drames_de_guerre
Drames de guerre
Ferdinand LENHARD
Mon père, Jacques Louis LENHARD
avait connu la Grande Guerre dans les rangs de l’armée allemande
de Guillaume II. Né le 23 mai 1897, il fut incorporé dans un régiment
de cavalerie (les fameux Uhlans) et blessé par balle à l’épaule, sur le front de l’ouest, à Bapaume, dans le Pas-de-Calais, près d’Arras.
Son frère aîné, Nicolas, né le 30
avril 1895, avait connu le front de l’est et s’était battu contre les
Russes. En 1917, il fut transféré sur le front de l’ouest, dans la
région de Saint-Quentin. Lui aussi fut blessé au bras par balle, mais
sans gravité.
Mon père, par contre, garda toute
sa vie des séquelles de sa blessure et ne retrouva plus jamais l’usage
normal de sa main gauche. Cette infirmité ne l’empêcha pourtant pas de
piloter toute sa vie des motos, d’abord une Terrot de 300 cm3, puis une
Varior de 125 cm3 et plus tard une motocyclette.
Le fantassin Nicolas et le cavalier Jacques entourant leur tante.
(Photo prise à Sarrebruck).
Déclaré invalide à 75 %, mon père
fut embauché dans un premier temps à l’usine de carreaux de
faïence JAUNEZ de Sarreguemines, puis il trouva un emploi plus
facile et moins contraignant à EDF, dans la même ville.
Mes parents lors de leur mariage, le 24 mai 1924.
A la déclaration de la guerre, en
septembre 1939, mon père et ma mère, Suzanne HELMER, originaire de
Siersthal, avaient déjà six enfants nés à partir de 1925. J’avais 7 ans
à l’époque. Ma tante, Marie SIMONIN, habitait en ce temps en Meuse, à
Pagny-la-Blanche Côte, dans le canton de Vaucouleurs. Les contacts
étaient fréquents entre nos deux familles et mes sœurs aînées
séjournaient souvent, pendant les vacances scolaires, à Pagny. Les
séjours en Meuse soulageaient grandement maman qui avait fort à faire
avec ses nombreux enfants.
Gertrude sur la moto Terrot du père.
En cette fin d’été 39, Ludivine et
moi, nous étions justement en vacances chez notre tante, à Pagny, et
lorsque l’ordre d’évacuation arriva, papa décida de rejoindre tout
naturellement sa sœur au lieu de suivre ses concitoyens en Charente.
(www.bernard-labarbe-57ri.com)
Photo actuelle de Pagny
(www.annuaire-mairie.fr)
Un premier voyage à moto emmena ma
sœur Gertrude, âgée de 12 ans, qui avait pris place sur le siège
passager. Elle tenait devant elle son plus jeune frère Gustave, âgé de
2 ans. Mon père avait installé François, 3 ans, devant lui, sur le
réservoir de la moto. La conduite de l’engin devait être des plus
périlleuses, surtout que le père portait encore un sac à dos
passablement chargé et que la distance à parcourir dans ces conditions
avoisinait les 200 km.
Deux autres voyages furent encore
nécessaires pour transporter Hedwige, l’aînée, âgée de 14 ans, puis la
mère. L’accueil des réfugiés par les Meusiens ne fut pas des plus
chaleureux car ils les considéraient, à cause de leur langue,
comme des Allemands, les "Boches de l’est".
Lorsque les Allemands arrivèrent
dans la région, les habitants de Pagny s’étaient réfugiés dans le vieux
fort de Pagny, construit par les Français après la défaite de 1870 et
destiné à garder la frontière de l’Est avec les autres forts de la
ceinture de Toul. Ce fort se trouvait à quelques centaines de mètres du
village, en direction du nord.
(Toulblog.over-blog.com)
Mon père hissa le drapeau blanc sur
les hauteurs du fort et, malgré les injonctions des militaires
français, refusa de relever le pont-levis de l’entrée principale, pour
bien montrer les intentions pacifiques de la population.
