenaient de régions au climat plus doux.
Théoriquement, cela était strictement interdit, mais vu les
circonstances, c’est explicable.Toute guerre a inévitablement des
conséquences anormales.
Nos soldats détruisaient et volaient, alors
qu’ils étaient censés protéger nos biens et nous défendre… et pendant
ce temps on incitait les Français à leur envoyer des gants, des
chandails, des sous-vêtements chauds…
La "Volksschule", l’école du
peuple, démarra aussitôt en septembre. L’instituteur allemand nous
initia à la lecture et à l’écriture gothiques, ce qu’on appelle la "Spitzschrift" ou "Sütterlin". Ce ne fut pas facile pour beaucoup
d’élèves, mais je m’en sortais très bien. Je sais actuellement encore
lire
cette écriture, et un peu moins l’écrire à cause des majuscules.
L’école était meublée de mobilier
hétéroclite récupéré un peu partout : les chaises, les bancs, les
tables étaient tout, sauf du mobilier scolaire. Tout avait aussi
disparu pendant la Drôle de Guerre. Chaque semaine, je devais me rendre
à vélo à Rohrbach pour y chercher des fascicules spécialement imprimés
pour les écoliers mosellans et appelés "Der Schulhelfer", l’aide
scolaire, en vue de l’acquisition et de la pratique de la langue
allemande qui a une tout autre structure "phraséologique" que la
langue française. Exemple : le participe passé est rejeté à la fin de
la phrase (J’ai mangé du pain. Ich habe Brot gegessen.). Cette revue
était d’abord rédigée dans les deux langues, puis uniquement en
allemand. La germanisation était en route !
Je me rappelle d’une leçon de
géographie pour la section des grands : le maître nous parla du Rhin,"Vater Rhein" : sa source, l’altitude, les pays traversés ou longés,
les villes arrosées, son estuaire, sa longueur…Bref, c’était un cours
magistral, au contenu très développé. Tout cela, sans aucun document,
sans photos, sans carte. Après la leçon, chaque élève devait reprendre,
par écrit, sur l’ardoise, certains détails de la leçon. Puis le maître
contrôla les réponses. Presqu’aucun élève n’avait noté quelque chose de
cohérent. Le premier élève contrôlé demanda mon ardoise pour répondre,
puis le second. Au troisième, le maître remarqua que c’était toujours
le même texte. Il flaira la supercherie, saisit l’ardoise et se mit en
quête de trouver celui qui ne possédait plus son ardoise. Bien sûr
c’était moi, le coupable. J’eus droit à un beau sermon sur la tricherie
et il réprimanda les autres pour leur inattention. Je ne fus pas puni
et à la fin de l’année scolaire 1940-1941, il me fit admettre à la "Oberschule " de Sarreguemines, au lycée, dans la " Klasse 1" la
sixième.
L’Oberschule comptait huit années
de scolarité pour obtenir l’ "Abitur", l’équivalent du baccalauréat :
Klasse 1, la 6°, Klasse 2, la 5°, Klasse 3, la 4°, Klasse 4, la 3°,
Klasse 5, la 2°, Klasse 6, la 1ère, Klasse 7, la préterminale, Klasse
8, la terminale. Les élèves aux résultats insuffisants étaient éliminés
au fur et à mesure.
Les notations se faisaient ainsi :
1, "sehr gut" (très bien), 2, "gut" (bien), 3, "befriedigend" ou
"zufriedenstellend" (satisfaisant), 4, "ungenügend" (insuffisant).
Auparavant, il existait un 4, "ausreichend" (passable) et un 5,"
mangelhaft" (insuffisant).
Après 1943, les élèves, à partir de
16 ans révolus, devaient servir dans le "Luftwaffenschutz",
auxiliaire de la "Flak ", la DCA allemande (la Défense contre Avions).
L’Oberschule de Sarreguemines était
aussi fréquentée par des lycéens provenant du land de Sarre
(Saarland) et habitant des localités proches de Sarreguemines et
situées dans les vallées de la Sarre et de la Blies. Certains
professeurs étaient d’origine mosellane ou alsacienne et poursuivaient
leur carrière, malgré l’annexion : Braun, Cichoky (lettres), Sonntag
(mathématiques), Muller (anglais), Hiegel (histoire-géographie).
Cette première année de lycée ne
fut pas catastrophique pour moi, puisqu’à la fin de l’année scolaire,
je fus admis directement en troisième année. Que dire des professeurs ?
La plupart étaient très corrects.
Le professeur principal, Monsieur Welsch, nous enseignait l’anglais et
l’allemand. Je me rappelle d’un sujet de rédaction :
"Großmutter
erzählt ein Märchen." (grand-mère raconte un conte).
J’obtins une très bonne note pour
avoir bien cadré l’histoire dans la pénombre du soir, à la lueur du feu
dans la cheminée. Pendant les cours d’anglais, il en reçut des
postillons dans la figure, quand il nous enseignait la prononciation du
son "th", le bout de la langue devant s’insérer entre les deux
rangées de dents !
Les programmes n’étaient pas
chargés et les devoirs demandaient peu de temps. Les cours débutaient à
8 heures pour se terminer à 13 heures, tous les jours, du lundi au
samedi. Le matin, à 6 heures et demie, je prenais le train à la gare de
Kalhausen, en compagnie des ouvriers et employés qui travaillaient à
Sarreguemines. Les lycéens qui arrivaient au lycée en avance sur
l’horaire trouvaient accueil dans la salle de musique où trônait un
piano à queue fermé à clef bien entendu. Il n’y avait aucune
surveillance et je puis affirmer qu’en général on se tenait tranquille,
car on craignait la discipline allemande. Il en était de même tant
qu’un professeur n’était pas encore arrivé.
L’hiver 42-43 fut très dur et une
couche de neige de près d’un mètre recouvrait le sol et resta jusqu’en
février. Nous construisîmes, dans les prés, des igloos au moyen de
grosses boules de neige taillées à la bêche en forme de
parallélépipèdes. Les igloos n’étaient pas fermés au sommet et des
meurtrières étaient pratiquées dans les murs pour pouvoir observer
"l’ennemi" sans danger. Il y avait deux camps, les défenseurs et les
assaillants. Le combat commençait au signal. Tout "soldat" touché par
une boule de neige était considéré comme mort et devait cesser le
combat. Le gagnant était le dernier survivant !
Une autre de nos activités
préférées était la "navigation" sur l’Eichel, rivière qui passait à
Hutting. A notre retour de l’évacuation, nous avions trouvé dans la
nature des caissons en métal renfermant encore des munitions pour
mitrailleuses. Nous les avions vidés de leur contenu et fait exploser
plusieurs de ces bandes de balles en les jetant dans le feu. Ces jeux
stupides nous furent interdits par nos parents à cause du danger, mais
les caissons devinrent des embarcations de fortune, pour notre plus
grand plaisir. Avec six caissons, arrimés entre eux, deux par deux,
nous fabriquions un radeau qui nous permettait de naviguer sur les
mares formées par les inondations ou les fortes pluies, et même sur
l’Eichel. Une latte en bois nous servait alors de rame.
Pour nous, tout se passait bien,
mais il en fut autrement pour notre copain Raymond Herrgott. Un jour,
alors qu’il s’adonnait à la navigation sur une mare, l’un de nous lui
cria : « Attention, l’eau rentre par l’arrière ! »
Il se pencha alors vers l’avant et
l’eau rentra par la proue. Il fit alors exprès de se balancer plusieurs
fois d’avant en arrière, de sorte que l’embarcation prit l’eau et
sombra. Raymond prit pied dans la grande flaque d’eau, fier d’avoir pu
sauver son embarcation, mais trempé jusqu’aux os. A la maison, une
bonne paire de claques fut la réponse à son naufrage, mais il ne s’en
offusqua pas.
Quelques jours plus tard, il connut
encore une fois les périls de la navigation. Lui et moi, nous
naviguions paisiblement sur l’Eichel. Soudain, il voulut satisfaire un
besoin naturel et décida d’accoster sur la rive gauche, moins escarpée
que la droite. Il se dressa dans l’embarcation et agrippa une branche
de saule. Mais ce mouvement chassa l’embarcation vers le milieu de la
rivière et voilà mon Raymond, accroché à sa branche et les jambes dans
l’eau ! La branche pliait de plus en plus, sous le poids, et Raymond
s’enfonçait de plus en plus dans l’eau froide de ce mois d’octobre.
Finalement, elle céda et Raymond se retrouva dans l’eau jusqu’à la
poitrine. Pour retourner sur la rive droite et pouvoir rentrer à
Hutting, il dut faire un détour et traverser la rivière sur un tronc
d’arbre providentiellement tombé en travers. Il se tira de cette
mésaventure avec une bonne bronchite et aussi une raclée mémorable qui
lui fit passer l’envie de jouer au capitaine de bateau.
Notre joyeuse troupe insouciante. Le plus grand, c’est moi.
La pêche aux grenouilles était
moins dangereuse que la navigation et j’étais un fan de cette activité
qui nous permettait d’améliorer l’ordinaire en cette période de
restrictions. Au printemps, à la nuit tombante, je me dirigeais vers un
de ces vallons inondés par les crues dues à la fonte des neiges. Equipé
d’un sac de jute et d’une lampe de poche, je m’approchai doucement de
bord de l’eau, guidé par les coassements. J’allumai la lampe de poche
et la lumière aveuglait les batraciens. Avec ma main libre, il ne me
restait plus qu’à attraper les bestioles et les fourrer prestement dans
le sac. Au bout d’une heure, j’en avais parfois une centaine que je
ramenai alors à la maison. Je les transvasai dans une lessiveuse dont
je fermai le couvercle.
Le lendemain commençait un travail
dégoûtant pour moi. Il me fallait plonger la main dans la masse de
grenouilles devenue visqueuse à cause de la bave secrétée pendant la
nuit et attraper les bêtes. Prenant les grenouilles une par une, par
les pattes postérieures, je les assommai en les frappant sur un billot
de bois. Puis, au moyen d’une hachette, je séparai les pattes arrière
du tronc. Ce travail terminé pour toutes les bêtes, je dépeçai les
membres en tirant sur la peau, depuis le haut des cuisses jusqu’aux
pattes. Enfin, il fallait nettoyer, laver et saler ces précieuses
cuisses de grenouilles. Ma mère n’avait plus qu’à les faire frire et
nous nous régalions de ce mets délicieux.
Une autre activité spécifique nous
occupait encore en automne, après la récolte du regain, c’était la
garde des vaches dans les prés, le plus souvent, entre le chemin de fer
et l’Eichel. Comme le temps devenait frisquet, nous en profitions pour
allumer un feu avec du bois mort et nous régaler au moyen de pommes de
terre chipées dans un champ voisin et cuites dans les braises. Mais les
pommes et les quetsches, préparées de la même façon, étaient bien
meilleures.
Lien vers le dossier de l'A.H.K "La pâture"
Les bombardements
Déjà, dans la nuit du 2 septembre
1942, le quartier de l’église de Sarreguemines fut gravement endommagé
par 60 à 70 bombes et une mine aérienne qui provoquèrent la destruction
de 27 maisons, l’endommagement grave de 53 autres et la mort de 7
personnes. En outre, 143 personnes furent blessées, dont 20 grièvement.
Le 4 octobre 1943, nous, les élèves
du lycée, nous vécûmes un terrible bombardement sur Sarreguemines. Nous
étions réfugiés dans l’abri souterrain aménagé sous le monticule où
s’élèvent actuellement les nouveaux bâtiments du lycée Jean de Pange.
Soudain, la lumière s’éteignit et le sol trembla sous nos pieds pendant
plusieurs minutes, ce qui augmenta notre angoisse dans le noir complet.
Ce bombardement dura de 10h 55 à 11h 35, faisant 132 morts, 73 blessés
graves et 236 blessés plus légers. Je me rappelle ces écoliers allongés
dans leur cercueil et recouverts d’un drap blanc dont seule émergeait
la tête. C’était des élèves de l’école de la Sarre située Chaussée du
Louvain, sur la rive gauche de la Sarre. Pauvres victimes d’une guerre
impitoyable ! Il semble que les trois ponts et les usines étaient
particulièrement visés.
Après le bombardement, nous fûmes
renvoyés à la maison. Par curiosité, je suis allé voir les dégâts dans
l’actuelle zone piétonne. L’emplacement des Nouvelles Galeries était
effondré. Tous les réfugiés de cet abri moururent soit par blessure,
soit par noyade, car les conduites d’eau s’étaient rompues. En face de
l’ancien cinéma Eden et des chaussures Bata, une maison s’était
écroulée et des gens hurlaient. J’en avais assez vu et entendu et
décidai de rentrer rapidement.
Je me rendis alors à la gare où
j’appris que la circulation des trains était interrompue, les voies
ferrées ayant été endommagées. Il ne me restait plus qu’à regagner
Hutting à pied, soit une quinzaine de kilomètres. Avant d’arriver à la
gare de Kalhausen, je me rendis au poste d’aiguillage où travaillait
mon beau-père. Comme il fut heureux de me voir sain et sauf, car il
était au courant qu’une école de Sarreguemines avait été touchée. A mon
retour à la maison, ma mère ne manifesta aucun sentiment de joie, car
elle ne pouvait pas savoir ce qui s’était passé à Sarreguemines.
Je lui racontai ce que j’avais vécu, mais elle resta de marbre,
insensible, comme si cela ne la concernait pas.
Il y eut encore d’autres
bombardements, mais dans lesquels je n’étais pas impliqué. J’ai
cependant assisté de loin au bombardement de Sarreguemines du 1er mai
1944. En raison de la fête du Travail, nous n’avions pas classe et
j’étais, vers 19 heures, devant la maison à Hutting, quand j’entendis
un fort vrombissement : plusieurs vagues de B 17, "les forteresses
volantes", en tout soixante avions, se dirigeaient vers Sarreguemines,
en suivant le tracé de la voie ferrée Strasbourg-Sarreguemines et
lâchèrent des chapelets de bombes (299 au total). Les voies ferrées,
les autres voies de communication, les industries d’armement et le
réservoir d’eau de la ville étaient cette fois visés.
«Pauvres Sarregueminois, pensai-je, ils n’ont pas fini d’en baver !»
Le bilan de cette attaque fut de 56
morts civils et 169 destructions. Les voies ferrées menant au chef-lieu
d’arrondissement étaient détruites et ne furent rétablies que le 22 mai
suivant (9)
__________________
9) Les
renseignements chiffrés cités par René sont tirés de l’ouvrage "La
Tragédie Lorraine Sarreguemines-Saargemünd 1939-1945" Tome 1 d’Eugène
Heisser Editions Pierron 1978
Mais j’ai encore connu d’autres
alertes aériennes, comme à Bouzonville, par exemple. Lors de cette
alerte nocturne, je dormais comme d’habitude dans une chambre de
l’étage. Grand-père demanda à grand-mère de me réveiller. Comme il
était interdit d’allumer une lampe, elle dut passer par une pièce sans
fenêtre où se trouvait l’escalier menant au rez-de-chaussée. Elle tomba
dans le noir et dégringola l’escalier. Je fus réveillé par le bruit de
la chute. Elle gisait sur les dernières marches, la tête ensanglantée.
Grand-père perdit tous ses moyens. Je lui demandai de m’aider à la
soulever et à la conduire doucement à la cuisine. Puis j’allumai la
lumière et, avec un gant de toilette mouillé, lui nettoyai avec doigté
la figure. Une affreuse plaie béait sur son front et saignait
abondamment. J’ordonnai à grand-père d’aller quérir la sage-femme qui
habitait tout près. Grand-mère était presque inconsciente. A l’arrivée
de la sage-femme, je fus soulagé et elle me félicita pour mon esprit
d’initiative. Elle jugea nécessaire d’appeler un médecin qui la fit
transporter à l’hôpital de Boulay. Ce n’est que quelques jours plus
tard que je fus autorisé à lui rendre visite. Jamais je ne l’aurais
reconnue : sa tête était boursoufflée, ses yeux complètement fermés, la
peau teintée de toutes les couleurs, jaune, rouge, violacée et bleue.
Elle se remit heureusement assez vite car elle n’avait aucune fracture
à la tête.
Même Hutting et Kalhausen furent
bombardés, mais uniquement avec des bombes incendiaires au phosphore.
Quelle cible visaient les aviateurs ? Il n’y avait aucun objectif
militaire dans les alentours. Le sol était jonché de tubes de section
carrée qu’on nous interdisait formellement de toucher.
De plus, on trouvait aussi, comme à
Bouzonville, des bandelettes de papier argenté qui servaient à
brouiller les radars. Ces bombes endommagèrent la première maison de
Kalhausen, en venant de la gare. Les dégâts furent sérieux. En deux
jours, les bombes furent ramassées par des spécialistes de la "Wehrmacht"
(10)
Une autre nuit, je fus réveillé par
des avions. Je me lève et regarde par la fenêtre. Que vois-je ?
Probablement deux parachutes. Je me lève tôt le matin et me rends à
l’endroit du parachutage. Il n’y avait plus rien, mais l’herbe était
foulée et on voyait nettement des traces de pas. Que s’était-il passé
cette nuit-là ? Je n’ai jamais pu le savoir.
__________
10) Il s’agit de
la maison Juving. Ci-dessous témoignage de Marie Elise Fabing, née Juving, de
Kalhausen qui habitait justement cette maison. Source : "Les années
sombres". Claude Freyermuth 1994
Le 22 septembre 1942, vers 23 h,
je suis tirée de mon sommeil avec toute ma famille par l’explosion de
bombes larguées par un avion en détresse. Une première bombe au
phosphore explose tout près et des centaines de fragments s’abattent
sur notre maison, rue de la gare et sur les alentours. La grange et les
étables sont immédiatement la proie des flammes. Autour de nous, tout
brûle, les prés, au-delà de la route, à l’arrière de la maison,
jusqu’au fond de la vallée où coule le ruisseau d’Achen, et même le
coteau vers la forêt du Grosswald.
Une seconde bombe explose au lieu "Rohrbruch" et y creuse un cratère profond. Pour nous, c’est la panique
lorsque nous apercevons que la maison flambe. Nous sautons du lit et
ensemble cherchons à sortir du brasier, mais il y a des flammes
partout. En pyjama et chemise de nuit, nous quittons la maison en
passant par la cave et nous nous réfugions sur le coteau d’en face d’où
nous subissons ce spectacle de désolation. Choqués, nous allons nous
réfugier dans le bunker à côté de l’actuelle maison Bellott, rue des
vergers, pour revenir par la suite à la "Welschmühl". Pendant ce temps,
le corps local des sapeurs-pompiers arrive sur place et tente
d’intervenir avec ses faibles moyens de l’époque. Certains pompiers
rentrent dans l’habitation, tentent de sauver des meubles et d’autres
effets en les jetant par la fenêtre. Or, comme les fragments de
phosphore brûlent tout autour de la maison, tout ce qui passe par la
fenêtre prend aussitôt feu.
Ce jour-là, Rémi Klein se distingue
tout particulièrement par son courage puisqu’il grimpe sur le toit et
scie la panne faîtière pour que la charpente des dépendances
s’effondre, dans le but de préserver la maison d’habitation. Les vaches
et les chevaux sont épargnés, mais les cochons, les poules et les
lapins périssent dans l’incendie. Nous logerons dans la cave pendant
tout l’hiver car la maison ne sera habitable qu’au printemps 1943,
malgré la réfection du toit pour Noël.
…/...
Je me souviens aussi d’un
après-midi de début août 43. Nous sommes affairés, mon père et moi, à
charger une charrette de gerbes d’avoine au lieu-dit "Hüttingerberg",
près de la forêt. Un avion de chasse américain se met soudain à nous
mitrailler. Nous nous réfugions rapidement à la lisière du bois,
derrière de gros arbres. L’avion revient à la charge à plusieurs
reprises, mais sans nous atteindre. A la fin août 1943, un train de
voyageurs est aussi attaqué sur la voie de chemin de fer entre Hutting
et Oermingen. Là, non plus, pas de blessés, les voyageurs ont pu sortir
du train et se mettre à l’abri derrière le ballast, changeant
rapidement de côté à chaque nouveau piqué des avions.
J’ai aussi été témoin oculaire du
bombardement de l’actuel centre de détention d’Oermingen, alors
transformé en hôpital militaire allemand. Mon père,
ma sœur et moi,
nous nous sommes plaqués au sol, dans un sillon, pour nous protéger.
…/…
Le 1er septembre 1944, depuis notre
maison, j’ai observé les avions alliés lâcher des bombes sur
Weidesheim. Ce sont essentiellement les étables, les écuries et les
dépendances qui ont été atteintes et malgré l’immense nuage de
poussière provoqué par les explosions, j’ai pu voir les poutres de la
toiture projetées dans les airs. Les avions avaient en réalité raté
leur cible puisque c’était un train chargé de matériel militaire qui
était visé.
…/…
Dans la nuit du 3 au 4 décembre,
les Allemands qui sont cantonnés dans notre maison, la quittent à pas
feutrés et, au matin, il n’y a plus âme qui vive. Durant la journée du
4 décembre, les derniers groupes d’Allemands passent à pied, venant de
Sarralbe. Parmi eux, un très jeune soldat s’adresse à mon père et
s’enquiert de la distance jusqu’à Pirmasens, car, dit-il, «Je suis
originaire de là-bas et si j’arrive à atteindre ma ville, je n’irai pas
plus loin et je me cacherai.»
Dans la nuit du 4 au 5 décembre,
les Américains déclenchent un tir de barrage sur le carrefour, mais les
obus manquent leur cible et atterrissent derrière notre maison, en
contrebas, vers le ruisseau. Ces tirs, à raison d’un obus toutes les deux
minutes, chronométrés par mon père, durent pratiquement toute la nuit.
