les americains_au_quartier_de_la_gare
Décembre 1944 - mars 1945
Les Américains au quartier de la gare.
Théophile Behr
Nous habitions au quartier de la
gare, dans la première maison, en venant de Kalhausen. Cette maison
faisait partie des logements mis à disposition des agents du chemin de
fer par l’administration.
Mon père, Simon, occupait un poste à responsabilité à la gare de
Kalhausen et devait résider sur place pour des commodités de service.
Il avait le grade de facteur-chef avant guerre.
Pendant la période du conflit, il dut continuer d’exercer son activité à la "Deutsche Reichsbahn" comme "Fahrtdienstleiter", c’est-à-dire responsable du trafic, avec un collègue aiguilleur sous ses ordres, "ein Weichensteller".
A gauche, l’ancien restaurant de la gare
et complètement à droite, notre maison.
Son travail au poste d’aiguillage consistait à régler le trafic ferroviaire au niveau de la séparation des lignes vers Mommenheim-Strasbourg et Sarralbe-Nancy.
Les trains étaient annoncés par téléphone et il devait les inscrire
dans un registre. Selon leur destination, il donnait l’ordre à son
collègue de les diriger dans la bonne direction.
Il ne fallait pas se tromper
et le travail ne manquait pas. Pas moins d’une quarantaine de
trains de marchandises transportant du charbon transitaient par la gare
chaque nuit. Pendant la journée, le transport de marchandises était
inexistant par peur des attaques aériennes. Mon père vivait toujours
dans la peur d’un bombardement du poste d’aiguillage ou des voies
ferrées. Mais cela n’arriva heureusement pas.
Le poste d’aiguillage ne se
trouvait pas loin de la maison et mon père était rapidement à pied
d’oeuvre chaque jour.
En cette année 44, la guerre durait toujours, mais nous avions bon espoir qu’elle se termine bientôt.
Carte postale datant d’avant 1940.
Mon frère aîné, Camille, venait
d’être incorporé, comme ses camarades de la classe 27, dans l’armée
allemande, à Hayange, dans une unité de la "Flak", la défense antiaérienne allemande.
Je savais que ce serait dans peu de
temps mon tour aussi, à moins que les Alliés soient là rapidement et
que les hostilités se terminent dans les prochains mois.
J’avais déjà dû me présenter au conseil de révision à Sarreguemines et j’avais malheureusement été déclaré apte.
Le médecin, chef de la commission, m’avait questionné sur mon avenir :
“Junger Mann, was möchten Sie später werden?” (Jeune homme, que voulez-vous faire plus tard?)
Je lui répondis avec franchise :
“Förster möchte ich werden". (J'aimerais être garde-forestier)
"Dann müssen Sie sich in die Hermann Göring Division melden". (Alors vous devez vous inscrire dans la Division Hermann Goering) fut sa réponse.
Je ne connaissais bien sûr pas
cette formation et n’avais nullement envie de la connaître un jour. Sa
réponse était une boutade de sa part et il voulait me faire comprendre
que je devais d’abord passer par l’armée.
Mais cela ne m’enchantait guère. J’avais 17 ans et je rêvais d’un avenir plus pacifique.
Après ma scolarité à l’école communale de Kalhausen, où j’étais devenu pour mon instituteur, "der Schüler Gottlieb Behr", j’avais aidé mon oncle Charles Dellinger à s’occuper d’une partie du "Grosswàld", une des deux forêts privées de Weidesheim.
Photo scolaire, avec mes camarades de la classe 1928.
Je suis le quatrième, au fond, à partir de la gauche.
J’étais devenu, en quelque sorte,
apprenti-garde forestier. Cette vie au grand air et au contact de la
nature me plaisait beaucoup, et puis mon lieu de travail n’était pas
loin de la maison.
J’aidais le frère de ma mère à
marquer les arbres à abattre, à enregistrer le volume de bois enstéré,
mais aussi à planter de jeunes arbres et à les entretenir. Une jeune
fille de mon âge, originaire de Kalhausen, travaillait avec moi: il
s’agissait de Monique Philipp, dont le père était embauché comme bûcheron.