Grâce à lui et à sa connaissance de
la langue allemande, les premiers contacts avec les occupants se
déroulèrent dans les meilleures conditions.
Les Allemands installèrent un dépôt
de matériel à Pagny, dans la grande salle du Café du Commerce, presque
en face de la maison habitée par notre famille et ils y entreposèrent
une multitude d’objets abandonnés par les soldats français ou récupérés
je ne sais comment ni où.
On pouvait y trouver de tout, aussi
bien du petit matériel militaire que des ustensiles de cuisine, des
outils et des jouets. Tous ces objets, butin de guerre, étaient
destinés à être acheminés en Allemagne. Grâce à sa connaissance de la
langue allemande, mon père avait demandé aux autorités allemandes
l’autorisation de pouvoir récupérer quelques objets qui lui seraient
utiles lors du retour.
Nous, les enfants, nous ne nous
privions pas de pénétrer dans cette caverne d’Ali Baba et de
consciencieusement fouiller l’inextricable bric-à-brac. Je dus me
frotter les yeux car je croyais rêver : je n’avais encore jamais vu
autant d’objets qui me tendaient les bras.
Mon père dut freiner ma frénésie,
mais moi, je prenais, je récupérais tout ce qui me plaisait. Utiles ou
inutiles, neufs ou usagés, les trésors que je dénichais en fouillant,
atterrissaient dans notre logement. Je devenais l’heureux propriétaire
d’une trompette, d’un tambour, d’un moulin à café joliment décoré, d’un
rabot, d’une scie, d’un marteau, d’une machine à écrire, de peluches et
d’une foule d’autres objets.
Je me rappelle que mon père
récupéra surtout du matériel qui lui serait utile, comme des plaques de
cuir et des clous pour ressemeler les chaussures et quelques paires de
brodequins militaires qu’il distribua au retour à ses connaissances.
Près de Vaucouleurs se trouvait un
grand parc où les Allemands avaient rassemblé de nombreux chevaux et
des fourgons militaires abandonnés par les Français. Mon père demanda
l’autorisation de récupérer un fourgon et un attelage de chevaux en vue
du retour. Je ne sais pas comment il fit pour rencontrer alors un
habitant de Kalhausen, Jean-Pierre LIST. Lui aussi hérita grâce à mon
père d’un véhicule et d’un attelage.
Un de ces fourgons servant au ravitaillement de l’armée française.
(www.arac51.com)
Pour le retour, le premier fourgon
transportait la famille nombreuse qui s’était agrandie pendant
l’évacuation d’une petite dernière, Blanche, née le 28 mars 40. Elle
reçut justement ce prénom en souvenir du séjour en Meuse.
Papa avait installé une cuisinière
à bois sous la bâche pour pouvoir cuisiner en route parce qu’il fallait
nourrir de nombreuses bouches affamées et que le voyage était prévu sur
plusieurs jours.
On dit toujours que le hasard fait
bien les choses. Cette première rencontre de mon père et de Jean-Pierre
LIST, loin de leur village, ne sera pas la dernière. Notre famille et
celle de Jean-Pierre se rencontreront de nouveau, plus tard, en 1966,
lorsque ma sœur Blanche née pendant l’évacuation épousera Marcel, un
des fils de Jean-Pierre.
Le second fourgon conduit par
Jean-Pierre transportait le matériel récupéré au dépôt. La moto de mon
père avait aussi pris place sur ce fourgon. Je n’avais pas oublié
d’emmener les trésors auxquels je tenais le plus : la trompette, le
tambour et les outils. Mon petit frère Gustave emportait un gros ours
en peluche que lui avait offert un soldat allemand. Nous étions fiers
de nos trésors et nous y tenions beaucoup. Un vélo qui faisait aussi
notre joie avait été accroché sur le côté du premier fourgon.