Il n’y a heureusement ni dégâts, ni blessés.
Le 5 décembre, au crépuscule, un à
un, quelques Américains arrivent par le coteau d’en face, venant
d’Oermingen, et investissent notre demeure qui devient ainsi la
première maison libérée du village. Notre famille est contrainte pour
des raisons de sécurité de passer la nuit dans la casemate à côté de la
maison. Nous y resterons aussi terrés le 6 décembre et grâce aux
meurtrières, nous pourrons suivre l’attaque de Weidesheim.
…/…
Au moment de la contre-offensive
allemande de janvier 1945, notre famille accueille dans la cave une
trentaine de réfugiés de Bliesbruck, dont l’abbé Schoving. Ils y
resteront trois mois…Pendant ce temps, des unités d’un régiment
d’artillerie prennent position à Hutting (entre les maisons et le
chemin de fer). Avec leurs canons à gros calibres, ils envoient des
déluges d’obus sur les villages encore sous l’emprise allemande, tel
Bliesbruck. »
Vers la fin de l’annexion
A partir de septembre 1944, les
cours à l' "Oberschule" (enseignement secondaire ou supérieur) furent suspendus suite à l’avance des troupes du
général Patton. Tous les Allemands fuirent. Profitant de leur départ,
je fouinais dans tous les endroits où ils avaient séjourné et…trouvai
un bel atlas. Imaginez ma joie ! Je pouvais suivre sur les cartes le
retrait "planifié" des occupants, selon les indications recueillies par
les personnes qui écoutaient la radio anglaise. J’annotai tout cela sur
les cartes. Mais quelques jours plus tard, le no-mans-land revit le
retour des Allemands.
Nous nous étions réjouis trop tôt !
Il me faut aussi relater un autre
évènement survenu au lycée. A la rentrée 43, le directeur "Buna" me
convoqua dans son bureau pour m’ordonner d’assister aux réunions de la
Jeunesse Hitlérienne à Kalhausen, sous peine d’exclusion du lycée. Je
dus obtempérer devant ce chantage. A la première réunion, le
responsable cantonal (Scharführer) me désigna d’office chef cantonal
des jeunes garçons de moins de 10 ans. Or, pour pouvoir exercer cette
fonction, il me fallait acheter un uniforme. Malgré mes objections
(manque d’argent, pas de ticket de vêtements), je dus encore me
soumettre aux ordres et porter cet uniforme honni. Chaque semaine, je
devais exercer ces jeunes à la marche au pas et leur donner une
éducation sportive. Heureusement je fus sauvé de cette corvée par un
fait incroyable : le responsable cantonal de la "HJ" (Hitlerjugend) fut, un soir,
copieusement rossé par des "inconnus" et, la guerre prenant l’allure
d’une défaite, on ne le revit plus jamais. L’uniforme me servit
pourtant quelques semaines plus tard d’une façon prodigieuse.
(Photo internet)
Pour en revenir aux attaques
aériennes, il faut aussi préciser que les mitraillages de trains de
marchandises et de convois militaires par les avions de chasse
américains étaient fréquents et qu’ils visaient aussi les locomotives
des trains civils. Une telle attaque se produisit un jour à Hutting
même. Les soldats du convoi militaire durent attendre plusieurs heures
l’arrivée d’une autre locomotive venue de Sarreguemines, pour pouvoir
poursuivre leur voyage (11).
__________________
11) Ces avions de
chasse, appelés par les Allemands "Jabos", pour "Jagdbomber", étaient très
certainement des "Republic P-47 Thunderbolt", munis de 4 mitrailleuses
placées dans les ailes et alimentées chacune par une boîte de 350
cartouches.
(Photo internet)
Plus grave fut l’attaque aérienne
que je vécus moi-même. C’était en août 44 et je séjournais alors chez mes
grands-parents. Grand-père, ayant appris que les Américains avançaient
et que les mitraillages de trains se multipliaient, me força à rentrer
immédiatement à Hutting, où je serais plus en sécurité. Je pris donc le
train en direction de Béning, via Hargarten. A l’arrivée à Béning, je
remarquai le survol du train par des avions. «Ils ne vont quand même pas attaquer un train de voyageurs !», me dis-je intérieurement.
Quelques femmes, avec de grands
paniers, s’installèrent dans le compartiment. Les avions passaient
toujours plus bas. Le train démarra, mais n’alla pas bien loin.
Soudain, ce fut l’arrêt. Un des avions nous survola en rase-mottes,
mais sans lâcher de rafale. Il était urgent de quitter le train ! Les
femmes, au lieu de se mettre immédiatement à l’abri, s’occupèrent à
récupérer leurs paniers et perdirent un temps fou. J’étais coincé dans
le compartiment. Déjà un second avion arrivait, mitrailleuses
crépitant. Je m’allongeai rapidement sur le plancher, la tête sous la
banquette et les mains par-dessus. Déjà les balles sifflaient !
Aussitôt la rafale terminée, je bondis hors du wagon et sautai dans le
fossé bordant les rails, au milieu des ronces et des orties. Je rampai,
malgré les griffures et les piqûres, pour m’éloigner du train.
L’attaque terminée, je me relevai
et regardai alentour. Certaines personnes qui avaient pu se réfugier
dans un petit bois tout proche, revinrent vers les wagons et tous les
voyageurs se rassemblèrent dans un champ fraîchement moissonné.
Soudain, j’entendis des gémissements sur ma gauche. J’avançai dans
cette direction, vers des gerbes de blé disposées en moyettes et je
découvris un spectacle horrible : deux garçons, âgés de dix à douze
ans, gisaient là, l’un éventré par des balles et les entrailles sortant
du ventre et l’autre, avec un bras quasi sectionné. Tout le monde
afflua. Je ne sais pas comment les deux blessés furent secourus, ni par
qui et ramenés chez leurs parents. J’allai ensuite récupérer ma valise
dans le train qui avait été mitraillé de la locomotive jusqu’au dernier
wagon. Il a fallu attendre l’arrivée d’une nouvelle locomotive pour
pouvoir repartir. A mon retour à Hutting, je racontai à ma mère mon
voyage mouvementé et elle poussa un grand soupir de soulagement.
Je vécus encore un autre
bombardement en allant à Sarreguemines, toujours avec mon vieux
"biclou". A 200 m du pont ferroviaire de Zetting enjambant la route, la
Sarre et le canal, je vis surgir dans le ciel des avions. Je sautai
rapidement du vélo pour m’aplatir dans le fossé heureusement à sec.
Déjà les bombes tombaient autour du pont qui ne fut pas touché. J’étais
encore une fois sain et sauf, mais que d’émotions !
Quelquefois, en me rendant à
Sarreguemines, je rencontrais des camarades réquisitionnés pour creuser
des tranchées le long de la Sarre, près de Zetting, on les appelait des "Schanzer". J’ai échappé à cette réquisition car je n’avais pas encore
seize ans (12).
_______________
12) Il s’agissait
de creuser des tranchées, des trous d'hommes et d'ériger des obstacles
pour arrêter, sinon freiner l'avancée américaine. En fait, tous les
hommes valides de 16 à 65 ans étaient astreints à ce service sous peine
de sanctions disciplinaires.
L’affaire de la Waldhütte
Lien vers le dossier de l'A.H.K "Les insoumis de Hutting"
La sœur de mon beau-père Eugène se
prénommait Eugénie Muller. Après le décès de son mari, elle était venue
s’installer à Hutting, dans la maison de ses parents également décédés.
Elle avait trois enfants, Bernard, Else et Lucien. Il se trouve qu’elle
hébergeait, ou plutôt qu’elle cachait son fils Bernard, un voisin et
son beau-frère, ainsi qu’un ami de son frère Eugène, Joseph Soulier.
Trois d’entre eux étaient des réfractaires qui avaient refusé
d’endosser l’uniforme allemand et le beau-frère du voisin était
déserteur de l’armée allemande, ce qui était encore plus grave. Pendant
la belle saison, ils se cachaient dans la forêt de Herbitzheim, au-delà
de la rivière Eichel, près de la ferme de la "Waldhütte", dont le propriétaire
sympathisait beaucoup avec eux.
Un jour d’octobre 44, j’apportai le
repas de midi à mon beau-père qui travaillait au poste d’aiguillage
près de la gare de Kalhausen. Eugène me dit alors d’aller prévenir sa
sœur que l’affaire des cachés était découverte et qu’elle prenne les
mesures nécessaires avant l’arrivée de la police ou de la Gestapo.
Eugénie et son fils Bernard.
Vous pensez bien que j’ai pris les
jambes à mon cou, très angoissé par ce qui pouvait nous tomber sur la
tête, car les Allemands ne rigolaient pas avec les cas de désertion ou
de refus d’incorporation. Comment cette affaire avait-elle été ébruitée
? Tout simplement par une lettre que Joseph Soulier avait écrite à sa
mère pour la rassurer. Cette lettre avait été confiée à un frère du
voisin caché. Or, celui-ci, au lieu de s’acquitter de sa mission,
laissa traîner la lettre sur le buffet de la cuisine pour aller boire
un coup ou plus dans un bistrot. Toujours est-il qu’il eut une
altercation avec une personne germanophile qui signala la dispute aux
autorités, lesquelles procédèrent à une "Hausuntersuchung", une
perquisition à son domicile. Les gendarmes allemands trouvèrent alors
la lettre et prirent connaissance de son contenu. Eugénie, voyant mon
désarroi, me dit :
- «Ne t’en fais pas, nous y arriverons.»
Personnellement, je n’étais pas du
tout rassuré, car je savais que la "Feldgendarmerie" était depuis
quelque temps au courant ou au moins se doutait de quelque chose. En
effet, les gendarmes étaient déjà venus plusieurs fois enquêter à
Hutting. La dernière fois, ils lui avaient dit, avant de partir :
-« La prochaine fois, Frau Müller,
n’oubliez pas d’enlever le cendrier rempli de mégots, car sinon il ne
sert à rien de répandre du lait sur la plaque chaude de la cuisinière.»
Je pense que les gendarmes
faisaient leur boulot, mais sans trop insister, car ils devaient se
rendre compte que la guerre était perdue pour eux et faire du zèle
était inutile dans ce cas.
Le jour même, à la tombée de la
nuit, alors que je cherchais un livre au grenier, j’entendis tout à
coup une voix sèche commander :
-« Alle Männer raus !» (Tous les hommes dehors !)
N’ayant pas encore seize ans, je ne
me considérais pas comme un adulte et je restais caché. La voix reprit,
plus furieuse que jamais :
-« Da fehlt noch einer !» (Il en manque un !)
Ce ne pouvait être que moi et je
descendis. Des hommes en uniforme se saisirent de mon beau-père, de mon
frère Armand et de moi et nous emmenèrent vers la dernière maison du
hameau. En cours de chemin, je pus constater que tout Hutting était
encerclé de soldats, fusil en mains et prêts à tirer. Comme je l’avais
craint, cela devenait sérieux.
Arrivés devant la cuisine, les
soldats y firent entrer mon beau-père. Armand et moi, nous dûmes rester
dehors, les bras en l’air et un fusil avec baïonnette braqué sur le
ventre, chacun d’un côté de la porte qu’ils refermèrent. Après un
moment de silence, nous entendîmes des aboiements rauques ainsi que des
coups sourds suivis de gémissements. Ils étaient en train de procéder à
un interrogatoire musclé. Je tressaillis. Aussitôt le garde en face de
moi appuya un peu plus profondément avec la baïonnette contre mon
ventre avec l’ordre de me tenir tranquille. Puis ce fut de nouveau le
silence. Quelques minutes plus tard, on me fit entrer dans la cuisine :
mon beau-père était allongé sur le sol, un bandage ensanglanté autour de
la tête, presque inconscient. Puis les soldats firent aussi entrer mon
frère Armand qui n’eut aucune réaction. Ils nous ordonnèrent alors de
ramener notre beau-père à la maison en précisant qu’il serait arrêté le
lendemain.
Pourquoi ne l’ont-ils pas arrêté
tout de suite ? Ils recherchaient pourtant un employé des chemins de
fer nommé Eugène. Mystère ! A moins qu’ils n’aient pas eu, en tant que
militaires, le droit de procéder à une arrestation. Armand et moi, nous
traînâmes notre beau-père à la maison et notre mère ne sut l’accueillir
qu’avec des reproches sur son comportement. Avec notre aide, il alla se
coucher. Au cours de la nuit, j’entendis un léger bruit : c’était mon
beau-père qui se levait. Qu’allait-il faire ? Prendre la fuite ou bien
se cacher pour ne pas être arrêté ? J’étais sûr qu’il allait
entreprendre quelque chose.
Le lendemain matin, je questionnai
ma mère, mais elle ne semblait pas savoir où était allé son mari.
Elle me dit de revêtir l’uniforme de la "HJ" et d’aller déclarer la fuite
de mon père aux gendarmes qui logeaient à Kalhausen. L’après-midi, je
me proposai de garder les vaches de l’autre côté de la voie ferrée,
tout en emportant quelques livres de classe. A un moment, j’entendis un
ronflement de moteurs.
«Voilà qu’ils arrivent !», me dis-je.
Après quelques minutes d’attente,
je grimpai à quatre pattes sur le talus du chemin de fer pour me
retrouver…face à face avec un soldat allemand, qui faisait le guet,
fusil en mains.
« Que viens-tu faire ici ? Comment t’appelles-tu ? Fous le camp !»
A l’annonce de mon nom, il me
laissa partir, parce qu’ils ne recherchaient pas de Geisler. Je
descendis du talus, et mes livres sous le bras, je repassai sous le
pont du chemin de fer, abandonnant mes vaches, avec l’air innocent et
insouciant de quelqu’un qui rentre tranquillement chez lui. Arrivé à
hauteur de la maison d’Eugénie, je vis la camionnette et dedans, ma
tante Eugénie avec sa fille et son fils, sa voisine, ma mère et une
jeune femme russe réfugiée chez Eugénie (elle m’initiait au russe).
Tous me faisaient des signes
désespérés de filer, mais je continuai tranquillement mon chemin tout
en leur faisant des signes discrets d’au revoir.
Rentré à la maison vide de mes
parents, je me mis à réfléchir. Que faire maintenant ? Il me fallait
ressortir, aller dans la maison d’Eugénie, voir ce que je devais
entreprendre... La camionnette était partie. Dans la maison voisine de
celle d’Eugénie, vivait encore une vieille femme, la mère de la voisine
et qui se déplaçait difficilement. Je devenais d’un coup responsable de
mon frère et de ma sœur, responsable de la vieille femme, responsable
des 5 vaches, de la basse-cour, de la porcherie, des lapins, etc…
Je commençai mon travail chez
Eugénie, avant de continuer chez nous. Après avoir nourri poules et
lapins, je commençai à préparer la pâtée pour les porcs. Soudain, un
soldat allemand surgit :
«Mains en l’air ! Tu vas être immédiatement fusillé, tu as livré des munitions aux Partisanen ! Avance !»
Il me conduisit vers un officier qui réitéra l’accusation. Je rétorquai :
-« Où aurais-je pu me fournir en munitions ?
- Ce n’est pas la peine de nier,
car toi et d’autres, vous avez pris des caissons de munitions, en 1940,
après votre retour de l’évacuation.
- Les caissons, lui expliquai-je,
nous ont servi à fabriquer de petites embarcations pour naviguer sur
l’Eichel et ils s’y trouvent encore. Quant au contenu, nous l’avons
laissé sur place.»
L’officier ordonna au soldat de
m’accompagner au cours d’eau pour vérifier mes affirmations. Mais,
comble de malchance, la "flotille" avait été entraînée par une forte
crue, vu qu’elle n’était attachée à la rive qu’avec des ficelles. De
colère, le soldat saisit son fusil par le canon et m’asséna un sacré
coup du plat de la crosse dans la figure. Il me ramena, titubant et
pleurant devant l’officier. Or, qui se trouvait aussi là ? Notre
camarade d’aventures Raymond Herrgott, de 2 ans plus jeune que moi et
qui affirmait encore détenir de ces caissons au grenier.
« Quel imbécile, me dis-je, pourquoi raconter tout cela, alors qu’il n’est nullement impliqué dans cette histoire?»
Et après vérification de ses dires,
il fut arrêté et moi, relâché. Je me souvins alors des deux parachutes
et des paroles de la jeune femme russe qui me parlait de Résistance. Y
avait-il effectivement un groupe de résistants dans le coin ?
Décidément cette affaire prenait un tour sérieux.
Je me remis au travail dans la maison d’Eugénie, en pensant au sort qui attendait les réfractaires et le déserteur.
Je fus de nouveau interrompu par
l’arrivée d’autres soldats encadrant le propriétaire de la "Waldhütte",
les mains en l’air, torse nu et le dos largement zébré de coups de
fouet. Effectivement, j’appris plus tard qu’il avait été attaché à un
arbre et fouetté pour lui arracher des aveux. Lui et moi, nous fûmes
alors conduits dans l’étable vide. L’homme déclara que tout ce qu’il
savait, c’était que la cachette était aménagée sous la mangeoire,
en-dessous du râtelier. Le chef du commando m’ordonna de m’accroupir et
d’enlever la paille et le foin qui jonchaient le sol. Je commençai le
déblaiement sans savoir ce qui allait se passer. Les insoumis
étaient-ils encore là ou avaient-ils pu fuir à temps ?
Les soldats formaient un cercle
autour de moi, devenu leur otage, le fusil pointé vers la cache. Tout à
coup, je mis à découvert un fil de fer, mais le chef du commando
l’avait aussi vu et il m’ordonna de suivre le fil pour voir où il
aboutirait. Le fil me conduisit vers une pierre munie d’un anneau et
que je dus soulever. Je savais que les insoumis disposaient de fusils
et d’autres armes. Ma dernière heure semblait venue. Me plaçant de
côté, je soulevai lentement la pierre et découvris la cache. Rien ne se
produisit. Un trou noir béait et le chef m’ordonna de descendre dans le
trou. J’atterris dans une dizaine de centimètres d’eau. L’officier me
passa une lampe-torche pour balayer toute la cache de son rayon de
lumière. Il n’y avait absolument rien dedans à part cette eau qui s’y
était infiltrée. Les résistants avaient eu le temps de s’enfuir en
emportant leur armement. Que se serait-il passé, si on les avait
découverts là-dedans. Je n’ose y penser. Il y aurait certainement eu
une fusillade et des morts. Que serait-il advenu de moi, puisque
j’étais en première ligne ?
Quand je voulus ressortir du trou,
un soldat se vengea sur moi, en m’écrasant les doigts avec ses bottes.
Je n’insistai pas et attendis leur départ pour sortir. Les Allemands repartaient donc avec
un seul prisonnier, déçus et furieux d’avoir fait chou blanc. C’était
une petite victoire pour nous.
Je terminai mon travail chez
Eugénie, puis rentrai à la maison pour continuer. Armand et Yvette
avaient ramené les vaches dans l’étable. Je leur expliquai la
situation. Nous devions traire les vaches. L’une d’elles avait un sale
caractère et se montrait souvent rebelle pendant la traite. Je liai une
corde autour de la cheville droite de cette vache et demandai à mon
frère et à ma sœur de tenir fermement la corde pour que la vache
ne puisse pas donner de coup de pied dans le seau, pendant que je la
trayais. Tout se passa bien au début, mais vers la fin, elle décocha un
violent coup de pied dans le seau rempli aux trois quarts et la
catastrophe ne put être évitée. Je valsai au sol, le seau de lait se
renversa sur moi et les deux autres se retrouvèrent aussi au sol, sur
la paille souillée. Nous étions bons pour une bonne toilette et un
changement d’habits. Après ces émois, je me rendis encore chez la vieille femme, mais elle déclina gentiment mon aide.
Pour ce soir, j’avais réalisé tous
les travaux courants. Mais nous étions orphelins de père et de mère,
bien seuls dans cette grande maison et il fallait encore s’occuper
d’une autre exploitation, celle de tante Eugénie. Je racontai en détail
tous les évènements de la journée à Yvette et à Armand. Nous nous
voyions mal continuer tout seuls le travail des champs qui restait à
faire. Pour la nourriture, il n’y aurait pas de problème, car nous
disposions d’un potager, d’un verger, d’œufs et de viande de lapin… A
nous trois, nous pourrions nous débrouiller. J’avoue que je ne dormis
guère cette nuit-là.
Le lendemain matin, mon camarade
Raymond, relâché par la Gestapo, vint nous annoncer une bonne nouvelle
: mère reviendrait encore dans la soirée. Et ce fut vrai. Quel
soulagement ! Nous étions sauvés ! Elle nous raconta à quelle condition
elle fut relâchée : elle avait juré de livrer son mari s’il revenait au
foyer. Je fus abasourdi par cette nouvelle et lui fis savoir que
c’était honteux de sa part. L’aurait-elle vraiment fait ou était-ce
simplement un stratagème pour recouvrer sa liberté ? Elle ne trahira
heureusement pas son mari et je suis fier de sa conduite. La vie pouvait désormais reprendre son cours dans notre maison, mais un être nous manquait, beau-père Eugène.
Le soir du retour de notre mère,
Bernard, le fils réfractaire de tante Eugénie, arriva chez nous, à
moitié trempé et nous raconta l’odyssée des insoumis recherchés par les
autorités allemandes.
Dès que j’avais, sur l’ordre de mon
beau-père, averti Eugénie de la découverte de la fameuse lettre,
Bernard avait revêtu un uniforme allemand (certainement
celui du voisin déserteur), pris un fusil et "conduit" ses camarades
réfractaires, comme des prisonniers dans la forêt du "Schlosswald".
