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Drames de guerre


Ferdinand LENHARD


Mon père, Jacques Louis LENHARD avait connu la Grande Guerre dans  les rangs de l’armée allemande de Guillaume II. Né le 23 mai 1897, il fut incorporé dans un régiment de cavalerie (les fameux Uhlans) et blessé par balle à l’épaule, sur le front de l’ouest, à Bapaume, dans le Pas-de-Calais, près d’Arras.

Son frère aîné, Nicolas, né le 30 avril 1895, avait connu le front de l’est et s’était battu contre les Russes. En 1917, il fut transféré sur le front de l’ouest, dans la région de Saint-Quentin. Lui aussi fut blessé au bras par balle, mais sans gravité.

Mon père, par contre, garda toute sa vie des séquelles de sa blessure et ne retrouva plus jamais l’usage normal de sa main gauche. Cette infirmité ne l’empêcha pourtant pas de piloter toute sa vie des motos, d’abord une Terrot de 300 cm3, puis une Varior de 125 cm3 et plus tard une motocyclette.


 


Le fantassin Nicolas et le cavalier Jacques entourant leur tante.

(Photo prise à Sarrebruck).



Déclaré invalide à 75 %, mon père fut embauché dans un premier temps à l’usine de carreaux de faïence JAUNEZ de Sarreguemines, puis il trouva un emploi plus facile et moins contraignant à EDF, dans la même ville.



 

    Mes parents lors de leur mariage, le 24 mai 1924.




A la déclaration de la guerre, en septembre 1939, mon père et ma mère, Suzanne HELMER, originaire de Siersthal, avaient déjà six enfants nés à partir de 1925. J’avais 7 ans à l’époque. Ma tante, Marie SIMONIN, habitait en ce temps en Meuse, à Pagny-la-Blanche Côte, dans le canton de Vaucouleurs. Les contacts étaient fréquents entre nos deux familles et mes sœurs aînées séjournaient souvent, pendant les vacances scolaires, à Pagny. Les séjours en Meuse soulageaient grandement maman qui avait fort à faire avec ses nombreux enfants.

 


Gertrude sur la moto Terrot du père.




En cette fin d’été 39, Ludivine et moi, nous étions justement en vacances chez notre tante, à Pagny, et lorsque l’ordre d’évacuation arriva, papa décida de rejoindre tout naturellement sa sœur au lieu de suivre ses concitoyens en Charente.





(www.bernard-labarbe-57ri.com)




 
Photo actuelle de Pagny
(www.annuaire-mairie.fr)


Un premier voyage à moto emmena ma sœur Gertrude, âgée de 12 ans, qui avait pris place sur le siège passager. Elle tenait devant elle son plus jeune frère Gustave, âgé de 2 ans. Mon père avait installé François, 3 ans, devant lui, sur le réservoir de la moto. La conduite de l’engin devait être des plus périlleuses, surtout que le père portait encore un sac à dos passablement chargé et que la distance à parcourir dans ces conditions avoisinait les 200 km.


Deux autres voyages furent encore nécessaires pour transporter Hedwige, l’aînée, âgée de 14 ans, puis la mère. L’accueil des réfugiés par les Meusiens ne fut pas des plus chaleureux car ils  les considéraient, à cause de leur langue, comme des Allemands, les "Boches de l’est".
Lorsque les Allemands arrivèrent dans la région, les habitants de Pagny s’étaient réfugiés dans le vieux fort de Pagny, construit par les Français après la défaite de 1870 et destiné à garder la frontière de l’Est avec les autres forts de la ceinture de Toul. Ce fort se trouvait à quelques centaines de mètres du village, en direction du nord.

 

(Toulblog.over-blog.com)


Mon père hissa le drapeau blanc sur les hauteurs du fort et, malgré les injonctions des militaires français, refusa de relever le pont-levis de l’entrée principale, pour bien montrer les intentions pacifiques de la population.


Grâce à lui et à sa connaissance de la langue allemande, les premiers contacts avec les occupants se déroulèrent dans les meilleures conditions.
Les Allemands installèrent un dépôt de matériel à Pagny, dans la grande salle du Café du Commerce, presque en face de la maison habitée par notre famille et ils y entreposèrent une multitude d’objets abandonnés par les soldats français ou récupérés je ne sais comment ni où.

On pouvait y trouver de tout, aussi bien du petit matériel militaire que des ustensiles de cuisine, des outils et des jouets. Tous ces objets, butin de guerre, étaient destinés à être acheminés en Allemagne. Grâce à sa connaissance de la langue allemande, mon père avait demandé aux autorités allemandes l’autorisation de pouvoir récupérer quelques objets qui lui seraient utiles lors du retour.