Pendant le trajet, le vélo se
décrocha et la roue avant se mit à frotter contre une des roues de la
charrette. Soudain un grand bruit nous fit sursauter: c’était le pneu
du vélo qui avait éclaté et nous fûmes tous déçus de ne pouvoir
profiter au retour de ce moyen de locomotion. Mais père nous promit,
pour nous rassurer, d’acheter au retour, un pneu et une chambre à air
neufs à Sarreguemines.
Après plusieurs jours de route, les deux attelages arrivèrent sans encombre au village.
Mon père dut reprendre son travail,
mais à Petit-Réderching, cette fois. Ce nouveau poste de travail
l’obligea à déménager avec toute la famille, au lieu-dit Meyerhof où il
devait s’occuper de la surveillance et de la maintenance d’un petit
central régulant les lignes électriques de Sarreguemines et de Bitche.
Le logement dévolu à la famille
était contigu au central. Papa s’y installa avec toute la famille et
s’intégra facilement au voisinage, s’adonnant entièrement à son nouvel
emploi, tout en pratiquant un peu de culture et d’élevage de petits
animaux : des poules, des lapins et des chèvres.
Un premier coup du sort vint
cruellement frapper notre famille à l’automne 44, alors que les
Américains progressaient en Lorraine pour libérer la France et
bombardaient tous les centres stratégiques : les gares, les voies
ferrées, les casernes, les usines d’armement.
Hedwige et sa copine Marcelle devant le bâtiment des transformateurs.
Ma sœur aînée, Hedwige, née le 29
juin 1925, avait été affectée à proximité du domicile, parce qu’elle
était l’aînée de 7 enfants. Elle avait trouvé une place de travail ("Arbeitseinsatz") à Bitche-Camp, terrain de manœuvres pour l’Armée Allemande.
Contrairement à ses camarades de classe qui avaient été enrôlées dans
le service du "Arbeitsdienst" et envoyées dans le "Reich", elle avait eu la chance de rester à proximité de sa famille. Nous
pouvions souvent lui rendre visite à vélo. Par peur des réquisitions,
mon père avait caché sa moto dans la grange d’un habitant de
Petit-Réderching et lui aussi était obligé de pédaler.
Elle s’occupait du ménage et des enfants d’un couple de dignitaires nazis, les "Jutzi". Horst JUTZI occupait une baraque du camp. Il possédait une petite voiture à trois roues, une "Tempo"
et il s’en servait pour son usage professionnel. C’était un homme
sympathique et ma sœur avait une bonne place. D’ailleurs elle se
plaisait bien à Bitche-Camp.
(www.thetruthaboutscars.com)
Quand mon père venait lui rendre
visite, il repartait toujours avec des cigares, des cigarettes et du
tabac fournis par "Herr JUTZI". Pour lui c’était une aubaine car il
pouvait ainsi s’approvisionner sans tickets de rationnement.
Hedwige avait une camarade,
Marcelle BACH, qui était presque dans le même cas qu’elle : aînée de 7
enfants et de plus orpheline de père et de mère. Elle aussi avait
trouvé du travail à Bitche-Camp, mais au foyer du soldat, dans la
baraque voisine de celle de "Herr JUTZI". Elle servait des boissons
aux soldats en manœuvres.
Ce jour-là, le 12 0ctobre 1944,
vers 11 heures du matin, mes parents étaient partis déterrer des pommes
de terre pendant que mon autre sœur aînée Gertrude nous gardait et
préparait le déjeuner. Nous entendîmes des avions nous survoler et nous
n’y prîmes pas garde parce qu’un tel évènement était courant à cette
époque. Bientôt des sirènes se firent entendre au loin et nous pensions
tout de suite à un bombardement de Bitche-Camp.
Dans l’après-midi, des gendarmes
militaires vinrent en side-car et demandèrent à parler à mon père. Je
courus le chercher. Ils lui annoncèrent la triste nouvelle de la mort
de ma sœur et l’emmenèrent pour qu’il identifie le corps.