Je me rappelle avoir planté de
jeunes épicéas destinés à être coupés au bout de quelques années, comme
sapins de Noël. Mais la fin de la guerre interviendra plus tôt que
prévu pour le régime nazi et « mes sapins » n’auront pas l’honneur
de trôner dans le salon d’un quelconque dignitaire allemand en poste à
Weidesheim.
J’étais, comme mon oncle, sous l’autorité d’un garde forestier supérieur, "ein Oberförster" allemand, en l’occurrence, un certain Winter. Ce dernier résidait à Wiesviller et avait sous sa responsabilité les forêts de "Weidesheim" et celle du "Spiesserwald", entre Achen et Wiesviller.
Ce Winter n’était pas un nazi fanatique et il entretenait de bons rapports avec nous.
Grâce à mon occupation, je fus
dispensé, tout comme ma famille, à l’été 44, des travaux de
terrassement entrepris par les autorités nazies et appelées "Schantzarbeiten".
Il s’agissait d’établir des obstacles–tranchées, trous d’homme et
fossés antichars, pour endiguer l’avance des Alliés. Toutes les
personnes valides, hommes et femmes de 16 à 65 ans, étaient obligées de
s’y soumettre, sous peine de sanctions. Ces travaux se déroulaient le
long de la Sarre et près de la gare de Kalhausen.
A l’époque, j’étais occupé en
forêt, car on y coupait de jeunes arbres devant servir à renforcer la
ligne de défense envisagée. Je me souviens d’un groupe de prisonnières
russes et polonaises qui travaillaient durement en forêt. Ce devait
être des travailleuses forcées, des "Ostarbeiterrinen", qui logeaient dans des baraques à Weidesheim ou à Wittring
et qui étaient affectées à la carrière de pierres. Elles avaient pour
mission de couper, à la hache et au passe-partout, des troncs d’une
vingtaine de cm de diamètre.
Ces troncs ébranchés étaient
ensuite entassés et mon travail consistait à effectuer le cubage du
bois coupé et à assurer une comptabilité de leur activité.
Ces jeunes filles étaient sous la garde de soldats allemands et je les plaignais sincèrement.
Les troncs longs de 4 m étaient par
la suite chargés sur des tombereaux et amenés à pied d’œuvre sur le
lieu de leur utilisation. Ils devaient servir pour construire des abris.
Des avions américains, les "Jabos",
survolaient presque quotidiennement la vallée de la Sarre, faisant
planer des menaces sur tout ce qui bougeait. Mais, pour ma part,
j’étais le plus souvent en sécurité dans la forêt, à l’abri de leur vue.
Quand j’étais à proximité de la
maison et que ces avions s’annonçaient, je courais me réfugier dans la
casemate construite à l’arrière du restaurant Hostein. Je n’avais que quelques dizaines de mètres à parcourir pour me mettre en sécurité.
Le front se rapprochait
perceptiblement et nous entendions de plus en plus distinctement les
coups de départ des tirs d’artillerie américains. Nous vivions dans la
peur car le nœud ferroviaire tout proche et les trains qui passaient
pouvaient représenter une cible pour les bombardements.
Fin novembre, mon père jugea qu’il
serait plus prudent de quitter le quartier de la gare devenu trop
dangereux, pour nous réfugier dans la carrière de Wittring, comme
l’avaient déjà fait les habitants de Wittring et quelques familles de
Weidesheim.
Il y envoya son épouse avec mes
frères Camille, Gilbert et le dernier, Bernard. Camille n’avait plus
rejoint son unité après une permission et avait intérêt à se cacher
pour échapper à d’éventuelles recherches.
Quant à moi, étant le second de la
fratrie, je pus rester avec mon père à la maison, car lui, n’avait pas
le droit de quitter son poste. Mon rôle serait d’être agent de liaison
entre la gare et la carrière, c’est à moi qu’incomberait la tâche de
porter les nouvelles et surtout le ravitaillement à ceux qui étaient
dans l’abri souterrain.
Ce n’était pas bien loin et le trajet était presque quotidien, à vélo, malgré le danger représenté par les Jabos.
J’avais été le témoin du
bombardement de Weidesheim, le jour de la Toussaint. Heureusement que
les bombes n‘étaient pas tombées sur le quartier de la gare tout proche
pourtant.