Ils
attendirent la nuit pour se réfugier à la "Waldhütte". On n’y voyait pas
à trois mètres à cause du brouillard et la maison avait été investie
par les Allemands. Le petit groupe tomba malheureusement dans la
souricière. Une fusillade éclata et fit un tué chez les soldats
allemands, ainsi qu’un blessé grave. Bernard Muller, le déserteur armé,
fut capturé, traduit en justice, condamné à mort et interné à la prison
de Colmar. Mais il eut une chance inouïe : lorsque la 2° DB de
Leclerc perça en Alsace pour libérer Strasbourg, il fut transféré
en hâte dans le camp de concentration de Dachau. Son dossier par contre
ne fut pas transféré et les autorités du camp ignoraient donc la raison
de sa présence. Il eut ainsi la vie sauve. Il y côtoya le propriétaire de la
"Waldhütte" qui y laissa sa vie, miné par les remords pour avoir dénoncé
(sous la torture) ses amis et aussi par les mauvais traitements subis
et le manque de nourriture.
Une nuit, mon beau-père revint à la
maison, après avoir été poursuivi jusqu’à Hutting par des soldats
allemands qui heureusement s’empêtrèrent dans des clôtures barbelées
qui entouraient un parc à bestiaux. La porte de la cave n’était jamais
fermée à clé pour qu’il puisse rentrer. Ma mère me confirma son retour,
mais me recommanda de ne rien en dire à personne, même pas à mon frère,
ni à ma sœur, ce que j’aurais fait de toute façon. Je savais ce que
nous risquions, si les Allemands l’apprenaient et surtout le
retrouvaient. J’étais sur mes gardes, car un agent de la Gestapo,
perché dans un arbre, surveillait pendant la nuit l’entrée de la
maison. Je l’avais repéré, mais n’en dis mot à ma mère, pour ne pas
aggraver la tension dans laquelle elle vivait.
Tous les jours,
j’apportai de la nourriture à mon beau-père, dans sa cachette située
sous l’escalier menant à l’étage. J’emmenais toujours mon fidèle berger
allemand, très intelligent et que j’avais bien dressé, pour le cas
où…Je l’avais baptisé Rizza.
Pour en revenir à l’agent de la
Gestapo qui surveillait la maison, celui-ci avait pris l’habitude de
souper assez souvent chez nous, vu que ma mère s’était engagée de
livrer son mari à son retour. Cet homme, très affable et cultivé,
parlait couramment le français et l’anglais. De plus, il s’y
connaissait aussi en latin.
Un jour, après que tout le monde se
fut couché, j’appelai doucement mon beau-père pour lui signifier que la
voie était libre et qu’il pouvait sortir de sa cachette pour souper.
Les volets étaient bien fermés, mais malgré cela, j’avais toujours peur
que l’agent de la Gestapo puisse grimper sur une échelle et jeter un
coup d’œil dans la cuisine ou bien nous entendre discuter.
Or, mon beau-père avait cultivé du
tabac en raison du rationnement très strict des cigarettes. Et comme il
fumait parfois, les feuilles de tabac suspendues à un fil dans
l’appentis en vue de leur séchage, diminuaient en quantité. Un jour, je
lui fis part du danger que nous courions pendant qu’il soupait. Il me
proposa alors d’avoir toujours une tabatière dans la poche, ainsi que
du papier à cigarettes et des allumettes. Il me demanda aussi de
m’exercer à rouler des cigarettes. Ce que je fis. Effectivement, l’agent de la
Gestapo avait remarqué que le nombre de feuilles diminuait. Il apparut
un jour dans l’appentis, alors que je réparais un outil et me fit une
remarque sur les feuilles de tabac.
« Ce sont probablement des Russes évadés de Sarralbe et je fume aussi parfois.», fut mon explication. Aussitôt, il me demanda de rouler
une cigarette avec ce tabac et de la fumer, puis une seconde. Je
toussais pas mal, mais je tins bon, affirmant que c’était bon. C’était
sa première attaque insidieuse.
Un autre jour, mon beau-père nous
demanda, à moi et à mon frère, d’aller ensemencer un champ avec du blé.
Alors que nous avions presque terminé, un type, vêtu d’un bleu de
travail et un bonnet bien enfoncé sur la tête, nous accosta :
-« Comme vous êtes courageux au travail ! Où est donc votre père ?
- A la guerre, sur le front russe, lui répondis-je, reconnaissant soudain l’agent de la Gestapo.
- Quelle est la superficie de votre champ et combien de semence te faut-il ?
Je lui donnai les renseignements demandés. Il rajouta :
- Comment se fait-il que tu saches tout cela ?
- Je me suis renseigné auprès d’autres paysans.»
Il nous quitta alors après m’avoir longuement dévisagé, certainement déçu de ne pas avoir pu me prendre en défaut.
« Ouf, dis-je à Armand, on l’a échappé belle !»
Mais comme mon frère ignorait tout de la présence de notre beau-père à la maison, il ne comprit pas le sens de mes paroles.
Fin novembre, l’agent de la Gestapo
essaya encore une dernière fois de me soutirer l’emplacement de la
cachette d’Eugène. Nous étions seuls dans la cuisine et cette fois, il
utilisa d’autres moyens.
« Si tu me dis où est caché ton "Stiefvater", alors je te donnerai 10 000 marks.»
J’étais tellement furieux contre ces manières que le lui rétorquai aussi sec :
« Même pas pour dix fois plus, je ne le dénoncerai jamais et de toute façon, je ne sais pas où il est.»
A partir de ce jour, je ne le revis
plus jamais. Les autorités allemandes ne purent rien tirer de moi, ni
de ma famille. Mais si elles étaient venues, à l’improviste,
perquisitionner dans la maison, en plus avec des chiens policiers, ils
auraient tôt fait de découvrir la cache. Dans ce cas, toute la famille
aurait dû payer et nous aurions aussi été internés, au moins les
adultes.
L’affaire de la "Waldhütte" trouva
ainsi son dénouement. Mais ce n’est qu’à mon retour de l’hôpital de
Nancy que j’appris comment cette histoire s’était terminée : toutes les
personnes arrêtées revinrent saines et sauves dans leur foyer après la
Libération, sauf le propriétaire de la "Waldhütte" décédé
dans le camp de
concentration de Dachau.
Les émois de la Libération
Début décembre, des troupes
allemandes prirent leurs quartiers dans les maisons de Hutting.
Apporter de la nourriture à mon beau-père devint alors plus périlleux,
mais j’y parvins toujours.
Une nuit, vers trois heures du
matin, par un temps glacial, j’entendis des coups frappés contre la
porte d’entrée de la maison et des ordres hurlés. Ma mère refusa de se
lever et d’aller ouvrir. C’est donc moi qui descendis l’escalier pour
ouvrir la porte à des soldats, furieux d’avoir dû attendre longtemps
dans le froid.
Ils s’installèrent dans la cuisine,
autour de la table et y étalèrent une carte qu’ils se mirent à étudier.
J’étais debout de l’autre côté et je pouvais observer et…comprendre ce
qu’ils disaient. Ce devait être les officiers d’une unité d’artillerie,
car leurs objectifs, d’après ce que j’avais compris, étaient les ponts
sur la Sarre et l’Albe, précisément à Sarralbe. Leur discussion dura
jusqu’à l’aube. Quand ils me virent toujours debout dans un coin de la
cuisine, leur chef m’ordonna de décamper. Je lui répondis que
j’aimerais bien prendre mon petit-déjeuner maintenant, vu qu’il en
était l’heure. Contre toute attente, ils plièrent bagages et
déménagèrent dans la maison d’un célibataire où la place ne manquait
pas et où ils seraient moins dérangés (12).
________________
12) Il doit
s’agir de la maison de Marcien Léon Edouard Stamm (1904-1976), située
un peu plus bas, de l’autre côté de la rue.
Quelques heures plus tard, une
unité de défense aérienne arriva encore à Hutting. Elle s’installa dans
les prés, dans une cuvette, entre la voie ferrée et le chemin menant à
la gare. Leur chef était un haut gradé portant de nombreuses
décorations (croix de fer avec feuilles de chêne et pierres
précieuses). Il piqua plusieurs crises de colère à cause de nous, les
jeunes, qui traînions toujours dans les parages. Le campement allemand
fut un jour survolé par des chasseurs américains qui le mitraillèrent.
Nous pouvions suivre dans le ciel les balles traçantes tirées contre
les avions par les mitrailleuses allemandes à 4 canons ou les nuages de
fumée noire dus à l’éclatement des obus de la Flack. Tout cela se
passait très vite car les avions surgissaient à l’improviste au-dessus
des Allemands et la riposte allemande n’était pas toujours efficace,
les obus éclatant souvent loin des avions. Nous ne nous privions pas de
critiquer les ratés allemands et de nous moquer d’eux. Comme nous
étions assez près, le haut gradé surprit nos remarques et il nous
adressa des menaces, mais nous prîmes rapidement la poudre
d’escampette.
Le gradé possédait une voiture
amphibie "Schwimmwagen" et il la garait dans la grange des voisins
arrêtés par la Gestapo (13). Un jour, nous découvrîmes ses jumelles sur
un des sièges. Raymond voulut se les approprier, mais je l’en empêchai
par peur d’avoir encore des histoires. Mais il
le fit quand même plus
tard. Le gradé ne manqua pas de piquer une colère et menaça de faire
fusiller le coupable, s’il le trouvait.
_______________
13) Ce véhicule fut produit à
partir de 1940 sur une base de Coccinelle. Il pouvait transporter 4
personnes et servait de véhicule de liaison, de reconnaissance ou
d’évacuation de blessés.
(Photo internet)
Raymond commit encore un autre
forfait : il coupa, à deux reprises, un fil téléphonique qui permettait
les relations entre l’unité installée à Hutting et les autres forces
allemandes. Je menaçai alors de le dénoncer aux Allemands, s’il
continuait. De toute façon, je ne l’aurai jamais fait. Je voulais
simplement freiner ses ardeurs, car nous étions déjà assez en danger
comme cela.
Dans notre grange bivouaquaient des
soldats. J’avais sympathisé avec l’un d’eux et il me faisait part de
son découragement dans cette guerre. Son unité possédait un avant-poste
entre Sarralbe et Keskastel. Un jour, je le vis, les larmes aux yeux :
il devait prendre son service dans cet avant-poste. Or, tous ses
camarades qui y avaient été envoyés, n’en étaient pas revenus. Ce
Berlinois, que j’aimais bien, non plus, n’en revint pas et je l’avoue,
j’eus les larmes aux yeux lorsque j’appris la mauvaise nouvelle.
Les artilleurs avaient installé
trois canons dans notre pré, sous les pommiers et ils tiraient trois
fois par jour quelques obus en direction de Sarralbe.
Ils quittèrent Hutting le 4
décembre, mais l’unité de la Flak, commandée par le haut gradé aux
multiples décorations, voulut encore rester pour résister plus
longtemps. Il dut pourtant aussi battre en retraite le lendemain devant
l’arrivée imminente des Américains.
Après le départ des Allemands,
beau-père Eugène put sortir de sa cachette pour se promener librement
dans la maison. Par prudence, il ne sortait pas encore dans le jardin
ou dans le hameau. Quant à nous, nous allions fureter dans notre pré
maintenant vide des artilleurs, dans l’espoir de trouver quelques
objets abandonnés. Soudain un soldat SS surgit de la haie qui bordait
le pré sur un côté. A sa vue, nous fûmes pris de frayeur. Mais déjà il
cria :
« N’ayez pas peur, je ne vous veux pas de mal, donnez-moi, s’il vous plaît, quelque chose à manger et à boire.»
En le dévisageant de plus près, je
me rendis compte qu’il ne pouvait guère être plus âgé que moi et j’eus
pitié de lui. Je l’accompagnai à la maison et ma mère lui donna du pain
et du fromage blanc. Il mangea d’un appétit féroce, but de l’eau et
demanda l’autorisation d’emporter le reste de la miche de pain. Pendant
qu’il mangeait, il nous raconta son odyssée : près de Voellerdingen,
son groupe anti-chars avait été attaqué par des chars américains. Les
pauvres soldats allemands ne disposaient que de bazookas. Pour pouvoir
s’en servir, ils creusaient un trou et se cachaient dedans. Or, lorsque
les tankistes américains repéraient une telle position de tir, ils
manoeuvraient de façon à écraser avec les chenilles celui qui s’y
trouvait. Quelle horreur ! Avant de partir, il dit avoir été versé
d’office dans la "SS" (Schutzstaffel) et nous demanda la direction de l’Allemagne. Il
nous remercia du fond du cœur pour notre accueil et partit…Ce fut le
dernier Allemand que je vis.
La journée du 5 décembre fut calme
après le départ de tous les Allemands. Seul, un avion de reconnaissance
américain, un "coucou" survolait parfois Hutting pour s’assurer
de leur départ. On ne voyait plus personne dans le hameau et alentour.
On entendait pourtant tonner des canons, au loin, en direction
d’Oermingen. Dans la nuit du 5 au 6, les grondements se rapprochèrent
et des obus tombèrent autour de Hutting. Nous avions l’habitude depuis
plusieurs jours de nous abriter dans notre cave. Malheureusement le
sous-sol de la maison n’était pas enterré, ni à l’arrière, ni sur le
côté gauche et nous n’étions donc pas en sécurité dans la maison.
Un obus venait juste d’éclater sur
le tas de fumier, à côté de la maison. Beau-père Eugène jugea alors
plus prudent d’abandonner la maison et de se réfugier, avec nous tous,
à 500 m de là, dans la casemate la plus proche et qui se trouvait dans
le triangle formé par les voies de chemin de fer, "de Drèiéck", vers la
gare. A peine arrivés dans le bunker, les obus pleuvèrent tout autour.
Nous n’étions pas en sécurité là non plus, et lors d’une accalmie,
beau-père Eugène décida de regagner Hutting et de se réfugier dans la
cave voûtée de la maison Nicolas Kirch. Nous passâmes toute la nuit
dans l’angoisse.
(Cliquez sur la carte pour l'agrandir)
Le triangle formé par les voies de chemin de fer est bien visible à gauche sur la carte.
Ce blockhaus était conçu pour des armes d’infanterie,
une mitrailleuse Hotchkiss et un fusil mitrailleur. Il était muni d’un périscope.
(Photo wikimaginot)
A l’aube, tout était redevenu calme
et nous regagnâmes notre cave pour nous endormir profondément sur le
tas de pommes de terre et de betteraves. Vers 8 heures, Eugène nous
réveilla en hurlant :
«Les Américains sont là !» (14)
_____________
14) Il s’agit
d’éléments du 1er bataillon du 104° Régiment d’Infanterie appartenant à la 26° Division d’Infanterie. Source : Kalhausen à
l’heure américaine Bernard Zins www.kalhausen.com
Nous étions enfin libérés ! Grande
était notre joie ! La période d’octobre à décembre 44, pendant laquelle
les Américains se rapprochaient et bombardaient constamment la région
avait été une période dure et nous avions vécu souvent dans la peur,
réfugiés dans la cave.
Nos libérateurs arrivaient
d’Oermingen par le chemin qui longeait la voie ferrée. Nous allâmes à
leur rencontre. Ils étaient une trentaine, certains avaient la mine
patibulaire (j’appris plus tard que certains "GI" étaient des condamnés
de droit commun qui s’étaient engagés dans l’Armée pour ne pas purger
leur peine). A notre vue, ils s’arrêtèrent, méfiants, le doigt sur la
détente.
Ils ignoraient qu’ils se trouvaient
en face de Français et non d’Allemands. Je leur expliquai, avec le peu
d’anglais que je savais, que les Allemands s’étaient repliés. Le
responsable du groupe nous demanda de les accompagner. Je transmis
cette proposition à mon beau-père qui accepta. Même pas cent mètres
plus loin, des obus tombèrent autour de nous. Immédiatement, nous fîmes
demi-tour, en direction du hameau, dans l’intention de nous abriter. Je
courais en tête, suivi par Armand. Soudain, je tombai à terre, après un
violent choc à l’épaule. Armand cria, son coude saignait. Je me relevai
et continuai de courir vers la maison, suivi par Armand et notre
beau-père. En cours de route, je sentis quelque chose de chaud qui
coulait sur ma poitrine. Le blouson étant entrouvert, je vis une tache
rouge qui auréolait mon pull : c’était du sang ! Moi aussi, j’étais
donc blessé. Et il fallait que cela nous tombe dessus le jour de notre
libération !
En arrivant à la maison, je dis à ma mère :
«Prends les pansements oubliés par les Allemands et que j’ai rangés dans un tiroir.»
Elle m’enleva le pull et la
chemise. Déjà le moindre mouvement me faisait souffrir. J’avais une
blessure à l’épaule. D’un trou de la grosseur de mon petit doigt,
coulait du sang et, pendant que notre mère pansait nos plaies à tous
les deux, Eugène partait à Oermingen chercher du secours. J’allai me
coucher sur mon lit, grelottant et tremblant de douleur. Deux
infirmiers américains arrivèrent et nous embarquèrent dans une Jeep
pour nous conduire par le chemin de terre qui longe la voie ferrée, le
chemin de la Libération, mais aussi le chemin de la souffrance, vers
Oermingen. Nous étions cahotés, secoués et j’avais terriblement mal. En
cours de route, ils s’arrêtèrent pour charger, tel un sac de patates,
un soldat probablement mort et le jetèrent tout bonnement à nos pieds.
Après ce martyre qui avait semblé durer une éternité, nous arrivâmes
devant une grande maison, en face de l’église. Un infirmier me proposa
une cigarette que je refusai. Il me fit une piqûre de morphine et
renouvela mon pansement. De là, nous fûmes transportés au pensionnat de
Fénétrange transformé en centre de tri de blessés. Mes douleurs
s’étaient calmées suite à l’injection.
Les blessés, civils ou militaires,
étaient, soit assis, soit couchés sur des brancards, dans une grande
salle du pensionnat. Des médecins militaires, des infirmiers et des
infirmières s’affairaient autour d’eux et décidaient de leur évacuation
vers l’arrière ou de leur renvoi à domicile. Après une autre injection,
je fus transféré avec mon frère Armand dans une seconde ambulance qui
nous emmena en direction de Dieuze. Je n’avais aucun mal à reconnaître
le tracé rectiligne de la route après Fénétrange. Nous fûmes hébergés
dans une caserne à Dieuze et c’est là que je perdis la trace de mon
frère.
Je commençai à divaguer et fus
emmené dans une petite pièce où attendaient une douzaine de blessés. Je
grelottais et avais terriblement soif. Profitant d’un instant
d’inattention du personnel, je m’éclipsai vers le couloir où j’avais
remarqué la présence de robinets. Au moment où je me penchai vers l’un
d’eux pour étancher ma soif, je fus agrippé au cou par un infirmier
militaire qui m’apostropha d’une voix forte : «No drink, forbidden !» (ne pas boire, c’est interdit) et il me ramena dans la pièce où je perdis connaissance.
Lorsque je me réveillai, j’étais
couché dans un lit, toujours assoiffé. Une lumière blafarde brillait au
plafond. Je me rendis compte que j’étais tout nu. On avait découpé mes
vêtements aux ciseaux, comme je l’appris plus tard. Quelle heure
était-il ?
Soudain je perçus des gémissements
et des appels en dialecte. Je me tournai doucement vers ma gauche et je
vis, couché sur une civière à côté de mon lit, en contrebas, un homme,
d’après sa voix, qui avait la tête complètement bandée. Seuls,
émergeaient le nez et la bouche.
Je lui expliquai en dialecte que
son désir de boire ne serait pas satisfait. A ce moment, je sentis une
bonne odeur de café et j’en déduisis que c’était l’heure du
petit-déjeuner (on était le 7 décembre). Effectivement, le personnel
servait le repas aux autres blessés. Je n’avais rien mangé depuis 24
heures et je commençai à avoir faim. Je demandai alors aussi un "breakfast" (petit déjeuner) pour chacun de nous deux. Je mis mon voisin au courant de
ma commande et il se calma. Il fut servi le premier, mais il n’eut pas
droit à du café, ni à du thé, à aucune boisson, par contre on lui
servit un bol de bouillie bien épaisse qu’on le força à avaler. Il
recrachait ce qu’on lui ingérait de force dans la bouche. Quant à moi,
je ne fus pas mieux servi. J’avalai avec peine trois ou quatre
cuillerées, ce fut tout. Quand on desservit, je réclamai à boire, mais
la réponse fut : «No! »
Peine perdue, je dus continuer à
endurer la soif. J’étais donc là, me demandant sans cesse où pouvait
bien être mon frère. Je fis part de mon tourment à un infirmier, mais
déjà on m’embarquait dans une ambulance. Un autre blessé fut allongé à
côté de moi. En tournant légèrement la tête, je reconnus mon frère
Armand. Comme j’étais content de le retrouver ! Je lui demandai
aussitôt s’il savait où on allait nous transporter, mais il
l’ignorait également. Alors une voix féminine nous répondit : «Nancy».
Immédiatement je pensai à tante Gabrielle qui habitait cette ville
depuis l’évacuation à Aulny des services de la Préfecture en 1940. J’en
fis part à mon frère.
« Si c’est vrai, nous reverrons tante Gabrielle et nounou Emile.», me répondit-il.
Et c’est ainsi que commença la seconde période française de notre vie.
La seconde période française
La période d’hospitalisation
Effectivement nous atterrîmes à
l’Hôpital Central de Nancy. Des médecins et des infirmières
s’affairaient autour des blessés. Soudain une infirmière souleva ma
couverture et s’écria :
-
« Mais vous êtes tout nu !