Nous apprîmes plus tard par des habitants de Lemberg qui travaillaient au camp ce qui s’était exactement passé.
Au hurlement de la sirène, ma sœur
et sa copine, comme elles en avaient l’habitude en cas d’alerte, se
réfugièrent dans la cave d’une maison voisine de leur baraque. Les
ouvriers de Lemberg leur crièrent de venir les rejoindre dans la cave
plus sûre d’une autre maison, mais elles refusèrent et cela causa leur
perte.
Une des bombes larguées par les
avions tomba malheureusement sur leur abri et tua sur le coup Marcelle.
Son corps fut complètement déchiqueté et on ne retrouva que des
lambeaux de chair. L’identification du corps par la famille fut très
difficile.
L’effet de souffle projeta Hedwige
contre le mur de la cave, ce qui lui occasionna des blessures mortelles
à la tête. Le décès de ma sœur dans ces circonstances tragiques fut un
immense choc pour toute la famille et surtout pour ma mère, qui ne s’en
remettra jamais complètement.
Hedwige et sa copine Marcelle.
Ironie du sort : Hedwige et
Marcelle, affectées dans la proche région, n’ont pas survécu aux
dangers de la guerre alors que leurs camarades d’âge, enrôlées loin de
leur village, sont rentrées saines et sauves.
A la mi-novembre 44, lorsque le
front se rapprocha et que l’arrivée des Américains devint imminente,
les habitants de Petit-Réderching se réfugièrent dans les caves du
village. Mon père ne voulut pas s’abriter dans le sous-sol du bâtiment
des transformateurs car il craignait un bombardement du central. Nous
prîmes alors quelques bagages chargés sur une carriole et nous mîmes en
route pour trouver une cave d’accueil dans le village. Ma mère était
déjà très faible et nous dûmes la transporter sur la carriole que nous
tirions.
Je crois que nous dûmes changer
plusieurs fois d’abri car les caves étaient partout surpeuplées et nous
ne pouvions y passer qu’une nuit à chaque fois. Il nous est même arrivé
d’être purement et simplement refoulés par certains et la présence de
ma mère malade ne nous ouvrait pas davantage les portes.
Les Américains libérèrent le "Meyerhof" le 7 décembre et le village de Petit-Réderching le jour suivant.
L’arrivée des libérateurs fut pour moi un évènement inoubliable.
J’étais fasciné par tout ce matériel : les Jeeps, les chars Shermann,
les camions GMC, l’armement et nous, les enfants, nous ne lâchions plus
les GI’s, mendiant quelques cigarettes pour nos parents, une tablette
de chocolat ou du chewing-gum pour nous.
Des stocks importants de munitions
traînaient un peu partout au bord des routes et nous nous amusions avec
ces engins de mort, au mépris de toute prudence. Nous imitions les plus
grands qui faisaient exploser les grenades ou les obus de mortier.
Avec mes frères Gustave et François, nous nous donnions à cœur joie, en compagnie de nos camarades de jeux.
Un de nos jeux favoris consistait à
se placer sur le dessus des casemates et à jeter des grenades
dégoupillées dans le fossé en béton, placé devant le créneau de tir. Ce
n’était pas très dangereux, nous étions protégés des éclats, mais il
fallait quand même faire attention.
Un autre jeu consistait à utiliser
la poudre jaune contenue dans de petits sacs et à en remplir les étuis
métalliques ayant contenu les douilles des obus. La mise à feu de ces
gros pétards faisait partir les étuis dans une course folle et
imprévisible. Après quelques accidents évités de justesse et quelques
sueurs froides, cette occupation fut jugée trop dangereuse et
définitivement arrêtée.
Stock de munitions abandonnées sur le bord de la route.
Mais le sort n’avait pas fini de
s’acharner sur notre famille déjà si cruellement éprouvée. En mai 45,
soit quelques mois après le décès tragique d’Hedwige, un nouveau coup
du sort plongea notre famille dans le deuil et me concerna aussi
personnellement.