Nous, les enfants, nous ne nous privions pas de pénétrer dans cette caverne d’Ali Baba et de consciencieusement fouiller l’inextricable bric-à-brac. Je dus me frotter les yeux car je croyais rêver : je n’avais encore jamais vu autant d’objets qui me tendaient les bras.

Mon père dut freiner ma frénésie, mais moi, je prenais, je récupérais tout ce qui me plaisait. Utiles ou inutiles, neufs ou usagés, les trésors que je dénichais en fouillant, atterrissaient dans notre logement. Je devenais l’heureux propriétaire d’une trompette, d’un tambour, d’un moulin à café joliment décoré, d’un rabot, d’une scie, d’un marteau, d’une machine à écrire, de peluches et d’une foule d’autres objets.

Je me rappelle que mon père récupéra surtout du matériel qui lui serait utile, comme des plaques de cuir et des clous pour ressemeler les chaussures et quelques paires de brodequins militaires qu’il distribua au retour à ses connaissances.

Près de Vaucouleurs se trouvait un grand parc où les Allemands avaient rassemblé de nombreux chevaux et des fourgons militaires abandonnés par les Français. Mon père demanda l’autorisation de récupérer un fourgon et un attelage de chevaux en vue du retour. Je ne sais pas comment il fit pour rencontrer alors un habitant de Kalhausen, Jean-Pierre LIST. Lui aussi hérita grâce à mon père d’un véhicule et d’un attelage.


 


Un de ces fourgons servant au ravitaillement de l’armée française.
(www.arac51.com)

Pour le retour, le premier fourgon transportait la famille nombreuse qui s’était agrandie pendant l’évacuation d’une petite dernière, Blanche, née le 28 mars 40. Elle reçut justement ce prénom en souvenir du séjour en Meuse.

Papa avait installé une cuisinière à bois sous la bâche pour pouvoir cuisiner en route parce qu’il fallait nourrir de nombreuses bouches affamées et que le voyage était prévu sur plusieurs jours.

On dit toujours que le hasard fait bien les choses. Cette première rencontre de mon père et de Jean-Pierre LIST, loin de leur village, ne sera pas la dernière. Notre famille et celle de Jean-Pierre se rencontreront de nouveau, plus tard, en 1966, lorsque ma sœur Blanche née pendant l’évacuation épousera Marcel, un des fils de Jean-Pierre.

Le second fourgon conduit par Jean-Pierre transportait le matériel récupéré au dépôt. La moto de mon père avait aussi pris place sur ce fourgon. Je n’avais pas oublié d’emmener les trésors auxquels je tenais le plus : la trompette, le tambour et les outils. Mon petit frère Gustave emportait un gros ours en peluche que lui avait offert un soldat allemand. Nous étions fiers de nos trésors et nous y tenions beaucoup. Un vélo qui faisait aussi notre joie avait été accroché sur le côté du premier fourgon.

Pendant le trajet, le vélo se décrocha et la roue avant se mit à frotter contre une des roues de la charrette. Soudain un grand bruit nous fit sursauter: c’était le pneu du vélo qui avait éclaté et nous fûmes tous déçus de ne pouvoir profiter au retour de ce moyen de locomotion. Mais père nous promit, pour nous rassurer, d’acheter au retour, un pneu et une chambre à air neufs à Sarreguemines.
Après plusieurs jours de route, les deux attelages arrivèrent sans encombre au village.

Mon père dut reprendre son travail, mais à Petit-Réderching, cette fois. Ce nouveau poste de travail l’obligea à déménager avec toute la famille, au lieu-dit Meyerhof où il devait s’occuper de la surveillance et de la maintenance d’un petit central régulant les lignes électriques de Sarreguemines et de Bitche.

Le logement dévolu à la famille était contigu au central. Papa s’y installa avec toute la famille et s’intégra facilement au voisinage, s’adonnant entièrement à son nouvel emploi, tout en pratiquant un peu de culture et d’élevage de petits animaux : des poules, des lapins et des chèvres.

Un premier coup du sort vint cruellement frapper notre famille à l’automne 44, alors que les Américains progressaient en Lorraine pour libérer la France et bombardaient tous les centres stratégiques : les gares, les voies ferrées, les casernes, les usines d’armement.


 

Hedwige et sa copine Marcelle devant le bâtiment des transformateurs.