- Oui, madame, aussi nu qu’un ver
de terre ! Les Américains ont dû découper mes vêtements en raison des
douleurs au moindre mouvement. Je ne possède plus rien. »
Elle était très étonnée de mon bon français. Un jour, je me sentis mal à cause
de la douleur et je m’évanouis. On me transporta inconscient, dans une
grande salle. Quand je repris mes esprits, j’avais tellement chaud que
je voulus me lever de mon lit de camp. Je me souviens seulement m’être
laissé glisser sur le bord en serrant les dents et, dans un effort
surhumain, malgré la douleur, m’être levé. Puis, ce fut de nouveau la
nuit totale.
Lorsque je repris conscience,
j’étais attaché au lit, mourant de soif, grelottant de fièvre,
n’arrivant plus à rassembler mes pensées et je retombai dans le néant.
Je me réveillai dans " l’antichambre de la mort", c’est-à-dire un coin
isolé de la grande salle par une paroi en bois munie de vitres
translucides. Une sœur religieuse de forte corpulence s’affairait
autour de moi. J’avais été opéré !
Elle me demanda si je souffrais.
« Non, ça va ! Mais, s’il vous plaît, pourriez-vous retrouver mon frère et prévenir notre tante ? »
Je lui donnai son adresse. Etonnée
de ma bonne élocution, elle s’enquit de la façon dont je fus blessé et
m’apprit que je devais repasser sur la table d’opération le lendemain
matin, le professeur Barthélémy n’ayant pas réussi à extraire l’éclat
d’obus coincé dans l’articulation de l’humérus. Elle me promit d’aller
prévenir ma tante et de rechercher mon frère Armand.
Le lendemain matin, je repassai
donc sur le billard. Je fus endormi, mais me réveillai avant que le
professeur ait terminé. Il était entouré d’un assistant et de plusieurs
jeunes étudiants en médecine qui écoutaient attentivement les
explications du "patron". Assis, je regardai le sang répandu autour
de moi, puis la plaie. Le professeur me déconseilla cette vue, mais je
lui répondis que j’avais l’habitude de la vue du sang. Il me montra
ensuite l’éclat d’obus qui était resté trois jours dans l’articulation.
Puis, on me lava, pansa la plaie et mit un grand plâtre autour du bras
et du thorax. Je retournai dans mon lit de camp, au fond de la grande
salle. C’était un dimanche.
Vers 14 heures 30, Armand arriva,
tout heureux de me retrouver et une demi-heure plus tard, ce fut tante
Gabrielle. Elle me posa une foule de questions sur les circonstances de
mon accident, sur la famille. Malheureusement, elle et Armand ne purent
pas rester longtemps auprès de moi, car, fatigué, je sombrai doucement
dans le sommeil, rassuré par les retrouvailles, après cinq années de
séparation.
J’étais très fatigué et ne tenais
plus sur mes jambes. Pourtant, il le fallait car l’interne de service
chargé de ma personne dut faire des découpes dans le plâtre, sur
l’avant et sur l’arrière, en vue de soigner les deux plaies importantes
qui suppuraient fortement. L’éclat d’obus avait quand même une largeur
de plus de 1,5 cm pour une longueur de 4 à 5 cm, ses arêtes étaient
irrégulières et tranchantes. S’il m’avait frappé de son long, j’aurais
eu le bras à moitié sectionné.
Tante Gabrielle m’apportait de
temps en temps une bouteille Thermos peine de pot-au-feu très
appétissant. Grâce à elle, je fus sauvé, car avec ce que nous avions à
manger, je ne me serais jamais rétabli. Le tétanos et surtout la
gangrène gazeuse faisaient des ravages. J’eus à plusieurs reprises des
injections massives de produits antitétaniques. Contre la gangrène, ce
fut un combat sérieux de la part du professeur et il eut beaucoup de
soucis avec moi. Lors de ses visites, il s’attardait toujours autour de
mon lit, entouré de ses "élèves". Il "baragouinait" toujours je ne
sais quoi à mon sujet. Un jour, avant midi, la sœur
infirmière passa pour une piqûre dans la cuisse à tous les blessés. Je
fus le premier à être servi et elle termina la rangée de droite. Après
déjeuner, elle devait repasser pour l’autre rangée. Soudain, j’eus
l’impression que j’avais le corps en feu. Tous les "piqués" se mirent
bientôt à gémir. Ce supplice dura environ une heure. Les autres se
moquaient de nous. Mais bientôt ce fut leur tour d’être piqué et peu
après ils se mirent eux aussi à se lamenter. Nous eûmes alors beau jeu
de nous moquer d’eux, comme ils l’avaient fait auparavant pour nous.
Nous n’avons par contre jamais pu savoir quel était ce médicament "bon
pour tous les blessés".
Quelques explications sont ici
nécessaires. Le tétanos est une affection d’origine infectieuse qui
provoque des contractions musculaires douloureuses dans tout le corps
et peut aboutir à la mort. On peut le combattre avec du sérum
antitétanique, ce qui fut fait chez moi.
La gangrène est une redoutable
complication des plaies profondes souillées par de la terre. Les
toxines produisent des gaz à odeur putrescente. La douleur est intense,
la fièvre élevée et la maladie affaiblit beaucoup. Si la gangrène est
localisée dans un membre, le malade est amputé, car il n’existe pas de
chance de guérison.
Chez moi, on ne pouvait
heureusement pas envisager une amputation, puisque la blessure se
situait en partie sur le thorax. Le professeur utilisa alors les
découpes faites dans le plâtre pour pratiquer deux incisions à l’aide
d’un stylet chauffé à blanc, une sur le bras et l’autre à la pointe de
l’omoplate. Ces incisions servaient à injecter au moyen d’une seringue
sans aiguille un produit brûlant comme du feu et qui m’aurait fait
sauter au plafond, si quelques étudiants présents ne m’avaient
fermement maintenu sur la chaise. Je supportais tout sans gémir et le
professeur me félicita pour mon courage et mon endurance à la douleur.
Ces séances de "tortures" se répétaient deux à trois fois par semaine
pendant trois à quatre mois. Et je fus sauvé !
Un jour, l’interne, que les plus
anciens de la chambrée appelaient "Coco", vint me chercher pour
enlever le plâtre. Quel soulagement ! C’était comme si on m’avait
déchargé d’une tonne ! Puis il me demanda de bouger les doigts, mais
ils refusèrent tout mouvement. Etais-je paralysé suite à la section
d’un
nerf ? Je ne me donnais plus de chance de pouvoir utiliser mon
bras droit et mon moral sombra brusquement. Alors "Coco" commença à plier
mes doigts, à les déplier. Puis ce fut au tour de la main, de
l’avant-bras et du bras. Il forçait sur les articulations et je
souffrais le martyre, mais aucune plainte ne sortit de ma bouche. La
douleur me fit de nouveau perdre conscience. Heureusement, une
infirmière se tenait derrière moi et elle me retint.
On me coucha sur une civière et on
me ramena dans une autre chambre. Le lendemain matin, le professeur, en
présence de ses acolytes, me demanda ce qui s’était passé la veille. Je
n’osai pas lui dire que j’avais été "martyrisé", mais mes camarades
de chambrée lui expliquèrent tout, disant que la séance de
manipulations avait duré plus d’une heure. Le grand chef jeta un regard
plein de colère sur "Coco" et s’écria : « Dehors, et que je ne vous voie plus jamais ici ! »
J’étais soulagé et à partir de ce
jour, ce fut une étudiante qui s’occupa de mon cas et de celui du
garçon couché à ma droite. Lui aussi avait eu à souffrir des
maltraitances de "Coco". Sa blessure se trouvait à l’entrejambe. Là
encore, pour accéder à la plaie, il avait pratiqué une ouverture dans
le plâtre, mais avait malencontreusement entaillé un des
testicules, ce qui avait fait atrocement souffrir le blessé. Il ne
parlait pas le français et réclamait la présence de sa mère qui avait
également été blessée. J’en parlai à la sœur à qui je rendais souvent
service en enroulant les bandes de pansement après usage. Un jour, elle
me chargea de préparer le jeune à la rencontre avec sa mère qui avait
été amputée de la jambe. Je le fis avec beaucoup de prudence et de tact
et quand je jugeai que le garçon était prêt, j’en avisai la sœur.
La mère arriva après le déjeuner,
sur ses béquilles. Son fils dormait et elle attendit patiemment son
réveil, assise sur une chaise apportée par la sœur, tout en faisant la
causette avec moi en dialecte. Au réveil du jeune, quelle joie sur son
visage ! Il faut avoir vécu de telles retrouvailles pour comprendre
l’amour d’une mère pour son enfant et l’inverse. A partir de ce jour,
la santé du blessé s’améliora sensiblement et il nous quitta rapidement.
Sa place fut occupée par un jeune
homme âgé de 20 à 25 ans, étendu sur une civière posée à même le sol.
Je l’entendais pleurer en se cachant le visage. Il ne parlait pas et ne
semblait pas être blessé, ni malade. Des Américains se pointèrent
pour lui faire subir un interrogatoire. Je dus faire l’interprète et
ils partirent après avoir vérifié son identité. Quelques heures plus
tard, deux policiers français leur succédèrent. Le jeune homme en
pleurs fut arrêté et emmené. Il m’avait avoué être un collaborateur et
s’attendait à être fusillé. Décidément la guerre présentait beaucoup de
mauvaises facettes, mais j’avais quand même pitié de lui.
Un des blessés, au bout de ma
rangée, avait été amputé d’une jambe. Vers la fin mars-début avril,
j’appris, lors d’un contrôle médical, qu’il était décédé. Il n’arrêtait
pas d’arracher le pansement qui enveloppait son moignon et s’amusait à
sautiller sur une jambe dans la salle où se trouvaient une trentaine de
blessés. Il insultait aussi les infirmiers en dialecte, mais ils ne
comprenaient heureusement rien à ses vociférations.
Noël arriva. Pour nous, ce n’était
pas un jour de fête. Isolés du monde, nous avions plutôt le cœur gros.
Un petit rayon de joie illumina pourtant ce jour : des dames de la
Croix Rouge nous rendirent visite, mais pas les mains vides ! Je fus le
premier à recevoir un cadeau, un magnifique pull en laine vierge.
Enfin, j’avais de nouveau un vêtement ! A cela s’ajoutèrent quelques
friandises qui me firent grand plaisir et me remontèrent le moral.
Personne ne fut oublié : les autres reçurent des cigarettes et
également des friandises.
Moi, je pensais sans arrêt à ma
famille dont je n’avais pas de nouvelles depuis presque un mois.
Quelques rares blessés recevaient parfois une visite. Un jour, un
couple de visiteurs demanda dans la salle qui était René Geisler. Je
levai la main et répondis :
« C’est moi ! »
Que me voulaient ces gens que je ne
connaissais pas ? Ils me firent savoir que mon beau-père Eugène avait
essayé de rejoindre Nancy à moto. Mais, ne possédant pas de
laissez-passer, il fut refoulé par un contrôle. Ces quelques nouvelles
me rassurèrent quand même.
Un autre jour, un homme encore
jeune fut admis dans notre chambre, il avait été renversé par un camion
militaire américain et présentait une fracture ouverte du bras. Les
médecins s’affairèrent autour de lui, mais malgré leurs efforts, il
mourut quelque temps après. Le professeur expliqua que la morphine
pouvait être très dangereuse pour une personne atteinte de problèmes
cardiaques. Il est vrai que les Américains donnaient systématiquement
ce calmant à tout blessé.
Plus tard furent encore admis deux
jeunes originaires de la région de Forbach. Leur visage et leur corps
étaient couverts de petits boutons rouges. Ce n’était pas la rougeole !
En voulant rejoindre les Américains, ils avaient marché sur une mine
qui en explosant se désintégrait en une multitude de minuscules éclats,
ce qui avait provoqué ces nombreuses petites blessures. Et comment fit
le professeur pour extraire les éclats ? Il utilisa un puissant aimant
qui en retira la plus grande partie.
Un autre blessé, amputé du bras,
nous raconta sa mésaventure : incorporé de force dans l’armée
allemande, il ne rejoignit pas son unité après une permission et
se cacha dans son village. Lors de la libération, un obus éclata dans
la cave où il s’était réfugié avec sa famille et un éclat lui arracha
la moitié du bras. Des soldats américains le soignèrent sans ménagement
: ils le couchèrent sur la table de la cuisine, le maintinrent
fermement et avec un couteau de cuisine, ils coupèrent le reste du bras
pantelant, sans aucune anesthésie !
Arriva la fin de l’année. Par un
journal français prêté par un camarade de chambrée, j’appris la
contre-attaque lancée par les Allemands dans la nuit du 31 décembre au
1er janvier et appelée Opération "Nordwind". Les chars
allemands arrivèrent jusqu’à Achen, soit à peine 5 km de Hutting. Mes
soucis recommençaient. Qu’allait-il arriver à ma famille ? La Gestapo
allait-elle revenir et de nouveau arrêter tout le monde ?
On avait enlevé mon plâtre et mon
bras était soutenu par une sorte de goulotte métallique qui prenait
appui sur le flan droit. Un écrou placé sur une tige filetée me
permettait de varier la hauteur de la goulotte et donc mon confort. Le
professeur m’encouragea à manœuvrer le plus possible cet écrou pour
solliciter l’articulation. On m’avait lavé du haut jusqu’en bas car
j’empestais à tel point que j’aurai tué une mouche à quinze pas rien
qu’avec mon odeur.
Le lendemain, j’avais un peu de fièvre et le
professeur en fut étonné au point qu’il me demanda ce qui me
tracassait. Quand il apprit mes inquiétudes pour ma famille, il comprit
que j’étais à bout et me dit qu’il en parlerait à ma tante. J’étais en
effet très affaibli, incapable de marcher, et surtout déprimé.
Mais auparavant, je fus encore le
sujet d’un exposé dans l’amphithéâtre de la faculté de médecine de
Nancy, devant une centaine d’étudiants. Mais pour m’y rendre, quel
cauchemar ! Un infirmier m’accompagna heureusement, car tous les trois
pas, je devais m’adosser à un mur pour reprendre mon souffle. Le
professeur a certainement expliqué, cobaye à l’appui, sa méthode pour
enrayer la gangrène. En tout cas, cela m’a semblé durer une éternité. A
la fin de son exposé, il me félicita devant toute l’assemblée pour mon
courage démontré lors de tous les actes médicaux douloureux.
Le 13 janvier, ma tante me ramena
chez elle. Elle avait récupéré un peu partout de quoi m’habiller :
chemise, pantalon de cavalier, chaussettes, galoches et pèlerine. Il
n’y avait pas d’ambulance pour me conduire, ni de taxi, il fallut
parcourir tout le trajet à pied. De plus, le trottoir était parfois
encore enneigé à certains endroits et rendait la marche périlleuse. De
temps en temps, je m’adossais au mur d’une maison, car j’étais très
fatigué, mais pourvu d’une volonté farouche pour y arriver, je
reprenais mon chemin. J’étais stimulé par la joie d’avoir pu quitter
l’hôpital et de retrouver un foyer. J’avais hâte de revoir mon frère
Armand qui avait quitté l’hôpital déjà avant Noël et mon cousin Lucien
qui était pour moi comme un frère, vu que j’avais été recueilli dans sa
famille à Sarreguemines, après le décès de mon père.
Après trois jours de bons repas, je
tenais de nouveau sur mes jambes. Plus besoin de m’aliter ! Le premier
souci de ma tante fut de me relaver de la tête aux pieds et de me
frictionner à l’eau de Cologne. Enfin, j’étais de nouveau présentable !
Il me fallait pourtant retourner à l’hôpital trois fois par semaine et
toujours à pied. J’en profitais pour rendre visite à mes anciens
camarades de chambrée qui n’en revenaient pas de me voir marcher.
J’allais aussi chercher ma cousine Fernande, la sœur de Lucien, à la
sortie des cours. Quand Lucien rentrait du lycée, il sifflait ou
chantait toujours, heureux comme un poisson dans l’eau. Je suivais ses
devoirs pour m’entraîner au système français qui était beaucoup plus
difficile que celui des Allemands.
Vers la fin janvier, Armand fut
rapatrié à Hutting par la Croix Rouge. Moi, je restais, ne sachant
quand ce serait mon tour. La poste recommençait à fonctionner.
J’écrivis une lettre à ma famille et demandai à ma mère de m’envoyer
les trois cents francs que j’avais gardés en 1940. Avec cet argent,
j’achetai un stylo, du papier et des livres d’occasion de grammaire et
de composition française. De mon plein gré, je faisais des devoirs que
nounou Emile vérifiait lorsqu’il revenait le week-end de Metz, où les
services de la Préfecture de la Moselle avaient repris leurs fonctions.
A Metz, il logeait chez une sœur de ma grand-mère.
Un jour, en allant chercher
Fernande à la sortie des classes, j’entendis sonner toutes les cloches.
Des vendeurs de journaux proposaient sur les places publiques et dans
les rues une édition spéciale : l’Allemagne avait capitulé. On était le
8 mai 1945 et la guerre était terminée.
Quelques jours plus tard, je tombai
sur une vitrine exposant des photos de déportés dans les camps de
concentration. Pendant une heure, j’observais les clichés, ne pouvant
les quitter des yeux, sidéré par les atrocités commises par les
Allemands, choqué par la vue des détenus morts et des squelettes
vivants. Je n’en croyais pas mes yeux. Pour moi, c’était inimaginable !
Ces photos, je les regardais chaque jour, en passant devant la vitrine,
je m’imbibais de ces horreurs, me demandant comment on pouvait traiter
des êtres humains de la sorte. Je n’avais pas encore tout vu, ce n’est
que plus tard que j’appris par les livres et la visite du camp du
"Struthof" toutes les atrocités commises par les Nazis.
Peu à peu, mes plaies commençaient
à se cicatriser. Mon bras reposait maintenant dans une écharpe et
j’arrivais tant que vaille à écrire un peu correctement avec mon bras
blessé. Le professeur me confia aux mains
d’un kinésithérapeute. La main droite était fixée sur le rayon d’une
roue qui tournait lentement d’un mouvement de plus en plus excentrique,
ce qui obligeait le bras à se déplacer de plus en plus haut. Puis le
kiné procédait à des massages, des contractions et des élongations.
Enfin des impulsions électriques réveillaient peu à peu le système
neurologique. C’était très pénible, mais je tenais une fois encore
le coup.
Vers le 20 mai, deux Sarregueminois
débarquèrent chez ma tante : Zacharias, un cousin de ma tante et
Angermuller, entrepreneur de bâtiments. Ils étaient à la recherche de
matériaux pour la reconstruction. Ils me proposèrent de me ramener à
Hutting, mais il leur fallait l’autorisation du professeur, chez qui je
me rendis immédiatement. Puisque j’avais l’occasion de me faire soigner
sur place par les sœurs d’Oermingen, il m’autorisa à retrouver ma
famille et à rentrer. Immédiatement, j’emballai mes
maigres affaires et le lendemain, je quittai Nancy pour aller à Toul.
Notre promenade dura ainsi toute la journée. Je ne savais même plus où
nous étions. Nous couchâmes quelque part, et après une nuit d’insomnie
à cause d’un polochon auquel je n’étais plus habitué, nous repartîmes
avec la Traction Citroën pour Metz où je dus attendre plusieurs fois
assez longtemps dans la voiture. Dans la soirée, nous arrivâmes enfin à
Sarreguemines après avoir dû nous arrêter en route à un poste
militaire. Les deux Sarregueminois avaient un laissez-passer en règle
et moi, un certificat signé par le professeur de médecine. Je
débarquai dans la famille Angermuller, un peu déçu de ne pas avoir été
ramené à Hutting. Le lendemain, ils me déposèrent à Oermingen. Je
laissai ma valise chez les sœurs et pris tout de suite rendez-vous pour
le renouvellement des pansements. Et je pris le chemin du retour, le
long de la voie ferrée Sarreguemines –Strasbourg pour arriver à Hutting
sur le coup de midi. Ma famille était en train de déjeuner.
Mais ce retour ne fut pas un moment
de bonheur, car ma mère reprocha à son mari d’avoir été la cause de mon
état physique, puisque j’avais encore le bras en écharpe. Alors je
tançai, avec véhémence, ma mère, disant que mon beau-père n’y était
pour rien du tout, qu’elle ferait mieux d’être heureuse que je
sois encore en vie, et cela grâce aux soins du professeur Barthélémy, à
la bonne chère de tante Gabrielle et aux efforts fournis par nounou
Emile pour cette cause. D’autre part, mon beau-père avait fait l’effort
d’essayer de me rendre visite à Nancy, malgré le froid, alors qu’elle
n’avait pas bougé un seul petit doigt ! J’en eus les larmes aux yeux,
mais mes remarques lui clouèrent le bec !
Je me rendis encore une seule fois
à Oermingen chez la sœur infirmière, car mes plaies se cicatrisèrent
enfin. De temps en temps, je devais me rendre à Nancy, pour un contrôle
auprès du professeur qui était toujours heureux de me revoir. Mais pour
cela je devais me rendre à pied, par la forêt, pour ne pas allonger le
trajet, à la gare de Sarralbe et y prendre le train de 4 heures du
matin. J’en profitais toujours pour passer une nuit chez tante
Gabrielle qui était très heureuse de me revoir et d’avoir des nouvelles
de la famille.
Puis, un jour, le professeur
m’annonça que c’était le dernier contrôle et il m’expliqua
l’intervention qu’il envisageait pour rendre mon bras plus mobile : il
s’agissait d’enlever le cartilage qui soudait l’omoplate au reste de
l’humérus et bloquait ainsi mon bras. Mais je refusai catégoriquement
car je voulais reprendre mes études secondaires, les cours ayant déjà
repris au lycée de Sarreguemines. Il comprit très bien ma raison de
refuser et me recommanda de beaucoup nager et de mouvoir le plus
possible mon bras droit, ce que je promis et fis par la suite. Je pus
facilement suivre son premier conseil en nageant dans l’Eichel, mais le
second fut plus difficile à mettre en pratique. La fenaison avait
débuté et je revendiquai le droit de charger le foin sur la charrette
avec la fourche alors que mon beau-père le disposait correctement.