En ce dimanche du 5 mai, mon père
avait pris sa moto et il était allé à Sarreguemines rendre visite à
maman hospitalisée. Comme c’était le jour de la fête patronale de
Kalhausen, le "Maikäferféscht", il en profita au retour pour passer par son village natal et aller
boire un café chez son frère Nicolas. Ce dernier avait invité la tante
Marie de Pagny et mon père voulait la revoir puisqu’il ne l’avait pas
revue depuis le séjour de 39-40. Pendant ce temps, à son insu, un
drame se jouait à Petit-Réderching, au lieu-dit "Meyerhof".
Il était près de 17 heures ce
jour-là, et je m’amusais en compagnie de mes deux frères et de
camarades près du passage à niveau, devant le grand bâtiment de la
coopérative agricole. Je crois que ma petite sœur Blanche était aussi
avec nous. Notre jeu consistait à prendre un obus de mortier contenant
une fusée éclairante, à frapper la tête de l’obus sur les rails de la
voie ferrée passant devant l’immeuble pour que le couvercle saute et à
récupérer le parachute contenu dans le corps de l’obus. Ensuite on
lançait le parachute en l’air et on le regardait descendre lentement.
La coopérative agricole.
Je savais qu’il y avait là, dans
des caisses, deux sortes d’obus, ceux en fonte, de couleur kaki, dont
le bout était arrondi, les plus dangereux, et les autres en aluminium,
dont le bout était plat et qui contenaient des fusées éclairantes.
Mon jeune frère François, âgé de 9
ans, manipulait un de ces obus en fonte pendant que je lui tournais le
dos à ce moment. Croyait-il que cette sorte d’obus contenait aussi une
fusée éclairante et un parachute ? Je l’avais mis en garde contre le
danger de ces engins. Mais mon frère n’écoutait pas. Il frappa la tête
de l’obus sur le rail et la tragédie se produisit.
L’explosion de l’obus tua sur le
coup le petit François et son camarade de jeu Gustave RIFF qui se
trouvait à ses côtés. Je fus gravement blessé au ventre (perforation de
l’intestin), au bras et à l’oreille par des éclats d’obus ainsi que mon
frère Gustave et mon camarade Roger RIFF, ces deux derniers plus
légèrement.
Le bruit de l’explosion ameuta tout
le quartier. Dans la panique, j’avais réussi à m’éloigner de quelques
dizaines de mètres et un des voisins, "Léhne Schàng", accouru au
bruit de la détonation, me prit dans ses bras et me porta jusqu’à ma
chambre.
La sœur infirmière appelée à la
hâte ainsi que les deux médecins de Rohrbach-lès-Bitche, les docteurs
MENESTRIER et HESSEMANN, nous prodiguèrent les premiers soins. Ma sœur
Gertrude qui nous gardait d’ordinaire en l’absence de la mère, était
toute affolée. Et père qui n’était pas là !
J’avais terriblement soif et je
réclamais sans cesse à boire. Mais personne ne voulut satisfaire mon
besoin. Je n’arrêtais pas de réclamer. La sœur infirmière ne savait que
faire et elle interrogea les médecins. Je vois encore les deux docteurs
se regarder et d’un air entendu opiner de la tête, faisant signe à la
sœur qu’elle pouvait enfin me donner à boire.
J’avais un mauvais pressentiment et
les voir se regarder ainsi n’était pas un bon signe. Je ne sais pas
quelle force me poussait maintenant à refuser toute boisson alors que
je ne cessais de réclamer il y a deux minutes à peine. Aujourd’hui je
suis sûr que j’ai bien fait de ne pas boire car j’avais une perforation
intestinale et toute ingestion de liquide m’aurait été fatale.