Ma sœur aînée, Hedwige, née le 29 juin 1925, avait été affectée à proximité du domicile, parce qu’elle était l’aînée de 7 enfants. Elle avait trouvé une place de travail ("Arbeitseinsatz")  à Bitche-Camp, terrain de manœuvres pour l’Armée Allemande. Contrairement à ses camarades de classe qui avaient été enrôlées dans le service du "Arbeitsdienst" et envoyées dans le "Reich", elle avait eu la chance de rester à proximité de sa famille. Nous pouvions souvent lui rendre visite à vélo. Par peur des réquisitions, mon père avait caché sa moto dans la grange d’un habitant de Petit-Réderching et lui aussi était obligé de pédaler.


Elle s’occupait du ménage et des enfants d’un couple de dignitaires nazis, les  "Jutzi". Horst JUTZI occupait une baraque du camp. Il possédait une petite voiture à trois roues, une "Tempo" et il s’en servait pour son usage professionnel. C’était un homme sympathique et ma sœur avait une bonne place. D’ailleurs elle se plaisait bien à Bitche-Camp.


 

(www.thetruthaboutscars.com)



Quand mon père venait lui rendre visite, il repartait toujours avec des cigares, des cigarettes et du tabac fournis par  "Herr JUTZI". Pour lui c’était une aubaine car il pouvait ainsi s’approvisionner sans tickets de rationnement.


Hedwige avait une camarade, Marcelle BACH, qui était presque dans le même cas qu’elle : aînée de 7 enfants et de plus orpheline de père et de mère. Elle aussi avait trouvé du travail à Bitche-Camp, mais au foyer du soldat, dans la baraque voisine de celle de "Herr JUTZI". Elle servait des boissons aux soldats en manœuvres.

Ce jour-là, le 12 0ctobre 1944, vers 11 heures du matin, mes parents étaient partis déterrer des pommes de terre pendant que mon autre sœur aînée Gertrude nous gardait et préparait le déjeuner. Nous entendîmes des avions nous survoler et nous n’y prîmes pas garde parce qu’un tel évènement était courant à cette époque. Bientôt des sirènes se firent entendre au loin et nous pensions tout de suite à un bombardement de Bitche-Camp.
Dans l’après-midi, des gendarmes militaires vinrent en side-car et demandèrent à parler à mon père. Je courus le chercher. Ils lui annoncèrent la triste nouvelle de la mort de ma sœur et l’emmenèrent pour qu’il identifie le corps.

Nous apprîmes plus tard par des habitants de Lemberg qui travaillaient au camp ce qui s’était exactement passé.

Au hurlement de la sirène, ma sœur et sa copine, comme elles en avaient l’habitude en cas d’alerte, se réfugièrent dans la cave d’une maison voisine de leur baraque. Les ouvriers de Lemberg leur crièrent de venir les rejoindre dans la cave plus sûre d’une autre maison, mais elles refusèrent et cela causa leur perte.

Une des bombes larguées par les avions tomba malheureusement sur leur abri et tua sur le coup Marcelle. Son corps fut complètement déchiqueté et on ne retrouva que des lambeaux de chair. L’identification du corps par la famille fut très difficile.

L’effet de souffle projeta Hedwige contre le mur de la cave, ce qui lui occasionna des blessures mortelles à la tête. Le décès de ma sœur dans ces circonstances tragiques fut un immense choc pour toute la famille et surtout pour ma mère, qui ne s’en remettra jamais complètement.
                    
                                            

                 


Hedwige et sa copine Marcelle.



Ironie du sort : Hedwige et Marcelle, affectées dans la proche région, n’ont pas survécu aux dangers de la guerre alors que leurs camarades d’âge, enrôlées loin de leur village, sont rentrées saines et sauves.


A la mi-novembre 44, lorsque le front se rapprocha et que l’arrivée des Américains devint imminente, les habitants de Petit-Réderching se réfugièrent dans les caves du village. Mon père ne voulut pas s’abriter dans le sous-sol du bâtiment des transformateurs car il craignait un bombardement du central. Nous prîmes alors quelques bagages chargés sur une carriole et nous mîmes en route pour trouver une cave d’accueil dans le village. Ma mère était déjà très faible et nous dûmes la transporter sur la carriole que nous tirions.

Je crois que nous dûmes changer plusieurs fois d’abri car les caves étaient partout surpeuplées et nous ne pouvions y passer qu’une nuit à chaque fois. Il nous est même arrivé d’être purement et simplement refoulés par certains et la présence de ma mère malade ne nous ouvrait pas davantage les portes.