Cette exigence ne fut pas facile à obtenir, car tous pensaient que je
ne tiendrai pas le coup, mais devant ma volonté inébranlable, j’obtins
gain de cause. Voilà qui remplaça efficacement les séances de kiné,
bien sûr, je souffris beaucoup, mais je ne cédais pas devant les
douleurs dans mon bras, surtout après le travail. Mon bras devint ainsi
plus mobile, mais cela prit beaucoup de temps.
Dès mon rétablissement, j’avais
pris contact, selon les conseils de mon grand-père, avec son Inspecteur
de l’Education Nationale, qui était encore en service, pour passer le
concours d’entrée à l’Ecole Normale des Instituteurs, la scolarité y
étant gratuite, à condition de signer un engagement de dix ans après la
réussite des examens. Mais malgré les références apportées (un
grand-père instituteur retraité et titulaire du grade d’Officier de
l’Instruction Publique qu’il connaissait bien), malgré mes explications
et les preuves écrites du retour tardif de l’hôpital, il refusa, les
inscriptions au concours étant déjà closes. Plus tard, j’appris qu’il
était plutôt mal vu par la majorité des " instits", à cause de sa
sévérité.
En désespoir de cause, je me rendis
au lycée de Sarreguemines pour l’admission en seconde. Hélas, le
passage en seconde était soumis à examen. Nous étions peu
nombreux. Il fallut rédiger une dissertation française, réaliser un
problème de mathématiques et que sais-je encore ! J’étais stupéfait
devant les exigences françaises qui ne tenaient pas compte de notre
situation exceptionnelle due à l’annexion au Reich pendant 5 années !
Le sujet de la dissertation
consistait à commenter une morale tirée d’une fable de La Fontaine : "Travaillez, prenez de la peine, c’est le fonds qui manque le moins !"
Qu’est-ce que ce charabia d’un auteur dont j’ignorais tout de son
existence sur terre ? Bon, je compris le sens et pondai, d’un seul
trait, un texte en exposant mes sentiments et mes impressions. Tout
l’examen fut bien noté d’après les confidences faites par un ancien
professeur du temps de l’annexion.
Mais je ne pensais pas que cette
maxime me harcèlerait dès la rentrée jusqu’à la fin de mes études. En
effet, le programme français était beaucoup plus chargé que le
programme allemand. J’en ai bavé pour me mettre à niveau ! Il me
fallut bien suivre le conseil de La Fontaine : "Travaillez,
prenez de la peine". Les résultats furent en conséquence du travail
fourni et, ô surprise, je décrochai le prix d’excellence à la fin de
l’année scolaire.
A l’époque, la distribution des
prix était une cérémonie très brillante à laquelle assistaient de
nombreux invités, comme le sous-préfet, le maire et bien d’autres
personnalités. Tous les professeurs revêtaient leur toge agrémentée
d’une épitoge de couleur jaune pour les professeurs de lettres et rouge
pour les professeurs de sciences. Tout ce monde prenait place sur
l’estrade de l’aula. Puis le proviseur, après un discours d’entrée,
donnait lecture du palmarès en commençant par le niveau le plus
élevé (philo, math élèm). Pour chaque matière, étaient décernés un 1er,
un 2° et un 3° prix qui consistaient en des livres se rapportant en
général à la matière concernée. Le prix d’excellence revenait à l’élève
le plus méritant de la classe. Cette cérémonie durait environ trois
heures.
Année 1946-1947.
En 1ère, une matière me rebutait
particulièrement, la littérature française. Qu’est-ce qu’on pouvait
passer du temps à disséquer des phrases, des mots, des rimes, le
clair-obscur d’un auteur ! J’eus le dégoût de la lecture, et encore
aujourd’hui, quand je lis un roman, je saute systématiquement les
passages où l’auteur fait des descriptions fastidieuses. J’aime
l’action et pas du tout les détails qui ne servent à rien. Heureusement
j’eus le droit de passer la première partie du bac en session spéciale
pour victimes de guerre. L’épreuve ne comportait que des épreuves
écrites et se déroulait à Metz. En anglais, je me demande ce que le
correcteur a pu penser de ma traduction. Je n’aurais pas été étonné
s’il avait pensé avoir affaire à un candidat détraqué. Mon faible
vocabulaire anglais ne me permit pas de faire une traduction cohérente,
elle fut plutôt fantaisiste. Cela explique la mention passable à
l’examen, mais peu importait.
Au mois de mars, j’accédai donc en
classe de philosophie. Encore une fois, dans mon parcours cahoteux,
j’eus des difficultés d’adaptation, et comme le disait si bien La
Fontaine, je travaillais et prenais de la peine, car le fonds manquait
le moins. Sur les conseils de mes professeurs, je me préparai à passer
la seconde partie du bac à la session d’octobre, ce qui impliquait de
nombreux rattrapages dans toutes les matières pendant les vacances
d’été. Mais à côté des travaux intellectuels, il y avait aussi les
travaux manuels, car il me fallait donner un coup de main dans les
activités agricoles (moisson à la main, battage des céréales, binage,
sarclage des cultures) et ménagers (barattage de la crème pour la
production de beurre). Dès septembre, une fois le regain récolté,
je menais les vaches au pâturage, et j’emmenais les manuels scolaires,
bien content d’être tranquille pour pouvoir rattraper les cours qui me
manquaient. Vers la mi-septembre, je constatai avec stupeur que je ne
retenais plus du tout ce que je lisais. Je consultai un médecin qui me
conseilla d’arrêter ce "bourrage de crâne", il ne pouvait pas m’aider
médicalement, j’étais tout bonnement surmené. Puisque j’étais inscrit à
l’examen, je me présentai quand même à l’épreuve écrite et …échouai. Il
ne me manquait que trois quarts de points sur quarante pour pouvoir
passer l’oral et il ne me restait plus qu’à refaire une année de philo ! Le redoublement fut bénéfique pour
moi, car je fis d’énormes progrès et remportai pour la seconde fois le
prix d’excellence. J’obtins sans problème le bac, avec la mention bien.
Pourquoi seulement bien ? Et bien, je vous l’expliquerai un peu plus
loin. Pour les élèves d’Alsace-Lorraine, un programme transitoire avait
été institué :
- le français figurait encore au programme de la classe de philo
- en latin, nous n’avions pas le
niveau des élèves de "l’intérieur", ce qui ne nous empêcha pas
d’attaquer dès la seconde le fameux "De bello gallico" de Jules
César, puis Salluste et Cicéron. En 1ère, nous attaquions " l’Enéide" de
Virgile. En classe, pour les traductions faites dans les conditions du
bac, nous avions le droit d’utiliser un dictionnaire, mais ne
comportant pas d’index grammatical.
- en anglais, notre vocabulaire
n’était pas à la hauteur. Notre professeur de seconde ne nous
faisait pas apprendre méthodiquement ce vocabulaire, alors que le
professeur de l’autre classe de seconde le faisait.
- en géographie, à l’oral, je fus
interrogé sur la Belgique, mon pays de naissance, qui ne figurait
même pas au programme. L’examinateur fut d’accord avec moi au
sujet des observations faites au cours de deux voyages dans ce pays et
lors d’entretiens avec mon oncle Louis Geisler. Une seule fois, il me
rectifia au sujet d’un centre universitaire important. Les voyages ont
formé ma jeunesse car j’observais tout et enregistrais facilement
toutes les informations.
- en histoire, j’eus la chance
inouïe de tomber sur le Second Empire de Napoléon III, que je
connaissais dans ses moindres détails. L’examinateur dut arrêter
mon exposé, alors que j’en étais seulement à l’attentat d’Orsini en
1858 et que j’avais déjà dépassé le temps alloué.
- en physique-chimie, je fus le
dernier candidat à me présenter devant l’examinateur. Je fus accueilli
par une "douche froide" :
« Ah ! Vous voici enfin ! Vous appréhendiez certainement cette partie de l’examen ! »
Je m’excusai poliment car les
exposés dans les autres matières m’avaient retenu plus longtemps que la
durée normale auprès de ses collègues. Normalement on devait traiter un
chapitre, mais lui, il avait une grande feuille devant lui, avec
questions et réponses, où il puisait les questions-pièges destinées à
faire trébucher les malheureux candidats. Et les questions fusèrent sur
la chimie (j’avais été prévenu par mes camarades). Après une trentaine
de questions, constatant que j’avais réponse à tout, il m’en posa
encore trois en physique. Mais là aussi, il ne put pas me prendre en
défaut et il admit que j’étais le seul à avoir répondu correctement à
ses questions. Or, je connaissais bien la chimie pour l’avoir déjà
étudiée pendant le troisième trimestre de l’année dernière. Notre
professeur actuel, un agrégé de surcroît, ne savait pas réaliser
correctement une seule expérience de chimie. Quand le mélange de deux
gaz devait provoquer une petite déflagration, lui en annonçait une
terrible et inversement. Il était vraiment inconscient du danger. Un
jour, il nous annonça une expérience avec des gaz et je me méfiai, car
je savais la dangerosité du mélange. Comme j’étais assis au premier
rang, je me cachai sous le pupitre. Le professeur Bachaud, au nom
prédestiné, n’avait pas mis de gants de protection, et en approchant la
grosse éprouvette du bec Bunsen, il provoqua une forte explosion qui
fit voler en éclats toutes les vitres de la salle de chimie et le
blessa à la main. Au bruit de l’explosion, le censeur déboula en trombe
dans la salle de chimie, mais ne put que constater les dégâts matériels
et corporels. A la récréation, le proviseur me demanda d’expliquer ce
qui s’était passé et je ne pus qu’insister sur l’imprudence du
professeur.
Je dus passer les épreuves orales à Metz. En allemand, première matière de
l’oral, ce fut plutôt burlesque. L’examinateur, légèrement "cuité",
arriva très en retard. Il ouvrit Faust de Goethe et me désigna quatre
lignes à lire et à traduire. L’un des vers était : "Warmes Leben floss
durch seine Adern". La traduction littérale donnerait : "Une vie
chaude traversait ses artères". Moi, je refusai cette version et je
cherchai une traduction plus poétique. Le professeur me demanda la
traduction que j’avais en tête et je lui citai la moins poétique. Il
approuva parce que j’avais compris. Je dus encore expliquer le texte
précédent le passage traduit et ce qui suivait. En raison de mon flot
de paroles, il m’interrompit rapidement et dit laconiquement :
« Sehr gut ! ».
Rentré à la maison, je trouvai la traduction que j’aurais aimé donner : "Un souffle chaud parcourut ses veines".
En littérature française, je tombai
sur le sujet suivant : "Démontrez que ce personnage (Tartuffe ou
le Misanthrope de Molière, je ne sais plus) est ci ou ça". J’eus cinq
minutes de réflexion, puis l’examinateur m’appela. Je lui démontrai
tout le contraire de ce qu’il attendait, l’amenant tout doucement vers
une conclusion non conforme. Pendant mon exposé, bizarrement, il
approuvait par des hochements de tête. Mais à la fin, il explosa et
entra dans une vive colère, s’écriant : « Jamais un tel comportement ne me fut infligé ! »
Moi, je jubilais intérieurement
d’avoir pu me venger de toutes ces vérités saugrenues qu’on nous avait
fait avaler au cours de nos études littéraires. Après l’oral, je fus
rejoint sur la plate-forme du tramway qui me ramenait à la gare par la
prof de math qui m’apprit que la mention "très bien" m’avait
été refusée par ce prof de littérature. Mais peu importait, j’étais
bachelier et de toute façon, aucune mention ne figurait sur
le diplôme.
Arrivé à la gare, je repris ma
bicyclette laissée à la consigne. Le train que je devais prendre était
parti depuis une dizaine de minutes. Or, à midi, en mangeant dans un
petit restaurant avec d’autres camarades, je m’étais aperçu qu’il me
manquait un billet de cent francs dans le porte-monnaie. Il ne me
restait que quelques pièces. Ma mère avait pris le billet et elle avait
oublié de me le dire. Il ne me restait plus qu’à rentrer à Hutting à
bicyclette. Mais la soif me tenaillait et je comptai les pièces de
monnaie restantes, cela pouvait suffire pour une bière à condition de
la boire au comptoir. La soif étanchée, je repris la route, mais je me
perdis dans la nature, car je ne disposais pas de carte. Après
plusieurs demandes de direction, je pus rejoindre la route correcte,
pour arriver à la maison à deux heures du matin.
Je ne peux résister à l’envie de
raconter encore une mésaventure qui m’est arrivée en classe d’allemand,
alors que j’étais en seconde B. Sur mon bulletin, figurait la remarque
suivante :"se désintéresse souvent". Ce qui n’était pas du tout
exact. J’avais été vexé par l’attitude du professeur qui m’avait compté
comme une faute l’emploi de l’accusatif dans une dissertation, alors
que lui préconisait le datif. Quinze jours plus tard, je réintroduisis
la même phrase dans une autre dissertation et je mis le datif. Cette
fois, le prof exigeait l’accusatif. Cette attitude équivoque du
professeur fut le point de départ de mon désintérêt, puisqu’il
n’admettait pas son erreur.
Une autre fois, une punition non
méritée me fut aussi infligée en classe de seconde. Revenu de la
récréation pour le cours d’anglais, je fermai la fenêtre car j’étais
celui qui était assis dans le banc près du mur. En fermant la fenêtre,
j’avais remarqué dans la cour la présence d’une prof de sport du lycée
de filles qui initiait ses élèves au saut en hauteur. Le cours
d’anglais venait de commencer et soudain le censeur fit irruption dans
la salle de classe, s’exclamant : « Les élèves qui ont fermé les trois fenêtres, debout ! »
Je me levai spontanément, mais pas les deux autres élèves qui avaient aussi fermé chacun une fenêtre. "Huit heures de retenue pour avoir manqué de respect envers la prof de sport !", telle fut la sanction.
Avant d’avoir pu placer un mot pour
m’expliquer, le censeur avait déjà disparu. Je ne savais pas ce qui
s’était passé, en tout cas j’étais innocent. Qu’avait fait l’un des
deux autres ? Avait-il jeté un objet en direction de la prof ou
avait-il fait une grimace ? Je n’ai jamais pu le savoir. Le coupable
était un lâche, il aurait pu se dénoncer. La punition ne me dérangea
pas énormément, car je pouvais en profiter pour faire mes devoirs en
toute tranquillité et échapper ainsi aux travaux agricoles qui
m’attendaient à la maison. Mais j’allai quand même voir le censeur pour
m’expliquer et il réduisit la retenue à quatre heures.
Et maintenant gagner son pain à la sueur de son front
Premier emploi
Avec mon diplôme en poche, j’aurais
pu effectuer des études supérieures à la faculté de lettres de
l’Université de Strasbourg, mais la situation financière de mes parents
ne le permettait pas. Je contactai un cousin de ma mère à
la Direction de la SNCF de Strasbourg, mais sans succès. Avec le
bac Math élèm (mathématiques élémentaires), j’aurais été embauché
sur le champ !
Nounou Emile fit des démarches
auprès d’un autre cousin de ma mère, Directeur adjoint du CIAL de Metz
qui fit le nécessaire pour que je sois embauché à l’agence de
Sarreguemines, dans le but de faire un stage dans les différents
services. Je fus finalement embauché. Première surprise, je fus soumis
à un examen complètement idiot comportant une dictée, des opérations
(addition, soustraction, multiplication et division) et une version
allemande. Le directeur m’affecta au service portefeuilles qui tient un
fichier sur chaque client et gère les chèques ainsi que les traites des
commerçants. C’était un service très astreignant à partir du 10 du
mois, et surtout vers la fin du mois, parce que c’est là que les effets
commerciaux arrivaient à échéance. Il fallait s’assurer que les clients
aient donné leur accord pour le paiement et que les comptes étaient
suffisamment approvisionnés. Chaque soir, il fallait faire le bilan de
la journée, chaque fin de mois, le bilan mensuel et à la fin de
l’année, le bilan annuel. Pour ce dernier, nous étions à trois. Aucune
heure supplémentaire n’était payée, et si je devais travailler jusqu’à
deux ou trois heures de la nuit, je ne touchais aucune indemnité pour
le repas du soir. Avec mon premier salaire, même pas 12 000 francs, je
me payai une belle bicyclette neuve pour pouvoir rentrer à la maison le
soir ou pendant la nuit.
Une nuit, vers deux heures du
matin, alors que je pédalais allègrement malgré l’orage qui avait
éclaté, je fus stoppé dans ma course par…un policier dont j’avais
heurté l’entrejambes avec la roue avant. C’était près de la gare de
triage, entre Sarreguemines et Rémelfing. Il se mit à vociférer :
« Comment, on roule maintenant en pleine nuit sans éclairage ! »
Je m’excusai poliment, lui faisant
constater que la dynamo était en position de marche, contre le pneu ,
mais qu’elle patinait à cause de la pluie. Puis la conversation porta
sur la raison de ma présence sur la route en pleine nuit et sous la
pluie. Au cours de la conversation, je voulus allumer une cigarette,
mais il m'en empêcha violemment car un wagon contenant un produit
inflammable s’était renversé et son contenu se déversait dans le fossé
longeant la route. Là-dessus, il me souhaita quand même bonne route.
Une fois, il m'arriva d’avoir une
différence d’un centime dans mon bilan mensuel. J’avais eu la chance de
pouvoir utiliser la calculatrice électrique imprimante. Mon dernier
train allait bientôt partir et j’emportai tous les documents comptables
à la maison, ce qui était interdit. Après le souper, je me couchai.
Vers minuit, je me réveillai et me rappelai que j’avais frappé la
touche 3 au lieu de la touche 4 pour les centimes. Je me levai
aussitôt, vérifiai toutes les colonnes par calcul mental et constatai
effectivement qu’il y avait une erreur d’un centime : la machine avait
compté 3 centimes, mais imprimé 4 centimes. Ouf ! Je me recouchai à
deux heures pour me relever à cinq heures du matin, toujours sans
réveil, dont je ne faisais jamais usage.
Pour le bilan de l’année 1948, le
directeur de la banque avait, dans sa "grande" magnanimité, accordé
le repas de midi au restaurant, payé aux frais de l’agence. Nous étions
trois employés, un ancien avec une quarantaine d’années dans la boîte,
un jeune avec un brevet d’études commerciales, recruté récemment pour
m’assister, et moi. A midi, nous nous installâmes dans un
restaurant, près de l’église saint Nicolas. Pour commencer, notre chef
de groupe commanda un apéritif, puis un menu complet, avec dessert,
café et même "pousse-café". Le lendemain, il présenta la note au
directeur qui trouva que l’on avait un peu exagéré. Mais notre
collègue, l’ancien, lui rétorqua :
« Notre menu était certainement
plus ordinaire que le vôtre au jour de l’an, qui était pour vous un
jour férié, alors que nous avons dû travailler sans rémunération ! »
Au mois de septembre, éclata une
affaire qui allait mal tourner. Une traite avec protêt, d’un montant de
500 000 F, était arrivée pour un commerçant de la ville. Or, le compte
du client débiteur était déjà dans le "rouge", et comme la traite
devait être payée dans les 48 heures, je le signalai au sous-directeur,
puis au directeur, à son retour dans l’agence. Ce dernier m’assura
qu’il allait s’occuper personnellement de l’affaire. Le lendemain il
partit et ne se montra plus de la journée, ni le jour suivant. Le
second jour, vers 16 heures, n’ayant toujours pas de directive, je
recontactai le sous-directeur qui me conseilla d’attendre encore un
peu. Vers 17 heures, le directeur ne s’étant toujours pas présenté, il
me chargea de porter l’affaire devant un huissier.
Le lendemain, le commerçant arriva
et demanda à voir le directeur qui était alors présent. Une minute plus
tard, j’étais convoqué dans le bureau du directeur. Le "grand chef"
m’accusa de ne pas avoir tenu compte de ses consignes pour le règlement
de cette affaire. Alors "la moutarde me monta au nez" et je lui
répliquai vertement, devant le commerçant ébahi qu’il ne m’avait donné
aucune consigne, vu qu’il avait été totalement absent ces deux
derniers jours et que tous les collègues, même le sous-directeur
pouvaient confirmer cela. Pour finir, je lui fis part de mon intention
de lui remettre ma démission écrite pour la fin du mois, rajoutant que
je préciserai dans ma lettre les raisons qui me motivaient. Et je
quittai le secteur bancaire sans regret.
Et maintenant instituteur
Après ce coup de tête, je me
retrouvais sans emploi ! Immédiatement je postulai auprès de
l’Inspection Académique de la Moselle pour avoir un poste d’instituteur
remplaçant. Je demandai même les dossiers pour être affecté en Algérie,
en Tunisie ou au Maroc. Heureusement que je ne fus pas nommé en Afrique
du Nord, car un camarade de classe, déjà en Algérie, fut une des
premières victimes des violences qui débutaient et allaient se
transformer en guerre.
Année 1949-1950
Ma carrière d’instituteur commença
donc le 25 octobre 1949, à l’école de garçons de la Blies de
Sarreguemines, située sur la rive droite de la Sarre. J’exerçais au cours
élémentaire 2e année, dans une baraque. Tous les collègues m’avaient
prévenu qu’il y avait des éléments très perturbateurs dans cette
classe. A l’époque, on exigeait de tout enseignant d’avoir un emploi du
temps hebdomadaire bien précis et d’établir une répartition mensuelle
des matières enseignées, conformément aux Instructions Officielles.