L’arrivée des Américains reste pour
moi un souvenir inoubliable. C’était au mois de décembre. Il faisait
froid, mais il n’y avait pas de neige. Le 5 au matin, je me trouvais
avec mon père et la famille Rohr,
nos voisins, dans la casemate derrière le restaurant. Nous avions jugé
prudent de nous abriter, car le bruit de la canonnade était proche et
nous savions que les Américains ne sauraient tarder maintenant.
Carte postale datant de la période 1939-1945.
Le restaurant de la gare et la casemate, avec la gare en arrière-plan.
Nous étions en tout à 6 dans cet
abri à attendre avec impatience l’arrivée de nos libérateurs et mon
père avait confectionné un drapeau blanc avec un morceau de drap.
Du blockhaus, nous les vîmes
arriver, prudemment, sur le chemin de Hutting, en file indienne, le
fusil à la main. Nous sortîmes alors de notre abri, mon père tenant le
drapeau blanc, et tous les autres, derrière.
Les bras levés, nous nous
dirigeâmes à leur rencontre. Ils nous donnèrent l’ordre de rester sur
place et fouillèrent la casemate.
Nous ne pûmes nous entretenir avec
eux, car personne de nous ne parlait l’anglais. Nous les accompagnâmes
vers les quelques maisons du quartier de la gare et restèrent là, à
observer le déroulement des évènements. Pour nous, le soulagement était
immense. C’en était fini désormais de cette tension des derniers jours.
État actuel de la casemate, avec l’ancien restaurant, au fond.
Les Américains entrèrent dans le
restaurant désert. C’est alors que j’entendis un fracas extraordinaire
provenant du restaurant : ils étaient en train de briser, à coups de
crosse, les miroirs qui se trouvaient derrière le bar.
Aujourd’hui encore, je n’arrive pas à comprendre la cause de ce geste
entièrement gratuit. De qui voulaient-ils se venger ? Personne ne leur
avait rien fait et nous les avions accueillis chaleureusement.
Nous n’osions plus bouger et avions
soudain pris peur. Et s’ils se mettaient à tirer sur nous ou à entrer
dans nos maisons pour y commettre des dégradations ? Mais rien ne se
produisit et le reste de la journée fut calme.
Le lendemain 6 décembre, des
fantassins accompagnés d’un char débouchèrent sur la route, venant de
la direction de Kalhausen. Comme nous habitions dans la première
maison, ils s’arrêtèrent et se renseignèrent sur la présence éventuelle
de soldats allemands dans le voisinage.
Le ban de Weidesheim était en effet
parsemé de blockhaus en béton, construits par les Français et qui
servaient de protection rapprochée de la zone inondée du barrage de
Wittring.
Il y en avait dans la forêt, le long de la route, près de la chapelle et du château, derrière les fermes et aussi à la gare.
Soudain des tirs de mortier se
déclenchèrent, venant de Weidesheim et prenant pour cible notre maison
et le char. Les tirs provenaient précisément de la casemate située dans
le parc à bestiaux, derrière la ferme Muller. Les derniers soldats
allemands s’y étaient retranchés.
Etat actuel de la casemate, avec le créneau flanquant
vers la ferme et la vallée de la Sarre.
Un des "GI's" descendus du blindé fut
blessé par des éclats. Ses camarades le descendirent rapidement au
sous-sol et bientôt la cave fut remplie de soldats. Le blessé sera plus
tard évacué vers l’arrière, dans une couverture.
Mon père offrit aux GI's du "Schnàps"
et la bouteille fut vidée au goulot. Ils en redemandèrent, mais mon
père ne voulut plus leur en offrir, ni même leur en vendre, car c’était
une denrée rare et précieuse. Il prétexta ne plus en posséder.
Bien sûr, les Américains ne le
crurent pas. Ils se mirent alors à fouiller méthodiquement toute la
maison, ouvrant systématiquement les portes des armoires et les tiroirs
des commodes.
Dans un tiroir de bureau, ils tombèrent sur une carte professionnelle de mon père, une sorte de carte d’identité de la "Reichsbahn",
avec la photo de mon père. Bien sûr, il y avait la croix gammée sur la
carte d’identité. Ils crurent avoir affaire à un nazi et, pour son
malheur, l’enfermèrent dans une pièce de la cave.