Un des fils BACH, les propriétaires
de la fabrique de cierges, alla chercher sa voiture, une Traction. Il
enleva les sièges arrière et nous chargea, mon camarade Roger et moi,
pour nous transporter à l’hôpital de Sarreguemines. Je souffrais le
martyre pendant le trajet à cause de la route défoncée. Le docteur
MENESTRIER avait établi un laissez-passer dans le cas où un barrage
américain nous arrêterait en chemin. Il n’y eut heureusement pas de
contrôle et nous arrivâmes assez rapidement à destination.
François et son copain Gustave.
Nous fûmes bien soignés et après
quelques mois de "vacances", nous pûmes regagner la maison. Mon père
vint me chercher à moto. Je n’arrivais pas encore à bien marcher, mais
j’étais content de pouvoir rentrer. Je n’appréciais pas beaucoup
l’atmosphère de l’hôpital. On était en pleine fenaison et les prés
sentaient bon l’herbe fanée. Je revivais et j’appréciais la chance
inouïe que j’avais eue dans cet accident.
Mais mon bonheur n’était pas
complet. Outre la perte de mon petit frère et d’un camarade, j’avais
aussi perdu ma mère pendant mon séjour à l’hôpital.
Elle avait été hospitalisée déjà
avant mon accident et mon père venait, dès qu’il le pouvait, lui rendre
visite, Comme elle ne pouvait pas se déplacer toute seule, les
infirmières voulurent bien un jour la faire monter dans ma chambre et
ce moment de retrouvailles fut particulièrement émouvant, entre le fils
miraculé et la mère malade, qui se savait condamnée. Son cancer
progressait inexorablement et elle ne supportait plus d’autre
nourriture que le lait. Mon père et ma sœur Gertrude se relayaient
chaque jour pour lui apporter du lait, depuis Petit-Réderching, l’un à
moto et l’autre à vélo.
Un jour du mois de juin, mon père
vint en visite à l’hôpital avec la tante de Pagny. Cette visite depuis
la lointaine Meuse me parut tout de suite suspecte, elle n’augurait
rien de bon, d’autant plus que la tante avait été à Kalhausen, il n’y a
pas si longtemps, le jour de mon accident. Quand papa m’annonça le
décès de ma mère, je fondis en larmes.
Maman n’avait que 47 ans, elle laissait cinq enfants orphelins, dont le plus jeune n’avait que 5 ans.
En même pas un an, mon père, venait
de perdre deux enfants dans des circonstances tragiques et son épouse,
prise par la maladie. Et moi, désormais orphelin, je me remettais
lentement de mes blessures.
Mais la vie continuait et il
fallait garder espoir en l’avenir. Gertrude, âgée de 18 ans, remplaça
la mère décédée et s’occupa du ménage et de l’éducation des jeunes,
comme elle l’avait déjà si souvent fait auparavant.
Ma famille resta à Petit-Réderching
jusqu’en 1952, date du départ à la retraite du père, puis elle vint
s’installer à Kalhausen, dans la maison familiale de la rue de la
Libération (maison Camille SCHAEFFER actuellement).
J’appris le métier de cordonnier.
Après mon apprentissage, je m’installai un moment à mon compte dans la
maison paternelle, puis après mon mariage avec Jeannette Demmerlé, dans
la baraque de la rue des jardins "ìm Brùch".
Cette baraque avait servi après la
guerre de logement à ma belle-mère, Joséphine DEMMERLE, née BOUR. Cette
baraque est actuellement la propriété de Joseph Bernard LENHARD qui y
entreposait des cercueils à l’époque où il travaillait comme artisan
menuisier.
En 1960, je dus abandonner le
métier de cordonnier devenu peu rentable et je trouvai un emploi à
l’usine de pneumatiques Continental de Sarreguemines.
Mais je n’ai pas perdu la main et à
l’occasion, je répare encore un talon ou une couture et je recolle
encore une semelle. Il n’est plus question actuellement de ressemeler
une chaussure car les semelles sont devenues inusables et il n’est plus
tellement dans l’habitude de réparer des chaussures.
Les jeunes ont tellement de choix
et de possibilités qu’ils préfèrent les user et ensuite les jeter pour
en acheter de nouvelles. Avec la société de consommation ils n’ont pas
appris à économiser et à réutiliser, comme c’était le cas autrefois.