J’avais donc une quarantaine
d’élèves. Je n’admettais pas de manquements à la discipline, ni le
manque de soin dans le travail écrit, sinon c’était la retenue le soir,
après la classe. La retenue consistait en un travail écrit surveillé.
J’avais tout mon temps après 16 heures, car le premier train pour
rentrer ne partait que vers 18 heures. Les élèves étaient surtout issus
du milieu gitan et ils aimaient la liberté. Les priver de liberté était
la pire des punitions. Ils s’assagirent et je n’eus pas de problème.
Tous les collègues et même le directeur n’en revenaient pas, mais
j’aurais pu avoir des ennuis, car j’ignorais la règlementation de
la retenue, à savoir prévenir les parents pour le jour, la durée
et le motif de la punition.
La pédagogie ne s’apprend pas en un
seul jour. En voici un exemple : au programme figurait la soustraction
sans emprunt. Pour moi, c’était évident, mais pas pour les élèves.
Après quelques démonstrations au tableau qui semblaient avoir été
comprises, je donnai un exercice au cahier, car toute leçon devait
laisser une trace écrite. Le soir, lors de la correction, je découvris
avec stupeur que la plupart n’avaient rien compris et je mis à creuser
ma cervelle pour expliquer cet échec. Le lendemain, je repris la leçon
avec utilisation des doigts (matériel qui ne fait pas de bruit et qui
est toujours disponible). Les enfants comprenaient très bien "6 moins
3", mais pas "3 ôté de 6". Pendant toute ma carrière je remarquerai
cette difficulté de compréhension. Pour ma part, je continuerai à
utiliser le "moins" à la place du "ôté de", malgré la remarque
faite un jour par un inspecteur.
A l’époque, tout enfant d’âge
scolaire, surpris dans la rue pendant les heures de cours, était ramené
par la police à l’école, à moins d’avoir une autorisation d’absence
signée par le directeur. A l’école de la Blies, ils atterrissaient tous
chez moi, dans la baraque.
Dans cette école enseignait un
instituteur originaire de Kalhausen et qui exerçait au cours
préparatoire. Il me montra sa méthode personnelle d’apprentissage de la
lecture qui me servit lors de mon remplacement. Pour chaque phonème ou
son (par exemple, le son "o" peut s’écrire de plusieurs façons : o,
au, eau, aux, eaux, ot, os, op…), il avait fabriqué des bandelettes en
carton où figuraient différents dessins ou images représentant le mot
avec son écriture : une orange, un enfant, la jambe, il tremble…(15)
__________________
15) Il s’agit de Nicolas Lenhard
(1915-1998) qui finira sa carrière à la même école, toujours comme
maître de CP. Pour se rendre à Sarreguemines, il prenait chaque jour le
train à la gare de Kalhausen. Comme les ouvriers de l’époque, il
emmenait sa gamelle et réchauffait son repas de midi à l’école.
Le matériel pédagogique était souvent fabriqué par l’enseignant
lui-même à partir de matériel de récupération. L’outil dont parle René
est en carton. Les bandes coulissantes peuvent comporter des dessins
correspondant à des noms, comme le décrit René, ou des phonèmes, comme
sur la photo ci-dessous, pour travailler la combinatoire et former des
syllabes. Ces bandes sont interchangeables.
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Le 15 novembre, je dus faire un
remplacement à Grosbliederstroff, dans un cours préparatoire, pour
remplacer un maître parti en stage d’éducation physique. Je prenais mes
repas dans un restaurant tenu par les parents d’un camarade de classe
de "philo" et je dormais chez une ancienne institutrice ayant exercé
à Kalhausen, du temps de grand-père (16). Un jour, le camarade de
classe m’entraîna à Kleinblittersdorf, en Allemagne. On traversa la
Sarre dans une barque, pour atterrir dans un bar et y consommer
quelques coupes de champagne. Mais n’y faisait-on que cela ? Je lui fis
la remarque que ce lieu ne m’intéressait pas et nous n’y remîmes plus
les pieds. Ce remplacement d’une durée de quinze jours fut une période
bien tranquille en classe, pas comme à Sarreguemines !
Le 16 décembre, je débarquai à
Bambiderstroff pour un remplacement qui allait durer jusqu’au 31 mai de
l’année suivante, ce qui était bénéfique pour moi, puisque je n’étais
payé que pour les jours de remplacement. J’avais un cours triple, cours
préparatoire et cours élémentaires 1 et 2. Le travail était plus
compliqué avec ces trois niveaux, de plus, je devais encore assurer des
cours d’adultes, le soir, de 20 à 22 heures, pour les jeunes filles.
Pour se rendre dans ce village, il n’était pas question d’utiliser ma
bicyclette. Il me fallut utiliser le train, puis le bus, pour arriver à
Zimming, et terminer le trajet à pied, par un sale temps de brouillard
épais et par une pluie verglaçante. On n’y voyait pas à dix mètres !
_______________
16) Il pourrait s’agir de mademoiselle Kalis.
Sur place, j’étais nourri et logé
dans une famille très gentille qui vivait d’un peu de culture et
d’élevage et qui tenait encore un café. Le second fils faisait des
études pour devenir prêtre, et le plus jeune était en apprentissage
dans les mines de charbon de Faulquemont, les plus modernes d’Europe.
En plus, il était champion départemental de ping-pong. J’étais très
bien vu par les habitants du village, car je fréquentais les offices
religieux et à l’église, j’avais la place attribuée officiellement à
l’instituteur. Mes élèves aimaient rester avec moi en classe, après
seize heures et je leur prodiguai des conseils pour la pratique de la
division.
Pendant les vacances de Noël,
j’attendais avec impatience de savoir si l’institutrice que je
remplaçais allait reprendre son travail ou non. Ne voyant rien venir,
je me rendis à Metz, auprès du secrétaire général de l’Inspection
Académique, qui était un ami de nounou Emile. Il regarda ses tableaux,
puis le courrier du jour qu’il n’avait pas encore consulté et trouva
une lettre venant de Bambiderstroff qui confirmait que l’institutrice
ne reprenait pas encore sa fonction.
Mais lorsque mon traitement fut
viré sur mon compte, je constatai que les vacances de Noël n’avaient
pas été payées. Le jeudi suivant, je me rendis de nouveau à Metz,
auprès des services comptables de l’Inspection Académique, mais ceux-ci
refusèrent de me payer mon dû, arguant du fait que j’avais envoyé un
avis de cessation de fonction pour les vacances. J’eus beau affirmer
que j’avais droit au paiement des vacances, puisque j’occupais le poste
avant et après les vacances, rien n’y fit ! Alors je filai au siège du
syndicat pour y expliquer ma situation et le refus de paiement de
l’Inspection Académique. Le secrétaire général me demanda de patienter
un peu. Quand il revint, il m’annonça que j’avais eu gain de cause et
je le remerciai vivement pour son aide, car l’argent m’était
nécessaire, n’en ayant pas de trop, puisque je vivais en pension
complète.
Au mois de janvier eut lieu un
accident concernant un de mes élèves et qui aurait pu avoir de graves
conséquences de responsabilité pour moi. A la fin de la récréation, des
élèves me prévinrent que le petit Joseph était tombé et ne pouvait plus
marcher. La cour était encore recouverte de pavés très irréguliers. Je
l’aidai à regagner la classe en le soutenant, puis j’auscultai mon
blessé qui se plaignait de son genou. Mais j’avais beau tâter et
presser la zone douloureuse, je ne trouvais rien d’anormal, ce qui
n’empêcha pas Joseph de pleurer jusqu’à 11 heures. Je réexaminai encore
une fois le genou sans pouvoir déceler quoi que ce soit. A la sortie des classes, je
demandai aux élèves de prévenir sa grande sœur qui était scolarisée
chez le directeur. Elle et un autre camarade aidèrent Joseph à regagner
le domicile familial assez éloigné de l’école. A 13 heures, j’appris
qu’il avait été hospitalisé pour une fracture de…la cheville ! Dur à
avaler, mais vrai ! Sa mère passa à l’école à 16 heures et je lui
expliquai le déroulement des évènements.
Mais l’affaire n’en resta pas là,
puisque l’Inspecteur de Boulay se présenta à l’école pour diligenter
une enquête administrative et en même temps me faire passer la première
inspection de ma carrière. Il m’avertit que le défaut de surveillance
effective pouvait entraîner éventuellement ma responsabilité avec des
conséquences judiciaires. Mais il m’excusa, puisque j’étais jeune
débutant dans l’enseignement et que je ne pouvais pas tout savoir. Il
souligna par contre la responsabilité du directeur qui aurait manqué à
son devoir de surveillance. Il se rendit alors chez le directeur. Cette
affaire eut-elle des conséquences ? En tout cas, pas pour moi. Et pour
le directeur ? Je dois avouer qu’il ne m’en a pas parlé et qu’il
continuait à bricoler pendant les récréations dans son garage où il
réparait des voitures qu’il revendait ensuite, pendant que moi, je
surveillais. Il m’en proposa même une, mais je n’avais pas les moyens
d’en acheter et je refusai.
J’avais au cours élémentaire 2 une
élève allemande probablement de la zone russe et qui ne pratiquait pas
encore bien la langue française. Sa mère me demanda de lui donner des
cours de soutien, ce que j’acceptai de bon cœur et je le fis
gratuitement. Le jeudi donc, je passais deux heures avec elle et, à
chaque fois, j’eus droit de la part de la mère à un cognac aux œufs
fait maison. Elle s’adonnait aussi à une activité que je n’avais encore
jamais vue et que je ne reverrai pas dans ma vie, la dentelle au fuseau "klöppeln". Le travail exécuté était d’une beauté exceptionnelle et je
la félicitai pour son art, car je n’avais encore jamais vu un tel
chef-d’œuvre.
Lors de mon départ, les élèves
pleuraient, car ils craignaient le retour de leur maîtresse. Moi-même,
j’eus aussi beaucoup de peine de devoir quitter cette classe si
attachante. Ce fut le moment le plus émouvant de ma carrière !
Année 1950-1951
A la rentrée de 1950, je fus nommé
à Rohrbach-lès-Bitche, en remplacement d’une institutrice en congé de
maladie, à cause d’une épidémie dangereuse pour les femmes enceintes.
Tous les jours, je faisais le trajet Hutting-Rohrbach à bicyclette,
malgré la difficile et longue côte de Singling. Un jour, je dérapai sur
la route et m’étalai de tout mon long. Déjà du verglas au mois
d’octobre! Il est vrai que le plateau de Rohrbach est réputé pour ses
températures plus basses que dans la vallée et son enneigement plus
abondant. Je venais d’en faire la découverte à mes dépens.
Le 14 novembre, je repris à
Roppeviller, au fin fond du pays de Bitche, non sans avoir fêté la "Kirb" à Hutting, avec ma fiancée Adrienne. Je partis le cœur lourd,
car je savais que nous ne nous reverrions que pour Noël, les liaisons
avec ce petit village étant difficiles. Le transport du vélo par le
train ne me posa pas de problème, mais à Bitche, il fallut recourir à
un car des "Transports de Lorraine" qui refusaient catégoriquement le
transport de bicyclettes. Après quelques palabres avec le chauffeur, et
un petit pourboire, et à condition de monter et descendre moi-même le
vélo de la galerie du car, nous arrivâmes à un accord, sans garantie si
le vélo restait accroché à une branche d’arbre pendant le trajet.
Tout de suite, une remarque
importante : les villageois de Roppeviller n’avaient retrouvé leurs
maisons qu’après 1945, les Allemands ayant incorporé le village dans la
zone militaire du camp de Bitche.
L’instituteur que je remplaçais
avait fait une attaque cérébrale (AVC), il était père de deux enfants
dont l’un avait tout juste quelques semaines. Quelques jours après mon
arrivée, il partit à l’hôpital de Strasbourg pour des examens cliniques
et j’aidais alors son épouse à garder les enfants, surtout le bébé qui
pleurait souvent.
La salle de classe était pourvue
d’un matériel hétéroclite fait de tables et de chaises récupérées.
J’avais une classe unique regroupant tous les écoliers du village,
garçons et filles de 6 à 14 ans. L’emploi du temps était difficile à
mettre en œuvre, car je devais jongler avec les différents cours :
pendant que je faisais une leçon magistrale avec un cours, tous les
autres avaient un travail écrit. Mais les enfants étaient très sages et
je n’eus pas de problème de discipline.
Un jour, je fus surpris par le
comportement des enfants du cours élémentaire lors d’une leçon sur les
transports ferroviaires. Je remarquai leur manque d’intérêt et leur
passivité. Pourtant une belle illustration était disponible dans leur
livre de vocabulaire. Je compris enfin qu’ils n’avaient jamais vu de
train ! Ce que me confirma l’épouse du collègue que je remplaçais. Ces
gosses connaissaient à peine Bitche et comme moyen de transport, le
seul car qui les reliait au chef-lieu de canton. On dit que les voyages
forment la jeunesse, mais si les parents ne voyagent pas, il ne faut
pas s’étonner que les enfants vivent repliés sur eux dans leur petit
monde.
Le curé qui desservait Roppeviller
et aussi Liederschiedt était un personnage unique dans son genre. Il
avait été professeur de mathématiques au petit séminaire de Bitche et
muté dans une cure à l’initiative du directeur de l’établissement car
il aurait construit de ses propres mains sa maison d’habitation, ce qui
ne correspondait pas exactement avec sa fonction et son sacerdoce. Il
venait tous les jours enseigner le catéchisme à l’école, mais en
réalité, il venait surtout faire un brin de causette qui durait souvent
assez longtemps. Un jour, il me dit :
« Vous les pauvres instituteurs, vous êtes quand même à plaindre ! »
Je lui demandai pourquoi et il me répondit :
« Tous ces cahiers à corriger ! »
Je lui fis alors remarquer qu’en
tant que professeur de mathématiques, il avait lui aussi été astreint
au même devoir de correction, mais il me rétorqua :
« Que nenni ! En mathématiques, il
n’y a que deux possibilités. Soit la réponse est juste et la note est
20 sur 20, soit la réponse est fausse et c’est un 0. Il n’y a pas
d’autre note ! »
J’étais sidéré. Décidément, c’était
un personnage bizarre. Quand il fut nommé curé des deux paroisses, il
demanda au maire de Roppeviller un bon d’achat pour une moto à cause de
ses déplacements à Liederschiedt et à l’archiprêtré de Bitche. Cette
demande fut transmise via la Sous-Préfecture de Sarreguemines à la
Préfecture de Metz qui bien sûr opposa son refus. Alors le curé adressa
une longue lettre au ministère compétent, expliquant la nécessité d’un
tel moyen de locomotion. Deux à trois semaines plus tard, il reçut la
réponse avec un bon d’achat. Le plus étonnant dans cette histoire
véridique, c’est que le ministre à l’époque était un communiste !
Quand l’instituteur que je
remplaçais à Roppeviller revint de l’hôpital de Strasbourg, il reçut la
visite d’une femme accompagnée de sa fille. C’était un dimanche
après-midi. La mère parla beaucoup, fit étalage de la richesse de sa
famille et de la grandeur de ses biens. Après leur départ, je demandai
à mon collègue ce que signifiait cette comédie. Il m’avoua qu’elle
cherchait un bon mari pour sa fille, ce que je soupçonnais depuis le
début.
« Qu’elle cherche toujours à m’aguicher, lui répondis-je, j’ai déjà une fille en vue. » Et nous rîmes de tout cœur.
Un jour, après treize heures,
l’inspecteur se pointa dans ma classe. Dès son entrée, je me souvins
que j’avais desserré le nœud de ma cravate et ouvert le col de ma
chemise. Mais déjà son index pointait dans cette direction. Le
formulaire du rapport d’inspection comportait une ligne sur la tenue
vestimentaire, mais l’inspecteur ne mentionna pas ce petit relâchement
de ma tenue. Que dirait-il de nos jours en voyant la tenue de nos
jeunes enseignants (jeans, pas des cravate…) ?
Sa manie, c’était de vérifier si
les grands élèves maîtrisaient bien l’accord du participe passé. Il
utilisait pour cela le procédé La Martinière qui consistait à écrire
sur l’ardoise le mot demandé, en l’occurrence le participe passé, dans
le but de contrôler son orthographe exacte. Le résultat du contrôle fut
assez correct.
Vers la fin janvier, un dimanche,
je donnai rendez-vous à Adrienne à Sarreguemines. Je dus partir très
tôt de Roppeviller pour revenir tard dans la soirée. Mais j’étais
content de la revoir et de pouvoir parler avec elle, les occasions de
discuter étant par ailleurs rares dans le village.
J’étais logé chez des gens qui
faisaient un peu de culture, de l’élevage et qui tenaient également un
petit café. Ma chambre était séparée de la cuisine par un rideau, car
la porte n’avait pas encore été réparée. Ces braves gens attendaient
d’obtenir l’indemnité pour dommages de guerre. Pour moi, c’était un
handicap. Je me couchais en général vers minuit, mais j’étais réveillé
chaque matin vers cinq heures déjà, car on préparait dans la cuisine
les seaux contenant la nourriture pour les porcs.
Roppeviller était parfois coupé du
monde. La route venant de Bitche s’arrêtait à la sortie du village,
vers la forêt. Mais le comble, c’était quand elle était interdite à
toute circulation en raison des manœuvres dans le camp de Bitche. Pas
de boulanger ambulant, pas de boucher, pas de bus…Nous étions
complètement isolés, le temps des manœuvres. Heureusement que personne
n’avait besoin de médecin pendant ces périodes!
La dernière semaine de remplacement
fut pour moi la plus pénible, car j’avais hâte de retrouver un monde
plus civilisé. De plus, à chaque repas pris dans ma famille d’accueil,
midi et soir, figurait le chou frisé ou chou d’hiver, le "Kéhl".
Après cette "overdose", il n’est pas étonnant que de nos jours je
n’apprécie pas tellement ce menu.
Début mars, je fus nommé au cours
élémentaire 2 de l’école protestante de Sarrebourg. Cette école
recevait aussi des enfants juifs et anabaptistes. Comme la classe
commençait par une prière en Alsace-Moselle, il me fallut dès le départ
composer une prière "œcuménique" qui ne choque aucune confession. Je
soumis le texte de la prière au pasteur qui l’approuva.
Ensuite, il me fallut déterminer à
quel stade du programme étaient les élèves. Les documents affichés
n’étaient pas à la page, la programmation mensuelle datait du mois de
novembre ! Les cahiers étaient presque vierges depuis novembre aussi.
Après moult questions faites aux élèves, j’eus un aperçu assez vague de
l’avancement des programmes me permettant le soir d’élaborer une
progression dans les différentes matières.
Le lendemain matin, j’eus droit à
la visite de l’inspecteur de Sarrebourg. Nous eûmes une longue
discussion au sujet de la situation de la classe, puis l’inspecteur
prit place au fond de la classe. Je n’en croyais pas mes yeux, il était
donc venu pour m’inspecter et je n’avais pas préparé de leçons, car je
voulais encore définir la situation exacte des élèves au moyen de
quelques tests. L’inspecteur me sanctionna et baissa ma note. J’étais
furieux quand je reçus le rapport d’inspection qu’il fallait à l’époque
recopier trois fois.
Pendant toute la période de
remplacement effectuée à Sarrebourg, j’eus beaucoup de déboires. Je
prenais le train à six heures du matin à la gare de Kalhausen et ne
rentrais qu’à vingt heures trente. A midi, je me contentais d’un repas
froid. Le soir, avant de prendre le train pour rentrer, je me
permettais de boire une bière au buffet de la gare et plus d’une fois,
je me laissais tenter par un casse-croûte, car j’avais vraiment faim.
Cela me revenait cher à la longue !
En février, j’avais passé la partie
écrite du Certificat d’Aptitude Pédagogique (le CAP) et d’après
l’inspecteur de Sarreguemines, je devais passer la partie pratique et
l’oral après les grandes vacances seulement. Mais son collègue de
Sarrebourg téléphona au directeur de l’école et ce dernier me fit
savoir que je passerai ces examens très prochainement, dans trois ou
quatre semaines. Malgré mes protestations, l’inspecteur de Sarrebourg
maintint sa décision. J’étais coincé et je n’avais plus beaucoup de
temps pour me préparer, car je voulais encore approfondir certains
aspects de la pédagogie et surtout assimiler la législation scolaire.
Or, le directeur d’école m’avait
demandé de préparer avec ma classe un spectacle pour la fête des mères.
Un samedi après-midi donc, j’avais prévu de faire une première
répétition avec mes élèves dans la salle des fêtes. Un collègue me
prévint à midi que l’inspecteur passerait dans l’après-midi pour les
épreuves du CAP. J’étais complètement paniqué, puisque j’étais pris au
dépourvu : j’avais programmé pour ce jour, dans mon cahier-journal, la
répétition du spectacle et non des leçons devant les élèves
et…l’inspecteur. Tout ce que j’avais préparé en vue du CAP, tous mes
documents étaient restés à la maison, et pour cause ! (17)
_______________
17) Le cahier-journal est essentiel
pour tout enseignant. C’est un registre (cahier, classeur…) qui
regroupe pour une même journée toutes les activités envisagées dans la
classe, selon l’emploi du temps (leçons, exercices). On y inscrit
également en fin de journée ce qui n’a pas été fait par manque de temps
ou ce qui n’a pas été satisfaisant. C’est un journal de bord,
consultable également par l’inspecteur.
A l’oral, l’inspecteur me posa la question suivante :
« Vous soupçonnez un élève d’avoir une maladie contagieuse. Que faites-vous ? »
Je lui répondis que je demanderai une attestation médicale certifiant qu’il est exempt de toute maladie.