Entretemps, la fouille de la cave
avait permis aux Américains de faire main basse sur quelques bouteilles
de Schnàps qui étaient cachées sous le tas de pommes de terre.
Toute la réserve de mon père y passa, à notre grand désespoir. Les
Américains s’enivrèrent alors et firent pas mal de bruit dans la cave,
mais ils ne causèrent heureusement pas de dégâts.
Ils laissèrent mon père enfermé
quelques jours dans une pièce de la cave, le temps d’éclaircir sa
situation. Il fut assez rapidement libéré, avec leurs excuses.
Pendant cette intrusion des GI's
dans notre maison, mon père avait peur qu’ils ne se mettent à fouiller
dans le jardin, car ils auraient pu y trouver son fusil de chasse et
lui créer d’autres misères. Il avait en effet caché son arme dans un
tuyau de poêle, debout contre le rucher. La fouille du jardin n’eut pas
lieu, car les Américains avaient trouvé leur bonheur dans la cave.
Pour nous, les jeunes, cette
rencontre avec les Américains fut une aubaine, car nous faisions
connaissance pour la première fois, avec le chocolat, le chewing-gum,
les bonbons et tout ce qui composait leurs rations journalières.
La libération de Weidesheim avait
causé quelques difficultés aux Américains et ils avaient eu des
blessés. Pour se venger de cette résistance allemande et aussi de la
solidité du béton français, ils dynamitèrent purement et simplement un
de ces abris bétonnés situés au bout de l’esplanade du château.
Ils le bourrèrent d’explosifs et le firent sauter, pour le plaisir des
yeux. Il ne resta plus que des débris éparpillés dans un rayon de
plusieurs centaines
de mètres et des morceaux de fer tordus ou
cisaillés. Encore une vengeance gratuite…
Ce fait me fut rapporté par mon copain, Etienne Zins, qui habitait à l’époque à Weidesheim.
Etat actuel de la casemate dynamitée.
Des blocs de béton sont encore visibles, ainsi que des ferrailles tordues.
Au cours de la journée du 6,
d’autres Américains arrivèrent à la gare et y firent une courte halte.
On leur distribua un café chaud devant le bâtiment de la gare. Nous
étions bien sûr aux premières loges et ne perdions rien au spectacle.
Nous eûmes droit, à cette occasion, à notre chewing-gum et à notre
chocolat.
Le reste du mois de décembre se passa sans histoires.
Les réfugiés de la carrière purent
rentrer chez eux et toute notre famille se retrouva saine et sauve, au
grand soulagement de tous.
Notre maison servit de logement à
des officiers américains qui déployèrent leurs lits de camp dans
notre salon. Je me rappelle qu’ils y fêtèrent Noël, avec d’autres
gradés. D’autres soldats logeaient au moulin de Weidesheim et dans la
salle d’attente de la gare.
Tous faisaient partie d’une
compagnie de maintenance des véhicules qui avait pris ses quartiers à
la gare. Elle comprenait environ une cinquantaine d’hommes et était
commandée par un capitaine. Tout ce beau monde dormait sur des
lits de camp. C’était surtout des mécaniciens qui remettaient en état
les véhicules venant du front et ils avaient installé leur «garage» sur la place, devant la gare. Ils avaient aussi leur propre cuisine.
Le capitaine commandant la
compagnie était sympathique et nous pouvions un peu communiquer avec
lui en allemand. Plusieurs GI's parlaient aussi l’allemand, mais très
peu le français. On leur avait distribué des fascicules de conversation
française, mais ils n’avaient apparemment pas eu le temps
de se
mettre au français.
Mais une autre alerte allait de
nouveau semer la panique dans la famille, aux alentours du Nouvel An
1945, causée par le déclenchement de l’offensive Nordwind
Mon frère Camille, qui s’était
évadé de l’armée allemande, prit peur, face au retour des Allemands et
décida de se réfugier plus en arrière du front. Il prit la direction de
la gare de Voellerdingen où
mon père avait des collègues. Il voulut que je l’accompagne jusque là.