Quand je pense à mes parents, il y avait dans chaque maison un
nécessaire pour réparer les chaussures : une petite enclume de table,
un marteau, des tenailles et des clous à large tête ronde. A cette
époque les semelles de cuir s’usaient vite et il fallait les clouter et
les ferrer pour éviter une usure trop rapide. Mais les clous et les
fers se perdaient souvent et le père de famille s’occupait, le soir, à
réparer les chaussures de toute la famille. Le cordonnier était utile
pour de plus grosses réparations et il ne manquait pas de travail non
plus.
Les temps changent et les habitudes évoluent.
Au domicile parental.
|
Enclumette, semences de cordonnier et fer à chaussures.
|
Notre famille si cruellement
éprouvée par le sort, aurait pu se replier sur elle-même. Au contraire,
elle continua de s’ouvrir aux autres et de les aider dans la mesure du
possible, comme elle l’avait déjà fait avant la guerre.
Ma mère Suzanne, avait travaillé
dans sa jeunesse plusieurs fois en Alsace pendant la récolte du
houblon. Des liens s’étaient tissés entre la famille LINGENHEIM de
Hoestett, en Alsace, et la famille de ma mère. Ces liens continuèrent
après son mariage. Lorsque le jeune Jérôme LINGENHEIM voulut se
destiner à la prêtrise et aux missions africaines, contre le vœu de ses
parents, ma mère décida de l’aider financièrement pour qu’il puisse
mettre son projet à exécution et qu’il ne soit pas une trop grande
charge pour sa famille.
Elle eut l’idée d’organiser chaque
année, au cours de l’hiver, des représentations théâtrales dans la
salle du restaurant KIHL. Beaucoup de jeunes filles du village
répondirent à son appel et se lancèrent sur les planches. Le produit de
ces séances revenait entièrement à la famille LINGENHEIM.
Le curé ALBERT prit ombrage de
cette initiative et il voulut faire l’intermédiaire entre ma mère et le
jeune Jérôme. Mais elle refusa catégoriquement et depuis ce jour, le
prêtre ne chercha plus qu’à nous nuire. Il nous avait pris en grippe
pendant les leçons de catéchisme et ne manquait pas une occasion de
nous punir ou de nous frapper.
Le théâtre continua jusqu’à la veille de la guerre et il avait toujours beaucoup de succès.
Le jeune Jérôme LINGENHEIM fut
ordonné prêtre en 1932 et ma mère fut invitée pour sa première messe.
Il partit pour l’Afrique en 1934. Plus tard, il fut nommé évêque
de Lomé, au Togo et il n’oublia jamais de rendre visite à ses généreux
bienfaiteurs lors de ses séjours en métropole. Il vint même à
Kalhausen, invité par le curé de la paroisse, l’abbé STAB, pour le
baptême de deux cloches en 1981.
La famille (sauf ma mère) entourant le père Jérôme. Je suis debout à gauche.
Détail amusant, avant le départ de
Jérôme pour l’Afrique, mon père lui fit don d’un petit pistolet,
qu’il avait acheté spécialement pour lui et qui devait soit disant lui
servir pour se protéger contre les bêtes sauvages de la forêt
africaine.
La meilleure cachette qu’on trouva,
pour soustraire l’arme à un probable contrôle douanier, fut dans une
statue creuse du Sacré Cœur. L’histoire ne dit pas si le missionnaire
eut des problèmes au passage de la douane et s’il eut à se servir un
jour de son arme.
Mon père fêtant ses 80 ans, entouré de ses enfants.
De gauche à droite : Gustave, Ludivine, Blanche, Gertrude et moi.
Texte de Gérard KUFFLER.
D’après les souvenirs de Ferdinand LENHARD.
Juillet 2012.
Ferdinand LENHARD nous a malheureusement quittés le 19 décembre 2011.