« Ce n’est pas ce que je veux savoir. », rétorqua-t-il et j’échouai à l’examen…
Et, pour montrer à quel point il
exagérait avec sa mauvaise volonté, je décidai de coincer l’inspecteur
sur un point de mon rapport. Dans ce rapport, il avait noté que le
programme de vocabulaire n’était pas assez explicite sur ma répartition
mensuelle. Je profitai d’une conférence pédagogique pour débutants,
tenue à Gosselming, où il avait son bureau, pour lui demander poliment
de bien vouloir m’expliquer sa remarque. Il prit le fameux livre "Leterrier", qui donnait beaucoup d’exemples de pédagogie pratique,
l’ouvrit à la page "vocabulaire" et me montra un exemple. Tout de
suite, je pus l’attaquer, car il me montrait ce qui se rapportait au
cours moyen, alors que j’enseignais dans un cours élémentaire. Je lui
en fis la remarque.
« Ah oui ! Veuillez m’excuser. », fut sa réponse.
Et il chercha la page du cours
élémentaire…pour y trouver justement ce que j’avais noté sur ma
répartition mensuelle. Confus d’avoir eu tort, il marmonna que ma
répartition devait être plus détaillée. Sur ce, je le quittai, écœuré
de voir des supérieurs imbus de leur autorité et voulant toujours avoir
raison. Heureusement le 13 juillet me libéra de cette atmosphère
déprimante et les grandes vacances me changèrent les idées. La seule
consolation de mon remplacement à Sarrebourg fut que mon spectacle
musical de la fête des mères avait remporté un franc succès auprès des
mamans.
Année 1951-1952
A la rentrée de cette nouvelle
année scolaire, je fus nommé pour un remplacement à Obergailbach sur un
poste que je devais théoriquement garder toute l’année. Après avoir
pris contact avec le maire, j’entrevis encore une fois des difficultés
pour me loger et me restaurer. Il fallait se débrouiller tout seul !
Avec l’aide de ma mère, je meublai le logement scolaire : lit militaire
métallique de récupération, deux chaises, une table, un réchaud à gaz,
plus tout ce qu’il fallait pour survivre. Il nous fallut aussi
effectuer un nettoyage radical, surtout enlever une couche de deux
centimètres de cadavres de mouches sur les rebords des fenêtres.
Ma première nuit fut assez mouvementée car j’entendais continuellement
des bruits de galopades de souris dans l’épaisseur du plafond. Le
lendemain, j’accueillis quand même de bonne humeur mes nouveaux élèves
dans la salle de classe : 43 garçons et filles de 6 à 14 ans ! J’étais
bien servi, encore une classe unique ! Après avoir assigné une place à
chaque élève, je constatai avec stupeur qu’il me restait trois enfants
sans place assise ! J’appris par eux que des bancs scolaires "traînaient" quelque part. J’envoyai alors quatre garçons solides pour
en récupérer deux et les ramener à l’école. A leur retour,
stupéfaction, il manquait les pieds !
« Qui a de grands clous à la maison ? Qui a un marteau ? »
J’envoyai encore une fois deux
garçons me ramener le matériel nécessaire. A leur retour, je me mis
rapidement au travail et fixai aussi bien que possible les bancs
estropiés aux autres, sous le regard intéressé des enfants. Soudain un
grand calme se fit dans la salle et un invité surprise se joignit à
nous, c’était l’inspecteur de Sarreguemines !
« Que faites-vous donc ?
- J’installe des bancs supplémentaires pour trois élèves en surnombre.
–Vous ne pouvez pas rester à
Obergailbach, il n’y a pas de restauration sur place. Vous irez à
Epping cet après-midi et le collègue de ce village vous remplacera ici.
»
Or, c’était un camarade de classe.
Il piqua une petite colère, je lui expliquai alors que je n’y étais
pour rien et que la décision venait uniquement de l’inspecteur. Le
soir, en revenant d’Epping, je partis à la recherche d’une personne qui
pourrait déménager mes pauvres affaires et je m’installai dans mon
nouveau poste.
A part la restauration sur place,
je n’avais pas hérité beaucoup mieux : l’école et le logement scolaire
se trouvaient dans des baraques, entre les deux coulait une fontaine
munie d’une auge qui servait d’abreuvoir pour le bétail de tout le
village. Je dus acheter une paire de bottes en caoutchouc pour pouvoir
accéder à l’école par temps pluvieux. En hiver, je "crevais" de
froid. Je corrigeais les cahiers, les pieds dans le four du poêle
charentais que maman avait récupéré chez une tante. L’eau pour la
toilette, que je gardais dans un seau à côté du fourneau, était
complètement gelée le matin. Il fallait d’abord faire un bon feu pour
dégeler le tout. Il est vrai, le bois ne manquait pas, car je recevais
des chutes de bois de la part d’un menuisier du village qui habitait
près de l’école. Par contre, en été, la chaleur était intenable dans
les baraques.
C’est à Epping que je passai pour
la seconde fois les épreuves pratiques du CAP. Je n’eus encore une fois
pas beaucoup de chance, car, contrairement à beaucoup d’autres jeunes
collègues, je n’ai pas été prévenu par un membre du jury de la date de
l’examen et donc de la venue de l’inspecteur assisté de deux collègues.
Mais peu importe, cette fois, j’obtins le diplôme qui me permettait de
devenir stagiaire et par conséquent de ne plus avoir désormais que des
postes à l’année.
Je prenais mes repas de midi et du
soir au petit restaurant où j’eus la chance de rencontrer des gens de
Sarralbe qui travaillaient pour la reconstruction : le chef des
pompiers et Robert Port.
Vers le printemps, arriva à Urbach,
annexe d’Epping, un jeune débutant, comme moi. Il s’appelait Pierrard
et venait de Sarralbe. Il avait eu la chance d’avoir été prévenu pour
son CAP. Je ne l’ai plus jamais rencontré par la suite et personne n’a
pu me renseigner sur sa famille.
D’habitude, le mercredi et le
samedi, nous nous rendions ensemble à vélo à la gare de Woelfling où
nous prenions le train pour Sarralbe. Mais lors d’une conférence
pédagogique, l’inspecteur avait fait une remarque sur la présence de
deux instituteurs à vélo, sur la route, et cela avant la fin des cours.
Nous étions bien sûr visés, c’était illégal, mais nous étions forcés de
partir plus tôt de nos écoles pour ne pas rater le train et avoir une
correspondance à Sarreguemines.
Tous deux, nous décidâmes alors,
après l’hiver, de profiter du temps plus clément, et de ne plus prendre
le train, mais de rentrer directement dans nos foyers à bicyclette.
Lorsque l’inspecteur vint pour le
passage du CAP, il oublia son porte-documents dans ma classe. Je le lui
rapportai un mercredi soir et j’en profitai pour lui demander
l’autorisation de modifier les horaires scolaires de l’après-midi,
c’est-à-dire de passer à 12h50-15h50 au lieu de 13h-16h. Cela nous
permettrait de partir un peu plus tôt et d’être dans la légalité.
Il accepta à condition de demander l’autorisation au maire, ce qui ne
posa pas de difficulté. Désormais, nous étions en règle.
Un lundi matin, j’appris une triste
nouvelle, la mort d’une élève. J’avais remarqué le samedi matin,
qu’après la récréation, elle commençait à somnoler et même à
s’endormir. Elle était décédée d’une méningite, selon les dires. Le
soir, après la classe, je rendis visite à ses parents pour leur
présenter mes condoléances et prier au chevet de la défunte. J’allai
ensuite trouver le curé que nous fréquentions souvent, Pierrard et moi,
pour faire des parties de cartes et déguster un bon verre de blanc. Par
téléphone, j’avisai l’inspecteur et demandai l’autorisation d’assister
à l’enterrement avec les élèves. Nous fabriquâmes des fleurs en papier
blanc, en vue de les déposer au cimetière sur le cercueil. J’appris
aussi aux élèves deux chants appropriés aux circonstances.
Les fenêtres de ma salle de classe
ne s’ouvraient que vers l’extérieur et, en été, j’aurais bien voulu les
ouvrir et fermer les volets pour avoir un peu d’ombre. Mais c’était
impossible. Pendant plusieurs jours de forte chaleur, je faisais alors
classe à l’extérieur, derrière une haie où il y avait un peu de
fraîcheur. Vous voyez le "topo" ! Enfin arriva le 13 juillet. Ouf !
Mais auparavant j’avais avec un
autre collègue organisé une sortie pédagogique au "Struthof", le seul
camp de concentration situé en France. Celui-ci était encore dans
l’état où les nazis l’avaient laissé. Impossible de décrire la stupeur
des enfants lors de cette visite et surtout pendant les explications du
guide. Comment des êtres humains ont-ils pu arriver à de telles
exactions ?
Année 1952-1953
A la rentrée de 1952, je fus nommé
à Goetzenbruck, en remplacement du directeur devenu professeur de CEG à
Bitche (professeur d’enseignement général) et j’héritai du travail
administratif de directeur, mais sans toucher l’indemnité attachée à la
fonction. C’était une école à trois classes et mes collègues
étaient des femmes. Entre nous régnait une bonne entente.
Goetzenbruck était le village natal
de mon père et en plus, mon grand-père avait déjà exercé dans cette
école, précisément dans ma classe ! Je logeais chez tante Rosa, la sœur
de mon père, mais je prenais les repas de midi et du soir au
restaurant. Comme il n’y avait pas de correspondance entre les trains
venant de Sarralbe et ceux se dirigeant vers Bitche, je devais
retourner à mon poste déjà le mercredi soir et le dimanche soir. Mais à
partir du printemps, je ne partais que le lundi et le jeudi matin de
Sarralbe, via Kalhausen, pour arriver à Wingen-sur-Moder où je prenais
mon vélo pour faire le reste du trajet. Il y avait une montée de près
de 8,5 km et je ne suis jamais arrivé en retard ! A l’époque, un
fourgon spécial était à disposition des voyageurs, pour y déposer leur
bicyclette.
J’effectuais deux fois par semaine
des cours d’adultes à destination des jeunes ayant déjà quitté
l’enseignement primaire, mais qui voulaient se présenter au certificat
postscolaire. Ce travail était rétribué par la commune. Les cours ne
duraient que jusqu’à fin février, mais ce fut pour moi un joli pactole
de
12 000 francs que je reçus en mars. Malheureusement, cette somme me
fut volée un peu plus tard, lors d’un bal de carnaval. Ma déception fut
grande, car j’avais prévu d’utiliser l’argent dans le but d’acheter une
bague pour Adrienne.
A la fin de l’année scolaire, les
élèves me proposèrent de faire la cueillette de myrtilles pour financer
la caisse de la coopérative scolaire. C’était une tradition dans le
village. La récolte fut très fructueuse et les élèves me firent en plus
cadeau d’un beau panier rempli de ces délicieux fruits. Toute la
famille fut heureuse de cette aubaine.
Le sport pratiqué à l’école
consistait surtout en des séances de football le mercredi après-midi.
Mont but était principalement d’inculquer aux élèves l’esprit d’équipe
et quelques-uns de ces jeunes devinrent de très bons joueurs.
C’est à regret que je quittai
Goetzenbruck, après avoir remporté avec ma classe un très bon succès au
brevet sportif et au certificat d’études. Ce remplacement m’avait
procuré beaucoup de satisfactions : les élèves avaient eu une conduite
exemplaire -cela facilita mon enseignement, le maire, qui était
ingénieur à la verrerie, m’avait accueilli très amicalement, -il me fit
même visiter son usine et m’offrit des boules en verre pour décorer le
sapin de Noël.
Années 1953-1956
A la rentrée du 14 septembre, je
fus nommé à Neufgrange. Sachant qu’à partir du 1er janvier, je serai
nommé stagiaire et que je pourrai ainsi garder mon poste, nous
décidâmes, Adrienne et moi, de nous installer dans l’appartement mis à
disposition gratuitement par la commune (17). Enfin, j’allais avoir une
vie familiale normale et ne plus devoir courir à droite et à gauche
pour effectuer des remplacements dans le département. Nous étions
équipés du juste nécessaire : cuisine et chambre à coucher.
__________________
17) Les communes sont tenues par la
loi à fournir aux instituteurs un logement de fonction convenable. Si
ce n’est pas le cas, elle doit leur verser une indemnité compensatrice.
René s’était marié pendant les grandes vacances, comme c’était la
coutume pour les enseignants, le 16 août 1952 avec Adrienne Schuster de
Salzbronn.
Le maire était très accueillant et
très soucieux de la situation de l’école du point de vue équipement.
Lors de mon arrivée, je constatai que mon prédécesseur pratiquait la
méthode Freinet (18). Il m’a fallu un certain temps pour me
familiariser avec cette méthode pédagogique et acquérir une pratique
suffisante. J’avais les garçons du CE1 au cours de fin d’études. Les
élèves étaient tellement intéressés qu’ils restaient souvent très tard
à l’école pour composer les textes à imprimer et graver sur linoléum
les dessins destinés à illustrer les textes.
18) La pédagogie Freinet prend le
contre-pied des modes éducatifs traditionnels, car elle place l’enfant
au centre du projet éducatif. L’autorité magistrale et l’apprentissage
par la répétition sont délaissés au profit d’une plus grande
autonomisation. Le but de cette méthode est de permettre à l’enfant de
développer ses capacités à son rythme ainsi que son esprit critique.
Pas de stress, mais l’envie de progresser. Pas de contraintes, mais des
activités intéressantes et créatives. Pas de compétition, mais une
émulation et une collaboration enrichissantes. Pas de notes, mais des
dialogues d’évaluations. Pas de punitions, mais des conseils, des
exemples, du dialogue…et le jugement des autres enfants.
Les outils employés sont
l’expression libre (prises de parole, textes, dessins, musiques,
sculptures…), la coopération (échanges de savoirs, travail en groupe),
la démocratie scolaire (règles de vie réfléchies, discutées et
acceptées, apprentissage de la citoyenneté, responsabilisations,
sanctions décidées par le conseil de classe…), le plan général de
travail de la semaine mis en place avec le maître et le plan individuel
où chacun écrit les tâches qu’il veut accomplir sur la semaine, les
brevets de validation des acquis, les fichiers autocorrectifs, la boîte
à idées installée au fond de la classe.
Selon Freinet, l’enfant trouve sa
motivation dans sa volonté d’agir sur le monde et non plus de subir,
dans son envie de répondre aux questions qu’il se pose et dans son
besoin de communiquer, d’où l’utilisation de la correspondance scolaire
interclasse, de l’imprimerie et du journal scolaire retraçant la vie
des élèves.
Malheureusement, le nouvel
inspecteur était très pointilleux et plutôt porté sur les anciennes
méthodes. Je ne l’avais vu que de très loin, lors de la première
conférence pédagogique tenue dans la salle de fêtes du lycée de
Sarreguemines. Lorsqu’il vint me voir dans ma classe, je ne le reconnus
pas et lui fermai la porte au nez, pensant avoir affaire à un
représentant et arguant qu’il était interdit de déranger l’instituteur
pendant les heures de classe. Plus tard, à sa seconde visite, il me
rabaissa la note sous le prétexte que je ne respectais pas l’horaire,
ni la répartition mensuelle ! (19)
______________
19) Chaque visite de l’inspecteur
débouche sur un rapport d’inspection analysant les séances présentées
par l’enseignant, la programmation mensuelle ainsi que le travail
exécuté dans les différents cahiers ou classeurs et sur une notation de
l’enseignant. La note obtenue est d’une importance essentielle pour la
carrière de l’enseignant, car sa valeur influe sur sa titularisation et
son avancement, et par conséquent, sur son traitement. Cette note est
en principe assez basse en début de carrière, elle peut même être sous
la moyenne. Au fur et à mesure des inspections, elle augmente souvent
d’un demi-point ou d’un point. Si le rapport d’inspection est
défavorable, la note peut baisser ou stagner. L’enseignant peut aussi
contester le rapport pour raisons valables.
Actuellement, l’inspecteur annonce
le plus souvent son passage dans la classe sur une période de plusieurs
jours pour laisser à l’enseignant le loisir de préparer
l’inspection.
Vers la fin de l’année scolaire, je
fus convoqué à Rohrbach-lès-Bitche, comme beaucoup de collègues, en
tant que correcteur au certificat d’études pour la dictée et les
questions qui s’y rapportaient. Pour y aller, je n’avais guère le choix
: il me fallait gagner Sarreguemines à vélo, le laisser à la consigne
de la gare et prendre le train.
Toute la journée, l’inspecteur
faisait la chasse aux instituteurs qui voulaient obtenir de leurs
collègues, en avant-première, les notes obtenues par leurs élèves. Le
soir arriva, les corrections étaient terminées, mais les résultats non
encore publiés. Tous mes collègues étaient partis après 18 heures, dès
la publication des résultats, mais les diplômes n’étaient pas encore
rédigés. A 22 heures, j’eus fini avec ce travail fastidieux. La
meilleure, c’était qu’il n’y avait plus de train pour rentrer ! Voyant
mon désarroi, l’inspecteur proposa de me ramener à la maison. Oui, mais
j’avais laissé mon vélo à la gare de Sarreguemines et je voulais le
récupérer ! Je lui demandai alors de me ramener à Sarreguemines.
Malheureusement, la consigne était fermée à cette heure et je dus
rentrer à pied à Neufgrange où je débarquai vers minuit passé, le
ventre creux depuis midi. Mon épouse, bien sûr, me réchauffa les restes
du dîner.
Nous avions trois poules qui, en
hiver, se plaçaient l’une derrière l’autre sur les perchoirs jouxtant
le four du boulanger, notre voisin. Elles venaient pendant la
récréation picorer les miettes tombées des goûters des élèves, et
parfois bien plus ! Nous disposions ainsi d’œufs toujours frais.
A mon arrivée, j’eus droit de la
part de la commune à trois stères de bois gratuits, livrés à domicile
et déjà sciés (20). C’était du charme, bois très dur et au pouvoir
calorifique élevé. Il était bien sec, car stocké à l’abri depuis deux
ans déjà. Je commençai à le fendre avec une petite hache dont le manche
se cassa rapidement. Un voisin me prêta alors une hache plus adaptée à
ce travail, en me faisant remarquer que ce travail était plutôt réservé
à de grands élèves. Je lui répondis que la législation scolaire
interdisait aux scolaires ce genre d’activité. Mais je fis quand même
appel à mes élèves pour monter le bois au grenier et je les récompensai
avec du chewing-gum qu’ils apprécièrent immédiatement. A l’époque, ils
n’étaient pas gâtés comme de nos jours.
______________
20) Les instituteurs de certaines
communes avaient droit à des avantages en nature que personne ne leur
contestait et qui étaient les survivances d’une époque où ils ne
touchaient pas de traitement, mais étaient rétribués par les communes
et les familles en biens de consommation. Les communes forestières leur
livraient souvent du bois issu des forêts communales. Cette pratique a
disparu de nos jours.
A l’époque, l’instituteur et le
curé étaient considérés, à cause de leur savoir, comme les
personnalités du village. L’instituteur remplissait souvent la fonction
de secrétaire de mairie et était titulaire de l’orgue, à l’église
paroissiale. Une ancienne coutume voulait aussi que l’instituteur et le
curé reçoivent des biens de consommation de la part des paroissiens,
surtout des cultivateurs (un morceau de viande lors du tuage du cochon
et une certaine quantité de pommes de terre en automne). Les sœurs
enseignantes ou infirmières profitaient aussi de cet usage.
Au printemps, j’entamai le bêchage
du jardin. Là aussi, le voisin me fit remarquer que cela avait toujours
été le travail des grands élèves. Il trouvait aussi normal qu’ils
aillent remplir les seaux d’eau à la fontaine et nous les ramènent,
dans notre logement, au 1er étage. Et quand il apprit que mon épouse
était enceinte, il exigea des enfants qu’ils fassent tout ce qui
pourrait être trop dur pour elle. Son refrain était :
"Les enfants doivent aide et soutien aux parents, au curé et à l’instituteur". Excellente éducation morale pratique ! (21)
______________
21) Les enfants des écoles étaient
mis à contribution non seulement pour le "service" de la classe
(nettoyage des tableaux, changement de l’eau du seau, approvisionnement
du poêle à bois ou à charbon…), mais aussi pour les besoins plus
personnels de l’enseignant (approvisionnement en eau pour le ménage,
bêchage du jardin, stockage du bois fendu au grenier…) Ces "corvées",
bien qu’illégales, étaient consenties de bon cœur par les enfants, car
elles se faisaient pendant l’horaire scolaire et donnaient toujours
lieu à de petites récompenses. Aucun parent d’élève n’aurait pensé
s’opposer à de telles pratiques, bien sûr révolues actuellement. Je me
rappelle d’un enseignant qui faisait bêcher son jardin par les deux "cancres" du cours de fin d’études, alors que les autres élèves étaient
en cours.
A la rentrée de janvier 1955, je
fis part aux enfants de la naissance de notre premier enfant, Chantal.
Ils me posèrent plein de questions sur elle et je ne m’attendais pas à
un tel intérêt pour le bébé. Toute la classe se cotisa pour acheter un
cadeau pour elle. D’ailleurs, cette affection ne s’arrêta pas à ce
geste. Au printemps, quand le bébé apparut dans les bras de sa mère,
ils l’entouraient, le cajolaient. Cela dura jusqu’à notre départ pour
Rech.
En janvier, il faisait tellement
froid (- 30°) que je fus obligé de rapatrier mon épouse et le bébé à
Salzbronn, chez les beaux-parents. Moi, je "crevais" de chaleur dans la classe, mais je frissonnais de froid dans le
logement. Notre séparation dura une quinzaine de jours.