Nous ne restâmes heureusement pas longtemps absents et pûmes rapidement
regagner notre foyer.
Par curiosité, je me rendis un jour
à Achen pour voir les dégâts occasionnés par l’avancée des Allemands.
Beaucoup de maisons étaient en ruines dans la direction de Wiesviller
et je vis des cadavres de soldats américains gelés par le froid intense
de janvier, entassés à l’arrière d’un camion GMC.
C’était atroce à voir. Je pouvais à juste titre remercier le Ciel
d’avoir été épargné, comme toute ma famille, lors des combats pour la
libération.
Les Américains avaient pris
l’habitude, pour renforcer l’effectif de leur cuisine, d’embaucher de
jeunes aides cuisiniers pris dans la population locale. Les cuisiniers
militaires les appelaient dans leur jargon les «KP», abréviation de «Kitchen Police» ou «Kitchen Patrol» (1).
Ces jeunes étaient exclusivement embauchés pour la distribution des
repas et la plonge, sécurité oblige. Ils avaient tous les avantages et
devoirs des militaires.
(1) Le mot Police a le sens de
celui qui remet de l’ordre en cuisine, donc celui qui nettoie et range
le matériel. L’origine est probablement le nom français Police, cette
institution du maintien de l’ordre public.
Derrière moi, un des cuisiniers.
Le capitaine demanda, un jour de janvier, à mon père, si je ne voulais pas être un de ces «KP». La proposition m’enchantait car j’y voyais la possibilité de me
faire un peu d’argent de poche, surtout que je n’avais jusqu’à présent
ramené aucun salaire à la maison.
C’était pour moi l’occasion rêvée de me sortir d’une situation de
privations dues à la guerre, une sorte de promotion aussi qui m’était
offerte.
Je reçus un uniforme américain, un
casque et j’eus droit, comme tout soldat, à ma solde mensuelle, à mes
cigarettes (pensez, un paquet par jour, des Camel, des Lucky Strike, des Philip Morris !), à mon chocolat, à mon chewing-gum, à rendre jaloux mes frères et mes camarades.
"C’est là que j’appris à fumer, le tabac américain avait ce goût si parfumé que j’aimais bien".
Bien sûr, je ne gardais pas tout
cela pour moi et j’en fis profiter ma famille. Chaque matin et chaque
soir, je leur rapportai des restes de nourriture. Le matin, c’était du
café au lait et ce pain de mie si tendre et si appétissant que nous ne
connaissions pas ; le soir, c’était des restes de repas cuisinés
dans
la journée.
La cuisine de la compagnie
comprenait trois cuisiniers de métier, dont je ne me rappelle
malheureusement plus les noms. L’un d’eux parlait parfaitement l’allemand
et je n’osais lui demander où il l’avait appris.
Un autre parlait quelques mots de français et j’arrivais donc à me
faire comprendre, surtout qu’avec l’usage j’avais aussi appris des
bribes d’anglais.
Une bonne entente régnait entre nous, j’étais à leurs ordres et je
faisais tout pour leur plaire. A l’époque, je n’ai pas pensé leur
demander leur adresse
et nous aurions pu échanger une correspondance.
Je ne sais ce qu’ils sont devenus et je regrette beaucoup aujourd’hui
de ne pas l’avoir fait.
Puisque l’avant de la gare était occupé par le «garage de réparations», la cuisine était installée à l’arrière, sur le quai n°1. Tout le matériel était transporté par camion GMC.
Il s’agissait de trois cuisinières
de forme rectangulaire, avec leurs plats, leurs marmites et
leurs ustensiles. (voir en annexe)
Un autre cuisinier, à l’arrière du GMC.
Pour laver leur gamelle et leurs
couverts, les soldats devaient passer devant une batterie de récipients
installés sur le quai de la gare et suivre tout un cérémonial. L’eau de
ces récipients était aussi chauffée avec des brûleurs à essence, mais
cette fois immergés. (voir en annexe)
Je n’avais bien sûr pas le droit de
toucher aux brûleurs ou aux fourneaux, ni à aider à la préparation des
repas. Mon travail consistait uniquement à aider à la distribution des
repas, dans le hall de la gare, et à laver les plats et marmites ayant
servi à préparer les repas. J’aurais bien aimé apprendre à conduire un
de leurs véhicules, mais je n’osais le leur demander.