Les Américains libérèrent le "Meyerhof" le 7 décembre et le village de Petit-Réderching le jour suivant. L’arrivée des libérateurs fut pour moi un évènement inoubliable. J’étais fasciné par tout ce matériel : les Jeeps, les chars Shermann, les camions GMC, l’armement et nous, les enfants, nous ne lâchions plus les GI’s, mendiant quelques cigarettes pour nos parents, une tablette de chocolat ou du chewing-gum pour nous.

Des stocks importants de munitions traînaient un peu partout au bord des routes et nous nous amusions avec ces engins de mort, au mépris de toute prudence. Nous imitions les plus grands qui faisaient exploser les grenades ou les obus de mortier.

Avec mes frères Gustave et François, nous nous donnions à cœur joie, en compagnie de nos camarades de jeux.

Un de nos jeux favoris consistait à se placer sur le dessus des casemates et à jeter des grenades dégoupillées dans le fossé en béton, placé devant le créneau de tir. Ce n’était pas très dangereux, nous étions protégés des éclats, mais il fallait quand même faire attention.

Un autre jeu consistait à utiliser la poudre jaune contenue dans de petits sacs et à en remplir les étuis métalliques ayant contenu les douilles des obus. La mise à feu de ces gros pétards faisait partir les étuis dans une course folle et imprévisible. Après quelques accidents évités de justesse et quelques sueurs froides, cette occupation fut jugée trop dangereuse et définitivement arrêtée.



 
Stock de munitions abandonnées sur le bord de la route.



Mais le sort n’avait pas fini de s’acharner sur notre famille déjà si cruellement éprouvée. En mai 45, soit quelques mois après le décès tragique d’Hedwige, un nouveau coup du sort plongea notre famille dans le deuil et me concerna aussi personnellement.


En ce dimanche du 5 mai, mon père avait pris sa moto et il était allé à Sarreguemines rendre visite à maman hospitalisée. Comme c’était le jour de la fête patronale de Kalhausen, le "Maikäferféscht", il en profita au retour pour passer par son village natal et aller boire un café chez son frère Nicolas. Ce dernier avait invité la tante Marie de Pagny et mon père voulait la revoir puisqu’il ne l’avait pas revue depuis le séjour de 39-40. Pendant ce temps, à son insu,  un drame se jouait à Petit-Réderching, au lieu-dit "Meyerhof".

Il était près de 17 heures ce jour-là, et je m’amusais en compagnie de mes deux frères et de camarades près du passage à niveau, devant le grand bâtiment de la coopérative agricole. Je crois que ma petite sœur Blanche était aussi avec nous. Notre jeu consistait à prendre un obus de mortier contenant une fusée éclairante, à frapper la tête de l’obus sur les rails de la voie ferrée passant devant l’immeuble pour que le couvercle saute et à récupérer le parachute contenu dans le corps de l’obus. Ensuite on lançait le parachute en l’air et on le regardait descendre lentement.



 

La coopérative agricole.


Je savais qu’il y avait là, dans des caisses, deux sortes d’obus, ceux en fonte, de couleur kaki, dont le bout était arrondi, les plus dangereux, et les autres en aluminium, dont le bout était plat et qui contenaient des fusées éclairantes.


Mon jeune frère François, âgé de 9 ans, manipulait un de ces obus en fonte pendant que je lui tournais le dos à ce moment. Croyait-il que cette sorte d’obus contenait aussi une fusée éclairante et un parachute ? Je l’avais mis en garde contre le danger de ces engins. Mais mon frère n’écoutait pas. Il frappa la tête de l’obus sur le rail et la tragédie se produisit.

L’explosion de l’obus tua sur le coup le petit François et son camarade de jeu Gustave RIFF qui se trouvait à ses côtés. Je fus gravement blessé au ventre (perforation de l’intestin), au bras et à l’oreille par des éclats d’obus ainsi que mon frère Gustave et mon camarade Roger RIFF, ces deux derniers plus légèrement.

Le bruit de l’explosion ameuta tout le quartier. Dans la panique, j’avais réussi à m’éloigner de quelques dizaines de mètres et un des voisins, "Léhne Schàng", accouru au bruit de la détonation, me prit dans ses bras et me porta jusqu’à ma chambre.

