souvenirs_de_l’evacuation_en_Charente
Guerre de 1939-1945
Souvenirs de l’évacuation en Charente
J’avais 12 ans à l’époque et la
rentrée scolaire venait d’avoir lieu en ce vendredi 1er septembre 39.
J’étais au cours de fin d’études, à l’école communale de Kalhausen,
dans la classe des grands dirigée par Monsieur KIHM.
Après des vacances consacrées aux jeux mais aussi aux travaux
agricoles, j’avais retrouvé avec joie mes camarades de classe. La
première journée
d ‘école s’acheva pourtant en queue de poisson. Notre maître nous
renvoya dès le milieu de l’après-midi, après la proclamation de l’ordre
d’évacuation. Je rentrai rapidement à la maison.
On était en pleine période de
récolte du regain. Pendant que ma mère préparait le départ, je
dus aller dans un pré pour mettre l’herbe en petits tas appelés "Wèdderhiffe" afin de la protéger de la rosée nocturne. C’était un pré situé au lieu-dit "Pàffedéll", au bout de la rue de la montagne, le
"Guggelsbèrsch". Ce travail était parfaitement inutile, puisque personne ne savait où
on allait, ni combien de temps on restait éloigné du village. Demain,
personne ne serait là pour défaire les tas et étaler le regain pour
qu’il fane.
Je me rappelle aussi très bien
qu’elle me donna l’ordre, avant de partir, de ranger sur l’escalier qui
mène à l’étage, une paire de chaussures toutes neuves appartenant à mon
père momentanément absent pour cause de mobilisation.
Pensait-elle qu’il pourrait les
récupérer à son retour ou lors d’un passage au village ? Croyait-elle
revenir rapidement et pouvoir encore rentrer les récoltes avant l’hiver?
Malgré l’ordre de départ, elle
était toute entière à ses occupations habituelles qu’il ne fallait
surtout pas bousculer. Avait-elle pleinement pris conscience de la
situation ? Aujourd’hui encore, en y pensant, je ne peux m’empêcher de
sourire.
Nous dûmes laisser nos bêtes sur
place : la génisse et le veau, les cochons, les lapins et les poules.
Cela me faisait de la peine de les savoir ainsi livrées à elles-mêmes,
mais je ne pouvais rien entreprendre. Il fallait les laisser enfermées.
Qui les nourrirait désormais ?
Pendant le trajet jusqu’à
Réchicourt-le-Château, je marchais à côté de l’attelage de vaches qui
tirait notre charrette et je les guidais.
Ma mère et mes deux jeunes frères
avaient pris place sur la charrette, avec quelques affaires dans une
valise. Nous emmenions aussi trois personnes de la famille, les "Miinas" et Nicolas DIER, le voisin du haut du "Làngenéck", celui que nous appelions "de Schääfer".
A chaque halte je dételai les
vaches et je leur cherchai un coin d’herbe pour les nourrir. Nous dûmes
finalement les abandonner ainsi que notre charrette, et après un voyage
en train vers l’inconnu, nous arrivâmes en Charente, d’abord à Ruffec, puis dans le petit village de Pleuville.
Tout ce que nous savions, c’était que nous étions arrivés dans une région de "l’intérieur", comme on disait. Je n’avais pas une idée claire de la province qui
nous accueillait. Je n’avais jamais entendu parler de la Charente, même
pas à l’école.
Si nos parents et les grandes
personnes, surtout celles d’un certain âge, souffraient du déplacement
forcé, du déracinement et de la barrière de la langue, si elles se
faisaient du souci pour leur maison et leurs biens laissés au pays,
nous, les enfants, nous considérions cet épisode de notre vie un peu
comme un séjour touristique, le premier de notre existence.
Nous n’avions jamais eu l’occasion auparavant de voyager aussi loin. Nous ne connaissions que notre petit coin de Moselle.