La viande arrivait congelée, livrée par des semi-remorques frigorifiques et c’était un luxe pour l’époque.
Le lard était livré dans de grandes
boîtes de conserves et je me rappelle encore très bien que dans chaque
boîte, il y avait 3 tranches épaisses : une tranche grasse, une moins
grasse et enfin une maigre.
Les légumes étaient soit déshydratés, soit en conserve. Les œufs étaient des œufs en poudre et je n’avais encore jamais vu ça.
Le pain fourni était exclusivement
du pain de mie, un peu sucré. Je ne connaissais pas cette sorte de pain
et je le trouvais délicieux, en comparaison avec le pain ménager que
l’on connaissait à l’époque et qui était souvent dur et rassis.
Ce qui m’étonnait le plus, c’était
l’habitude de manger de la confiture à tous les repas, avec la viande.
Cette association de sucré et de salé ne faisait pas partie de mes
habitudes alimentaires et je préférais ne pas marier les deux goûts.
J’aimais tout particulièrement les
petits-déjeuners avec le café au lait sucré, la confiture
toujours variée et ce pain de mie qui ressemblait à du gâteau. Les
desserts avaient également ma préférence : le pudding, les fruits, le
chocolat.
Certains mangeaient des œufs au
petit-déjeuner : la poudre d’œuf était délayée dans de l’eau et on
trempait les tranches de pain de mie dedans. Ensuite, on faisait rôtir
le pain des deux côtés, dans du beurre fondu. Il paraît que c’est
délicieux avec du café accompagné de sirop de fruits et de raisins secs.
Comme boissons il y avait des cannettes de bière et bien sûr du coca.
Cette cuisine réclamait beaucoup
d’eau, tout d’abord pour réhydrater la nourriture, ensuite pour laver
la vaisselle. L’eau des puits du quartier de la gare paraissait
suspecte et on craignait toujours une malveillance de la part des
Allemands : ils auraient très bien pu empoisonner l’eau avant leur
retraite. Toujours cette méfiance de la part des Américains !
Toute la cuisine s’approvisionnait
par conséquent à un puits sûr situé dans le val d’Achen, après les
premières maisons. Il fallait quand-même faire 10 km aller-retour,
chaque jour et remplir la citerne sur remorque tractée par un Dodge.
J’étais souvent de corvée d’eau, cela me permettait de voir un
peu de pays. Le remplissage de la cuve n’était pas très long, au moyen
de la pompe à main, et puis on se relayait, avec le chauffeur. Ensuite
il fallait transvaser cette eau dans des jerrycans pour qu’elle soit à
portée de main.
Cette remorque-citerne contient 250 gallons, soit 950 litres.
www.asphm.com
Outre ces sorties quasi
quotidiennes, j’eus l’occasion de faire un jour une sortie cinéma à
Sarralbe, assis avec des camarades soldats, sur des bancs fixés dans la
caisse d’un GMC. C’était une vraie salle de cinéma, avec de vrais
fauteuils. Je ne compris certainement pas grand-chose aux dialogues du
film, mais c’était un privilège pour moi de pouvoir rouler en camion.
Cette vie de soldat-cuisinier me plaisait bien et j’avais déjà oublié mon avenir tout tracé de garde forestier.
A mesure que le front bougeait et suite aux réorganisations des unités,
notre compagnie dut changer de position. Avec l’assentiment de mon
père, je pus continuer à servir en cuisine, puisque maintenant j’étais
devenu, à mes yeux, indispensable à l’effort de guerre allié en vue de
la victoire finale.
La compagnie de maintenance se positionna au mois de mars à Ballering, entre Sarralbe et Puttelange-lès-Farschviller, puis à Bad Rilchingen, en Sarre. Je n’étais pas encore très loin de chez moi et j’aurais bien suivi les Américains jusqu’à Berlin.
Mais le capitaine m’expliqua qu’il
ne pouvait me garder plus longtemps à cause de l’avancée rapide en
territoire ennemi et de l’éloignement toujours plus grand du domicile
parental. J’étais quand-même encore mineur !