La sœur infirmière appelée à la hâte ainsi que les deux médecins de Rohrbach-lès-Bitche, les docteurs MENESTRIER et HESSEMANN, nous prodiguèrent les premiers soins. Ma sœur Gertrude qui nous gardait d’ordinaire en l’absence de la mère, était toute affolée. Et père qui n’était pas là !

J’avais terriblement soif et je réclamais sans cesse à boire. Mais personne ne voulut satisfaire mon besoin. Je n’arrêtais pas de réclamer. La sœur infirmière ne savait que faire et elle interrogea les médecins. Je vois encore les deux docteurs se regarder et d’un air entendu opiner de la tête, faisant signe à la sœur qu’elle pouvait enfin me donner à boire.

J’avais un mauvais pressentiment et les voir se regarder ainsi n’était pas un bon signe. Je ne sais pas quelle force me poussait maintenant à refuser toute boisson alors que je ne cessais de réclamer il y a deux minutes à peine. Aujourd’hui je suis sûr que j’ai bien fait de ne pas boire car j’avais une perforation intestinale et toute ingestion de liquide m’aurait été fatale.

Un des fils BACH, les propriétaires de la fabrique de cierges, alla chercher sa voiture, une Traction. Il enleva les sièges arrière et nous chargea, mon camarade Roger et moi, pour nous transporter à l’hôpital de Sarreguemines. Je souffrais le martyre pendant le trajet à cause de la route défoncée. Le docteur MENESTRIER avait établi un laissez-passer dans le cas où un barrage américain nous arrêterait en chemin. Il n’y eut heureusement pas de contrôle et nous arrivâmes assez rapidement à destination.
 
                                                          

                           

         
  
François et son copain Gustave.



Nous fûmes bien soignés et après quelques mois de "vacances", nous pûmes regagner la maison. Mon père vint me chercher à moto. Je n’arrivais pas encore à bien marcher, mais j’étais content de pouvoir rentrer. Je n’appréciais pas beaucoup l’atmosphère de l’hôpital. On était en pleine fenaison et les prés sentaient bon l’herbe fanée. Je revivais et j’appréciais la chance inouïe que j’avais eue dans cet accident.

Mais mon bonheur n’était pas complet. Outre la perte de mon petit frère et d’un camarade, j’avais aussi perdu ma mère pendant mon séjour à l’hôpital.

Elle avait été hospitalisée déjà avant mon accident et mon père venait, dès qu’il le pouvait, lui rendre visite, Comme elle ne pouvait pas se déplacer toute seule, les infirmières voulurent bien un jour la faire monter dans ma chambre et ce moment de retrouvailles fut particulièrement émouvant, entre le fils miraculé et la mère  malade, qui se savait condamnée. Son cancer progressait inexorablement et elle ne supportait plus d’autre nourriture que le lait. Mon père et ma sœur Gertrude se relayaient chaque jour pour lui apporter du lait, depuis Petit-Réderching, l’un à moto et l’autre à vélo.

Un jour du mois de juin, mon père vint en visite à l’hôpital avec la tante de Pagny. Cette visite depuis la lointaine Meuse me parut tout de suite suspecte, elle n’augurait rien de bon, d’autant plus que la tante avait été à Kalhausen, il n’y a pas si longtemps, le jour de mon accident. Quand papa m’annonça le décès de ma mère, je fondis en larmes.

Maman n’avait que 47 ans, elle laissait cinq enfants orphelins, dont le plus jeune n’avait que 5 ans.

En même pas un an, mon père, venait de perdre deux enfants dans des circonstances tragiques et son épouse, prise par la maladie. Et moi, désormais orphelin, je me remettais lentement de mes blessures.
 




Mais la vie continuait et il fallait garder espoir en l’avenir. Gertrude, âgée de 18 ans, remplaça la mère décédée et s’occupa du ménage et de l’éducation des jeunes, comme elle l’avait déjà si souvent fait auparavant.


Ma famille resta à Petit-Réderching jusqu’en 1952, date du départ à la retraite du père, puis elle vint s’installer à Kalhausen, dans la maison familiale de la rue de la Libération (maison Camille SCHAEFFER actuellement).

J’appris le métier de cordonnier. Après mon apprentissage, je m’installai un moment à mon compte dans la maison paternelle, puis après mon mariage avec Jeannette Demmerlé, dans la baraque de la rue des jardins "ìm Brùch".

Cette baraque avait servi après la guerre de logement à ma belle-mère, Joséphine DEMMERLE, née BOUR. Cette baraque est actuellement la propriété de Joseph Bernard LENHARD qui y entreposait des cercueils à l’époque où il travaillait comme artisan menuisier.