La seule fois où j’avais quitté le
village, c’était pour me rendre à pied avec mes parents à l’enterrement
d’un oncle à Siersthal. Ce dépaysement était par conséquent le bienvenu
pour de jeunes esprits curieux, prêts à découvrir le monde.
Certes nous, les enfants, nous
avions dû laisser sur place la plupart de nos effets vestimentaires,
nos affaires scolaires et nos habitudes de jeux.
Nous étions partis précipitamment
en abandonnant le peu de confort que nous avions et nous retrouvions
ici d’autres conditions de vie, plus dures et plus incertaines. Mais ce
n’était pas notre problème.
Personne ici ne savait ce qui se passait exactement dans le pays.
Nos parents n’avaient pas le
journal, les postes de radio n’existaient pas pour nous et les
nouvelles n’arrivaient pas jusqu’à nous.
Personne ne nous écrivait.
Nous, les jeunes, nous ne nous
occupions pas de politique, nous ne savions pas ce que c’était qu’une
guerre et nous étions très loin des évènements. Les soucis des adultes
n’étaient pas les nôtres.
Nous vivions au jour le jour dans
notre insouciance de jeunes. Notre famille était avec nous et
pourvoyait à notre quotidien. C’était le principal.
Nos camarades d’école étaient presque tous là et cela nous suffisait largement.
Mon meilleur camarade, Camille
KLEIN, était aussi à Pleuville, mais il demeurait avec sa famille dans
une ferme isolée située à 3 km du bourg et je ne le voyais
malheureusement pas souvent.
J’avais avec moi ma mère Clémentine
âgée de 38 ans, mes deux frères, Emile, âgé de 10 ans et Nicolas d’un
an son cadet. Mon père Nicolas, qui avait dû se présenter dès le 26
août à la mairie de Niederbronn-les Bains, faisait partie de la
dernière classe mobilisable.
Il fut rapidement démobilisé pour raison de santé et nous rejoignit sans tarder en Charente.
Sa présence nous réconfortait, car
ma mère, seule, aurait eu trop de difficultés pour s’adapter à cette
nouvelle vie et nourrir sa famille.
Mon père Nicolas et ma mère Clémentine.
Avec mes deux frères, Emile à gauche et Nicolas à droite.
Ma mère avait beaucoup de travail
avec le grand-père Jacques âgé déjà de 80 ans et pratiquement invalide.
Il était arrivé en Charente après nous, après avoir été transporté à
Réchicourt, comme les autres personnes invalides du village, dans la
bétaillère du boucher Jacques LALUET.
Il ne pouvait plus marcher à cause de ses rhumatismes et il fallait le porter pour tous les déplacements.
D’ailleurs, il n’allait pas bien
loin, de son lit sur une chaise et inversement. Il restait toute la
journée impassible, sur son siège, à chiquer. Il lui fallait sa dose
quotidienne de tabac sinon il se fâchait et devenait insupportable.
A son âge il n’était plus très
propre et toute la journée, il crachait une salive brunâtre dans un
pot. Je devais souvent vider le contenu répugnant et malodorant de ce
pot et je ne le faisais qu’à contre-cœur. Son incontinence aussi
causait beaucoup de soucis à mes parents.
Nous logions au château de
Pleuville, en réalité une grande maison de maître bâtie au fond d’un
immense parc. L’entrée du domaine était fermée par une haute grille et
à l’arrière de la maison s’étalait une petite forêt avec une mare. A
notre arrivée le château n’était habité que par une vieille femme qui
s’occupait d’un troupeau de moutons qu’elle menait paître sur les prés
du domaine.
Les hautes pièces de la bâtisse, au
rez-de-chaussée et à l’étage, étaient maintenant toutes occupées par
des réfugiés de notre village, chacune par une famille, parfois
par deux.
Notre chambre se trouvait à
l’étage, dans la partie gauche du château, et elle donnait sur
l’arrière. Elle ne contenait qu’une grande cheminée destinée au
chauffage. Aucune trace d’un meuble quelconque.