Ma déception était immense. Il chargea deux de ses subordonnés de me reconduire à Kalhausen en Jeep.
Mon cœur balançait entre la déception d’avoir été débarqué de force et
la joie de retrouver les miens, sain et sauf. J’étais presque comme
l’enfant fugueur que l’on ramène chez ses parents, encadré par deux
gardes. Mais ce n’était nullement le cas car j’avais suivi les
Américains avec l’autorisation de mon père.
Toute ma famille m’accueillit avec
joie et m’offrit un bon repas, à moi et à mes compagnons. Ma mère
servit une bonne viande et les deux GIs réclamèrent poliment… de la
confiture en accompagnement du lapin. Incorrigibles, ces Américains !
Après la guerre, je dus faire mon
service militaire français et je fus versé dans l’armée de l’air, à
Toulouse, puis à Amiens, comme opérateur radio-gonio.
Je me rappelai alors la remarque du médecin allemand lors du conseil de révision, lui qui me proposait la «Herrmann Göring Division». J’avais échappé de justesse à l’incorporation dans l’armée allemande.
Je préférais servir mon pays, surtout en temps de paix.
Ensuite, ma carrière professionnelle se déroula le plus simplement possible, dans les traces de mon père, à la SNCF.
Maintenant, au terme de ma vie, je
revois avec nostalgie, cette période de la guerre où nous, les jeunes,
nous avions le beau rôle. Nous n’avions pas encore les soucis des
grandes personnes et nous découvrions, par l’intermédiaire des GIs, un
autre monde, celui de l’Amérique et de son abondance de biens.
Bien sûr, nous flirtions souvent avec le danger en manipulant, après le
départ des soldats, toutes sortes d’armes et de munitions abandonnées
dans la nature. Heureusement, aucun accident ne nous est arrivé. Cette
période de la guerre fut pour nous riche en découvertes et en aventures.
Annexe
La cuisinière de campagne américaine
Cette cuisinière de campagne était appelée Range Field M-37
(cuisinière de campagne modèle 37). Elle fut utilisée dès le début de
la seconde guerre mondiale et jusqu’à la guerre du Vietnam.
Compacte, légère, facilement déplaçable, elle fonctionnait aux vapeurs
d’essence grâce à un brûleur et remplaçait avantageusement l’ancien
modèle alimenté au charbon ou au bois.
Trois de ces cuisinières prenaient place, côte à côte, dans la caisse
d’un camion GMC et pouvaient fonctionner ainsi ou placées à l’extérieur.
Chaque cuisinière était dotée d’un grand plat en aluminium, de forme rectangulaire (une braisière),
de deux marmites gigognes (l’une de 10 gallons, soit 40 l environ et
l’autre de 15 gallons, soit 60 l environ), d’un support pour les
marmites et de divers ustensiles de cuisine.
Le brûleur, placé au niveau du
sol, était amovible et pouvait se positionner sur des rails, à
différentes hauteurs, selon les besoins (en bas, pour chauffer la
marmite, en haut pour chauffer la braisière).
Chaque cuisinière servait à la préparation des repas pour 50 personnes.
www.ablecompagnie.nl
La cuisine roulante américaine se composait de deux véhicules GMC attelés chacun d’une remorque.
Le premier transportait les cuisinières Range Field,
arrimées par trois contre la cabine, avec tous leurs accessoires, le
second était un véhicule de servitude réservé au personnel et au
transport de la nourriture.
La remorque du premier camion
transportait les jerrycans d’essence pour le fonctionnement des
cuisinières ainsi que les poubelles.
La remorque du second camion était une remorque-citerne pour l’eau potable.
Le dispositif pour laver la vaisselle
Le dispositif de lavage des
gamelles, des couverts et des plats se composait d’une batterie de 4
récipients en aluminium d’une contenance d’un peu
plus de 120 l chacun
(32 gallons).
Chaque récipient contenait de l’eau chauffée par un brûleur immergé fonctionnant aussi aux vapeurs d’essence.
- le premier récipient contenait de l’eau chaude savonneuse et servait au prélavage
- le second servait au lavage et contenait aussi de l’eau chaude savonneuse
- le troisième servait au premier rinçage et contenait de l’eau claire bouillante
- le dernier contenait également de l’eau claire bouillante et servait au rinçage final.