En 1960, je dus abandonner le métier de cordonnier devenu peu rentable et je trouvai un emploi à l’usine de pneumatiques Continental de Sarreguemines.

Mais je n’ai pas perdu la main et à l’occasion, je répare encore un talon ou une couture et je recolle encore une semelle. Il n’est plus question actuellement de ressemeler une chaussure car les semelles sont devenues inusables et il n’est plus tellement dans l’habitude de réparer des chaussures.

Les jeunes ont tellement de choix et de possibilités qu’ils préfèrent les user et ensuite les jeter pour en acheter de nouvelles. Avec la société de consommation ils n’ont pas appris à économiser et à réutiliser, comme c’était le cas autrefois. Quand je pense à mes parents, il y avait dans chaque maison un nécessaire pour réparer les chaussures : une petite enclume de table, un marteau, des tenailles et des clous à large tête ronde. A cette époque les semelles de cuir s’usaient vite et il fallait les clouter et les ferrer pour éviter une usure trop rapide. Mais les clous et les fers se perdaient souvent et le père de famille s’occupait, le soir, à réparer les chaussures de toute la famille. Le cordonnier était utile pour de plus grosses réparations et il ne manquait pas de travail non plus.

Les temps changent et les habitudes évoluent.

 
          
                                

                            Au domicile parental.
         






                    

                      Enclumette, semences de cordonnier et fer à chaussures.


      



Notre famille si cruellement éprouvée par le sort, aurait pu se replier sur elle-même. Au contraire, elle continua de s’ouvrir aux autres et de les aider dans la mesure du possible, comme elle l’avait déjà fait avant la guerre.

Ma mère Suzanne, avait travaillé dans sa jeunesse plusieurs fois en Alsace pendant la récolte du houblon. Des liens s’étaient tissés entre la famille LINGENHEIM de Hoestett, en Alsace, et la famille de ma mère. Ces liens continuèrent après son mariage. Lorsque le jeune Jérôme LINGENHEIM voulut se destiner à la prêtrise et aux missions africaines, contre le vœu de ses parents, ma mère décida de l’aider financièrement pour qu’il puisse mettre son projet à exécution et qu’il ne soit pas une trop grande charge pour sa famille.

Elle eut l’idée d’organiser chaque année, au cours de l’hiver, des représentations théâtrales dans la salle du restaurant KIHL. Beaucoup de jeunes filles du village répondirent à son appel et se lancèrent sur les planches. Le produit de ces séances revenait entièrement à la famille LINGENHEIM.


 


Le curé ALBERT prit ombrage de cette initiative et il voulut faire l’intermédiaire entre ma mère et le jeune Jérôme. Mais elle refusa catégoriquement et depuis ce jour, le prêtre ne chercha plus qu’à nous nuire. Il nous avait pris en grippe pendant les leçons de catéchisme et ne manquait pas une occasion de nous punir ou de nous frapper.


Le théâtre continua jusqu’à la veille de la guerre et il avait toujours beaucoup de succès.

Le jeune Jérôme LINGENHEIM fut ordonné prêtre en 1932 et ma mère fut invitée pour sa première messe. Il partit pour l’Afrique  en 1934. Plus tard, il fut nommé évêque de Lomé, au Togo et il n’oublia jamais de rendre visite à ses généreux bienfaiteurs lors de ses séjours en métropole. Il vint même à Kalhausen, invité par le curé de la paroisse, l’abbé STAB, pour le baptême de deux cloches en 1981.


 

La famille
(sauf ma mère) entourant le père Jérôme.  Je suis debout à gauche.


Détail amusant, avant le départ de Jérôme pour l’Afrique, mon père  lui fit don d’un petit pistolet, qu’il avait acheté spécialement pour lui et qui devait soit disant lui servir pour se protéger contre les bêtes sauvages de la forêt africaine.

La meilleure cachette qu’on trouva, pour soustraire l’arme à un probable contrôle douanier, fut dans une statue creuse du Sacré Cœur. L’histoire ne dit pas si le missionnaire eut des problèmes au passage de la douane et s’il eut à se servir un jour de son arme.
              


Mon père fêtant ses 80 ans, entouré de ses enfants.
De gauche à droite : Gustave, Ludivine, Blanche, Gertrude et moi.



Texte de Gérard KUFFLER.
D’après les souvenirs de Ferdinand LENHARD.
Juillet 2012.




Ferdinand LENHARD nous a malheureusement quittés le 19 décembre 2011.