Un jour, un élève peu doué me
présenta un texte libre (22). J’en fus un peu surpris. Sa lecture me
fut assez difficile, car l’orthographe était parfois des plus
fantaisistes. Il avait écrit, par exemple, "wécer", pour les
toilettes. Le même élève m’affirma une autre fois, qu’un avion était
tombé la nuit dernière dans la forêt, entre Neufgrange et Siltzheim. Je
décidai d’aller faire une petite exploration avec la classe, dans le
but de rédiger un article pour le journal scolaire vendu dans le
village au profit de la coopérative scolaire. Mais malgré nos
recherches, nous ne trouvâmes aucune trace d’un accident d’avion. Notre
garçon avait dû rêver ou bien il n’avait pas eu envie de travailler en
classe. En tout cas, la séance de football du mercredi après-midi fut
supprimée pour rattraper les heures perdues.
__________________
22) Selon la méthode Freinet,
chaque élève pouvait produire un texte, sur le sujet de son choix. Le
texte libre peut être produit à des moments bien définis de l’emploi du
temps, mais le moment d’écriture et le lieu d’écriture peuvent aussi
être libres.
Année 1956-1957
J’obtins, sur ma demande, le poste
de directeur d’école, à Rech où fonctionnaient deux classes. Le
logement scolaire était mal agencé : la chambre à coucher se trouvait
au 1er étage, alors que la cuisine et le salon étaient au
rez-de-chaussée. Chantal, qui marchait maintenant, connut un grand
succès auprès des filles de ma classe.
Le 6 juin 1957, à six heures du
matin, naquit Damien (23). Il lui fallut du temps pour émettre le
premier cri ! Mais il se rattrapa bien vite et largement ! Il pleurait
continuellement et mon épouse était à bout. Pour la soulager, je le
prenais avec moi, dans la chambre à coucher, pour les nuits du mercredi
au jeudi et du samedi au dimanche. Ainsi, "ces dames" pouvaient
dormir confortablement dans une autre chambre.
Quand mon épouse allait faire ses
courses à mobylette, à Sarralbe, je corrigeais mes cahiers, tout en
berçant Damien de la main gauche. C’était facile à dire, mais combien
difficile pour la synchronisation des deux activités. Mon collègue et
son épouse s’étonnaient de ces pleurs continus, mais aucune raison
médicale ne put être avancée.
Dans une armoire qui renfermait nombre
d’outils (mon prédécesseur était bricoleur), je trouvai un jour, un
outil que je ne connaissais pas du tout. Mon beau-père, par contre, sut
trouver son nom et m’expliquer son utilité : c’était un redresseur de
dents de scie (24).
_________________
23) D’autres enfants viendront
encore égayer le foyer : Dominique en 1958, Gisèle en 1962, Jacques en
1965 et enfin Nathalie en 1967.
24) René traduit le nom dialectal "Zòhnrìschder" par la définition "redresseur de dents
de scie". Il s’agit en réalité d’un outil à avoyer ou
d’une pince à avoyer. Les dents d’une lame de scie doivent être
inclinées alternativement à droite, puis à gauche, pour que le trait de
coupe soit plus large que la lame. Ainsi la lame d’une scie avoyée ne
coince pas. L’avoyage doit se faire périodiquement. Parfois, les
anciens frottaient la lame de scie avec une couenne de lard, le gras
devant aider la lame à mieux glisser. C’est parfaitement inutile, si la
scie est bien avoyée.
Outils à avoyer.
Dès le début de notre installation
à Rech, l’abbé Goldschmitt, personnage très connu dans la région,
m’invita, malgré mon manque de temps, à participer gratuitement à une
sortie qu’il organisait pour assister à une opérette à Sarrebruck. Pour
moi, qui avais entendu des fragments de cette opérette présentée par
mon ancien professeur de musique Breuer du lycée de Sarreguemines, ce
fut un spectacle délicieux et émouvant. Je remerciai bien sincèrement
l’abbé Goldschmitt pour son invitation, mais j’ai complètement oublié
le nom de l’opérette et celui de son compositeur (24).
_____________
24) Reproduction de l’article paru dans le Républicain Lorrain en août 2016.
François Golschmitt naît à Morsbach
le 28 janvier 1881. Sorti de l’école primaire à 14 ans, il travaille
quelque temps aux houillères puis entre en 1901 au collège
Saint-Augustin de Bitche. Formé au grand séminaire de Metz, il est
ordonné prêtre le 17 juillet 1910, à la cathédrale de Metz. En 1919, il
est nommé curé de Rech. Il y officie jusqu’à sa mort en 1966.
Un érudit
L’abbé Goldschmitt a des
connaissances en médecine et préconise l’usage des médicaments de
Sébastien Kneip, homéopathe et prêtre bavarois. Pour les consultations,
il envoie ses paroissiens à Sarrebruck, auprès du curé-homéopathe
Wagner. Il lit beaucoup, y compris la mécanique. Il est
trilingue : allemand, français et latin. Le curé Goldschmitt est aussi
historien passionné par le passé de la Lorraine dialectophone. Les
documents rapportant la vie de ce célèbre curé de Rech, évoquent "un
excellent orateur populaire", "un homme d’une vivacité déconcertante". François Goldschmitt reconnaît lui-même qu’il est "trop bavard"
mais ce "défaut" le rend très populaire. Il aime rire, plaisanter.
Réfugié avec ses paroissiens en Charente, le curé de Rech se démène
pour eux et favorise les contacts avec les accueillants. Petite
anecdote : avant de partir sur les chemins de l’exode, François
Goldschmitt laisse un petit mot aux Allemands. Ils peuvent vider le
presbytère… mais ne doivent pas toucher à sa bibliothèque.
On apprend dans les archives que le
curé avait "des opinions versatiles, sauf en matière de religion ou
dans la lutte contre les ennemis de la religion et de la Lorraine.
Paraissant tantôt pro-allemand, tantôt pro-français, tantôt favorable,
tantôt défavorable aux autonomistes entre 1919 et 1940, le curé
Goldschmitt affichera une attitude nettement francophile ce qui
provoquera son arrestation par les Allemands et son envoi au camp de
Dachau". Rescapé de la déportation, le curé Goldschmitt devient
conseiller général divers droite en 1945 et le demeure jusqu’en 1956.
Outre son activité politique, le curé rédige des fascicules sur les
déportés et les internés. Il imprime lui-même ses ouvrages dans son
imprimerie fondée dans les années 20, "le Colportage catholique".
De plus en plus myope, à partir des
années soixante, pour ménager sa santé, le curé suspend son travail
après le déjeuner pour se reposer pendant une heure. Le curé Goldschmitt s’éteint en 1966 à l’âge de 85 ans.
En octobre, je demandai ma mutation
à Sarralbe, où un poste était libre à l’école de garçons. J’eus la
chance de l’obtenir rapidement et facilement, mais je compris tout de
suite pourquoi : c’était une classe de cours moyen 2 et de fin
d’études. Ce dernier cours était principalement composé d’élèves avec
un quotient intellectuel largement sous la moyenne et d’éléments au
comportement agressif. Personne n’avait voulu de cette classe !
Ma salle de classe était installée
au fond du couloir, sur la droite du préau. A l’entrée du couloir était
fixée une gravure représentant des lions et j’exerçais mon métier dans
"l’antre des fauves", comme me le fit remarquer un jour le directeur
d’école.
Ce fut une période difficile, car
j’avais hérité de grands gaillards très récalcitrants à l’effort.
Lorsque je tombais malade, mon remplaçant en voyait de toutes les
couleurs : il n’était pas "leur" maître et ils se permettaient
beaucoup.
A partir du mois de mars, les
élèves sélectionnés pour passer l’examen d’entrée en 6° et le
certificat d’études restaient en classe jusqu’à 18 heures pour se
préparer aux examens. Je leur faisais des dictées avec questions, des
problèmes, du calcul mental, mais sans beaucoup de réussite. Ces cours
supplémentaires n’étaient pas rétribués. Lors du certificat d’études,
je piquai, devant l’inspecteur, une crise de nerfs à cause des
résultats catastrophiques de mes élèves, mais il me consola, car il
connaissait le niveau de la classe et les misères faites à mes
prédécesseurs.
En plus, je devais, le jeudi, de 14
heures à 16 heures, donner des cours professionnels à des apprentis
travaillant sur des métaux (cours de calculs professionnels et
technologie). Ce travail supplémentaire me laissait peu de temps libre.
Le jeudi matin, je corrigeais les rédactions, la plupart du temps,
vides de sens et bourrées de fautes. C’était pour moi un travail
fastidieux, une corvée, de devoir corriger toutes ces âneries
débitées et cela me prenait plus de trois heures ! Cette correction, je
l’abhorrais le plus !
Mais j’arrivais à mater la petite
bande de futurs "truands", car, si leur conduite laissait à désirer,
les matchs de football du mercredi après-midi étaient purement et
simplement supprimés. A cette époque, le terrain se situait sur
l’actuel site de Solvay (devenu Inéos).
Un jour, une circulaire du ministre
de l’Education Nationale interdit de bloquer les heures d’éducation
physique sur une demi-journée. Après mûres réflexions, je décidai de ne
pas en tenir compte. Bien sûr, le directeur me contacta à ce sujet,
mais je persistai dans mon refus, pour trois raisons :
- Primo, nous ne disposions pas de place suffisante pour jouer au foot dans la cour ou au gymnase.
- Secundo, le foot était le seul moyen que j’avais pour maintenir la discipline.
- Tertio, je voulais former ces jeunes à la pratique d’un sport collectif.
Suite au départ à la retraite d’un
collègue, j’obtins, sur ma demande, une classe de cours élémentaire 2
et cours moyen 1, mais dans une baraque métallique située en pleine
cour. En hiver, il y faisait si froid que l’encre était gelée le matin
dans les encriers. En été, au contraire, il y faisait très chaud et je
n’avais pas souvent la possibilité d’ouvrir les fenêtres, car les
élèves du Collège d’Enseignement Général arrivaient dans la cour pour
14 heures et de plus, les heures d’éducation physique se pratiquaient
aussi dans la cour, faute de place au gymnase. Ce calvaire dura un an
et je fus le premier à déménager dans le nouveau bâtiment.
L’année suivante, j’eus la chance
de ne plus avoir à charge qu’un seul cours, le cours élémentaire 1 et
je m’installai au rez-de-chaussée. Mais des voyous s’amusaient à crier
dans les grilles d’aération pour dissiper les enfants ou, pire, à faire
éclater des pétards. Je gardai cette classe jusque quatre années avant
mon départ à la retraite.
En 1979, je passai l’examen de
directeur d’école qui consistait en un entretien avec une commission
formée par des inspecteurs et des collègues directeurs.
Aucun programme précis n’était
proposé. L’entretien pouvait porter sur la pédagogie, les lois
scolaires, les programmes et le rôle du directeur en tant qu’animateur
de la vie de l’école. Cet examen se passait au rectorat de Nancy.
Le jour de ma convocation, deux
commissions siégeaient et nous étions une dizaine de candidats à
attendre notre appel à comparution devant l’une des deux commissions.
Pendant notre attente, une collègue sortit en pleurs de la salle. Que
s’était-il passé ? Un membre de la commission lui avait posé la
question suivante :
« Si je vous dis « dix », à quoi pensez-vous ? » Cette pauvre candidate n’avait pas
pensé au système décimal et aux mathématiques modernes où l’on comptait
en base 2, 3, 4 …et 10.
Quand mon tour arriva, j’entrai
dans la salle et je fus immédiatement frappé par la grande table en
forme de U qui trônait dans cette pièce immense. Autour de la table
avaient pris place, sur les trois côtés, au moins quinze personnes des
deux sexes. Je saluai bien poliment toutes ces personnes tout en
m’excusant de ne pas pouvoir les nommer par leur titre, vu que le
l’ignorais. Je fus prié de prendre place sur le fauteuil pivotant qui
se trouvait au milieu du grand côté libre de la table. Et le départ fut
donné !
« Quels droits vous acquiert la nomination de directeur ?
- Le droit de
choisir la classe que je veux et celui de participer au mouvement de
demande de poste dans tout le royaume de France et de Navarre.
- Bien. Vous exercez à Sarralbe. Dans cette école existe une cantine scolaire.
- Pardon, ce n’est pas une cantine, mais un restaurant scolaire.
- D’accord. Supposons que vous obtenez un poste de direction dans la banlieue de Nancy…
- Je n’en ai
nullement l’intention, car j’ai construit à Sarralbe et j’y resterai
jusqu’à la fin de ma carrière.
- Bon. Mais supposons quand même que cela soit. Vous voulez créer une cantine…
- Pas une cantine, mais un restaurant scolaire… (On cherchait à m’enfoncer !)
- Oui, mais le
maire, arguant du manque de temps, vous charge de présenter un dossier
d’études préliminaires. Comment concevez-vous
ce travail ?
- Tout d’abord,
il faudra lancer une enquête auprès des parents d’élèves souhaitant
bénéficier d’un tel équipement, faire participer le comité
des parents élus au conseil d’école, réunir le conseil d’école, penser aux locaux
nécessaires, prévoir l’équipement, le nombre de personnes
à embaucher,
les dépenses…
- Bon. A combien chiffrez-vous un tel investissement ?
- 10 000 francs. (Mais déjà, je fus interrompu.)
- Je ne vous souhaite pas devoir mettre le reste de votre poche.
- Mais je
commence seulement à estimer le coût des casseroles ! Je n’ai pas fini
de réfléchir et de toute façon, il est difficile de répondre
immédiatement à votre question sans disposer de toute la documentation
nécessaire. Il faut des catalogues… »
Puis d’autres questions fusèrent de tous bords. Je répondais calmement…et en fin de compte, je fus admis (25).
________________
25) Le rôle du directeur d’école
est triple. Il a tout d’abord un rôle pédagogique (il veille à la
diffusion des instructions et des programmes, il suscite des
initiatives aptes à améliorer l’efficacité de l’enseignement, il met en
œuvre le projet d’école, il organise et préside le conseil d’école…)
Ensuite, il a un rôle administratif
(il veille à la bonne marche de l’école et au respect de la
règlementation, il tient à jour les registres et l’inventaire, il
transmet les documents administratifs et les dossiers…)
Enfin, il a un rôle relationnel (il
anime l’équipe pédagogique, il veille aux bonnes relations avec les
familles, il représente l’école auprès de la commune…)
Pour la rentrée 1979-1980, je fus
donc nommé directeur de l’Ecole Mixte 1 de Sarralbe composée de 9
classes, dont 1 classe de perfectionnement, soit
211 élèves (26).
________________
26) Les classes de
perfectionnement, créées en 1909, ont été remplacées en 1991 par les
CLIS (classes d’intégration scolaire). Elles accueillaient des enfants
atteints d’un handicap mental.
Le jour de la rentrée, le travail
ne manquait pas : enquêtes et statistiques complexes à dresser. Dès le
début, je trébuchai sur un sigle qui m’était inconnu (RPI). Et le
téléphone de sonner : « Geisler, connais-tu ce sigle ? - Hélas, non ». C’était Schmitz, principal adjoint du CES, il l’ignorait aussi. Dans l’après-midi, il me téléphona et m’expliqua que cela signifiait : Regroupement Pédagogique Intercommunal.
En tant que directeur, je me fixai
comme priorité la mise à jour de l’inventaire de tout le matériel
scolaire de l’école. Ce fut un travail harassant qui occupa toutes mes
vacances de Noël. Ensuite, je décidai de tout mettre en œuvre pour
éviter les conflits parents d’élèves-enseignants, mais aussi entre les
collègues eux-mêmes. Pour ce faire, j’assistais à toutes les réunions
du comité des parents, puis je réunissais tous les collègues de l’école
et je leur exposais les désirs des parents ou les problèmes soulevés.
Je réunissais alors de nouveau le comité des parents pour leur exposer
le point de vue des enseignants. Chaque réunion donnait lieu à un
compte-rendu transmis respectivement à l’inspection, à la mairie et aux
collègues et, bien sûr archivé.
Ensuite, j’élaborai différents règlements
- pour la
surveillance (dans le but de sensibiliser les collègues sur leurs
responsabilités en cas d’accident dans la cour)
- pour les
sorties scolaires (à signaler obligatoirement au directeur, avec
mention des mesures prises pour l’accompagnement et la sécurité)
- pour la pratique de l’éducation physique (dans le but d’éviter les accidents)
Avec le collègue de la classe
unique d’Eich et la directrice de l’Ecole mixte 2, sous la direction du
conseiller pédagogique en Education Physique et Sportive de
Sarreguemines, j’organisai, pour toutes les écoles du canton, les
manifestations sportives de l’année : course d’endurance au 1er
trimestre, athlétisme au second trimestre et natation au 3ème. Cela
demandait un travail conséquent pour l’organisation des séances, les
comptes-rendus, les résultats et les classements, le tout sous le
contrôle de l’inspection.
Il fallut aussi organiser les
classes de découvertes (classes vertes ou classes de neige), suite aux
demandes des parents d’élèves (27). Il fallait se soumettre aux
dispositions légales très strictes en matière d’encadrement, de
surveillance et d’objectif et toujours rendre compte à
l’inspection. Je devais contacter le maire et son conseil
municipal pour obtenir une subvention pour le séjour, mais aussi
l’œuvre des pupilles dans le but d’avoir une aide pour les familles les
plus indigentes (28). Ce n’était pas tout, les familles récalcitrantes,
principalement les familles musulmanes qui ne concevaient pas la
mixité, devaient être convaincues du bien-fondé des séjours. Au
retour de la classe de découverte, il fallait aussi rendre compte aux
parents par une exposition de photos, de dessins et d’articles écrits
par les élèves.
__________________
27) La classe verte ou classe
nature est un séjour de plusieurs jours ou plusieurs semaines à la
campagne. Elle est surtout destinée aux écoles urbaines. Les enfants
suivent le matin les cours traditionnels et découvrent l’après-midi le
milieu, en participant à des activités de plein-air (équitation,
randonnée, escalade, spéléologie, visites d’artisans et de fermes…)
La classe de neige est un séjour à
la montagne. Les après-midis sont consacrés à la découverte du milieu
et à la pratique du ski.
_____________
28) L’œuvre des pupilles de
l’enseignement public (PEP) vient en aides aux familles en difficulté
dans les domaines de la petite enfance, de l’éducation, des loisirs, du
social et du sanitaire.
Que de démarches et de travail,
souvent effectués en dehors des heures de classe pour arriver à
ce que toute la classe participe, sans exception, à de tels séjours, ce
qui était la condition obligatoire, selon les dispositions légales!
Pour les autres classes,
j’organisai des sorties éducatives à but pédagogique, souvent d’une
journée, ce qu’on appelait plus couramment des excursions. Incroyable
aussi les contraintes inhérentes à ces sorties : encadrement des élèves
selon leur âge et leur nombre, précision sur les buts pédagogiques
recherchés, financement par des sources diverses…
Le dernier jour de classe, je
poussai un immense ouf de soulagement, bien content qu’il n’y ait pas
eu de problème durant l’année scolaire et plus particulièrement lors
des classes transplantées et des sorties.
J’eus pourtant à déplorer un
accident survenu à un enfant arrivé récemment de Turquie. Il s’était
cassé la jambe pendant la récréation. Je fis appel à un médecin qui
confirma mon soupçon de fracture, puis téléphonai aux pompiers pour le
transport à l’hôpital. Il me fallut encore avertir les parents, mais je
n’arrivais pas à les joindre. Je demandai alors à de grands élèves
habitant dans le voisinage de la famille turque, de les avertir dès la
fin des cours. Je décidai de confier la surveillance de ma classe au
collègue de la classe voisine et accompagnai l’ambulance avec en main
la fiche de renseignements fournie au début d’année scolaire par les
parents. Je me devais de fournir aux urgences de l’hôpital toutes les
coordonnées concernant le blessé et surtout d’avertir le service que
l’enfant ne parlait, ni ne comprenait le français.
En 1984, je décidai de prendre ma
retraite, même si je n’avais pas encore atteint l’ancienneté nécessaire
pour une retraite à taux complet. Mais, avec six enfants, je pouvais
bénéficier d’une certaine augmentation, ce qui compensait les années
manquantes. Il y a un temps pour tout et il faut savoir s’arrêter. Je
pensais qu’un collègue de l’école allait postuler pour la direction,
mais comme il avait déjà goûté aux "joies de la direction", pendant
mes absences dues à la maladie, il savait ce qui l’attendait et n’a
plus eu envie de me remplacer. Ce fut une institutrice de Puttelange
qui prit ma succession.
Je veux terminer ma biographie par
une courte conclusion en forme de réflexion, à destination de mes
petits-enfants. Dans tous les métiers, vous vous trouverez confrontés à
des situations que l’école, le collège ou le lycée ne vous auront pas
appris à résoudre. Les connaissances acquises pendant la scolarité ne
sont que la base de votre future profession. Le savoir évolue
rapidement et vous serez constamment amenés à vous recycler, à vous
remettre en question, et cela de plus en plus dans notre monde actuel.
Dans tout métier, ne s’épanouissent et ne réussissent que ceux qui vont
de l’avant, qui ne se reposent pas sur leurs lauriers. Donc, comme le
dit la fable, "Travaillez, prenez de la peine ! " et soyez prêts à le
faire durant toute votre vie (29).
__________________
29) René s’est éteint le 20 avril 2014, à l’âge de 86 ans.
Avec ma nièce Nathalie.
Quelques photos encore…
Ma
mère et
Yvette
Mon frère Armand
|
Photo de famille à l’occasion de la grande communion d’Yvette, en 1947.
Ma mère est à l’extrême droite.
Ma mère met de l’ambiance au restaurant.
Yvette et moi, entourant notre mère.
Photo de famille devant la maison de Hutting.
Juin 2018. Gérard Kuffler