Il fallait suivre toute une procédure réglementaire :
- glisser le quart, le couvercle de la gamelle et les couverts sur le manche de la gamelle
- laver les
ustensiles dans le premier récipient avec la brosse à long manche,
récurer parfaitement toutes les parties des ustensiles,
s’assurer qu’il ne reste plus aucune trace de nourriture après lavage
- répéter l’opération dans le second récipient
- immerger les
ustensiles dans le troisième récipient pour un rinçage de 30 secondes,
secouer pour enlever l’excédent d’eau
- répéter l’opération dans le quatrième récipient pour un rinçage de stérilisation de 30 secondes également
- secouer les ustensiles pour enlever l’eau et laisser sécher à l’air libre.
La nourriture servie
L’approvisionnement en vivres était
du ressort de l’intendance. Cette tâche était grandement facilitée par
un conditionnement adapté des différentes rations et par l’utilisation
de moyens de transport modernes, comme les camions frigorifiques.
- La Ration A
est constituée en grande partie de produits frais cuisinés dans de
vraies cuisines et servis dans le cadre d’installations fixes (les
garnisons et les camps de la métropole).
- La Field Ration B
est un véritable repas en boîte. Elle est constituée de viande et
de fruits en boîtes de conserve, de légumes secs, de pommes de terre et
d’œufs déshydratés, de pain, de beurre, de café, de chocolat et de lait
en poudre.
La viande peut aussi être livrée congelée. Les repas sont
préparés dans des cuisines mobiles de campagne et distribués dans les
zones de rassemblement, à l’arrière du front. C’est le cas à la gare de
Kalhausen.
- La Field Ration C est une ration individuelle de combat représentant 1 jour de nourriture pour 1 homme et conditionnée en 6 boîtes métalliques.
Les boites B (Bread, pain) contiennent un mélange de biscuits, de bonbons, de café soluble et de sucre.
Les boîtes M (Meat,
viande) contiennent un mélange de viande et de légumes. En complément,
chaque homme reçoit du sel, du chewing- gum, du papier toilette, des
cigarettes et des allumettes pour la journée. La nourriture se mange de
préférence chaude et les GIs la réchauffent souvent sur le moteur de
leur Jeep.
- La Ration D,
appelée ration d’urgence est constituée de 3 paquets de cartons
étanches, comprenant chacun 113 grammes d'une préparation à base de
chocolat, de sucre, d'oeufs et de vitamine B2. Elle n'est fournie qu'en
cas de carence extrême.
- La Ration individuelle K est conçue au départ pour les troupes aéroportées car elle est plus compacte que la ration C.
Elle est constituée d'un jeu de 3 boîtes en carton paraffiné, contenant
la nourriture à consommer aux trois repas et ce pour un homme par jour.
On y trouve une petite boîte de conserve, des bonbons vitaminés, du
fromage, des crackers, de la poudre de citron, du bouillon, du sucre,
du chewing-gum,
des cigarettes, des allumettes et un ouvre-boîte.
Très pratique de par son conditionnement, elle sera étendue à
l'ensemble de la troupe, qui la préfèrera aux 6 boîtes de la ration C.
- La ration Ten-in-one
(10-en-1), adoptée en 1943, comprend des céréales, de la confiture, du
café, du lait en boîte, des biscuits, des plats cuisinés, des fruits au
sirop, des flocons d’avoine, du sucre, du sel, des friandises, des
cigarettes, des allumettes, du papier toilette, un ouvre-boîte et des pastilles d’halazone pour purifier l’eau. Elle permet de nourrir 10 hommes pour 1 jour et 5 menus différents sont disponibles.
- La Ration Five-in-one
(5-en-1) est la même que la précédente, mais en quantité moindre, ce
qui la rend plus pratique à emporter. Elle sera distribuée vers la fin
de la guerre à pratiquement toute la troupe.
Boîtes de viande et légumes de la ration C
Petit-déjeuner de la ration K
Souvenirs de Théophile Behr, mis en forme par Gérard Kuffler
JUIN 2012.