Nous étions à huit à loger dans
cette unique pièce, mes parents, nous, les trois garçons et encore les
trois personnes de la famille des Lenhard de la rue des roses, les "Miinas" qui avaient voyagé avec nous depuis Kalhausen.
Il y avait la mère Cécile, la tante
Marie et encore une autre vieille tante qui était le souffre-douleur
des jeunes du village et que nous appelions tous "Sépp, bìsch duu ’s ?" (Joseph, c'est toi?) parce qu’elle posait toujours cette question lorsque nous venions
frapper à sa porte pour l’importuner.
Elle devait être un peu dérangée,
je ne le sais plus. Tous les garçons du village l’embêtaient de la
sorte et allaient jusqu’à déverser en automne des seaux de noyaux de
quetsches sur le pas de sa porte. (Ces noyaux provenaient des
nombreuses corbeilles de quetsches qu’il fallait dénoyauter avant de
cuire la fameuse marmelade, le "Quétscheschlèggel" et ces agissements
de garnements étaient un moyen commode pour se débarrasser d’un résidu
gênant. Tous les habitants du village un peu râleurs ou ne comprenant
pas la plaisanterie avaient droit à ces noyaux.)
Les "Miinas" occupaient l’espace
près de la porte et nous, nous avions choisi la place près de la
fenêtre. Il n’était pas question de se mélanger !
Au début nous devions tous coucher sur de la paille, à même le sol, bien alignés les uns à côté des autres.
Plus tard nous eûmes droit à des
lits : la mairie de Pleuville distribua des planches et des tasseaux,
mon père alla à Charroux distant de 10 km pour acheter une scie, un
marteau, une tenaille, des clous et il fabriqua des lits, un pour les
parents, un pour les enfants et un autre pour le grand-père.
Le nouveau lit sentait bon le sapin
et la résine, mais il n’était pas aussi confortable que celui de
Kalhausen. Il n’y avait pas de sommier ni de matelas et nous dormions
toujours sur de la paille. Pour ne pas avoir froid, nous nous serrions
bien les uns contre les autres.
Il n’y avait pas de chauffage dans la pièce, même en hiver.
Une allocation journalière de 10 F
par adulte et de 5 F par enfant fut versée par les autorités et
permettait de vivre un peu décemment.
Mon père avait acheté un petit
poêle rond, bas sur pieds et il l’avait raccordé au conduit de fumée.
Ce petit poêle typiquement charentais servait seulement à préparer les
repas et il ne chauffait pas beaucoup.
Ma mère regrettait souvent la belle
cuisinière émaillée blanche laissée à Kalhausen dont elle utilisait
souvent le four pour cuire des tartes et des gâteaux et qui chauffait
si bien la cuisine.
Les réfugiés Kalhousiens allaient
dans le petit bois à l’arrière du château pour couper des arbres et
alimenter leur poêle. Cette petite forêt faisait encore partie du
domaine du château et c’était le seul endroit où l’on pouvait
s’approvisionner en combustible.
Par nécessité, on coupait des
arbres même en feuilles et on brûlait le bois vert plein de sève et
d’humidité. Le petit poêle enfumait par conséquent souvent la pièce du
château où nous vivions et il fallait constamment aérer.
Un jour, le maire de Pleuville
interdit aux locataires du château de couper des arbres. Le
propriétaire, que nous n’avions encore jamais vu, avait-il peur que
toute la forêt soit déboisée ? Possible.
La commune fit alors livrer du bois
sec pour les réfugiés et en un moment tout le tas disparut. Chaque
famille s’était empressée de faire sa réserve de combustible et les
plus rapides firent les meilleures affaires.
C’est aussi dans cette petite forêt
que chaque famille avait installé, à l’abri des regards, ses commodités
: un simple trou creusé dans le sol et recouvert d’une planche trouée
posée sur deux pierres.
A l’arrière se trouvait encore une
petite mare avec de nombreuses grenouilles qui coassaient au
printemps toute la nuit et nous empêchaient de dormir. Nous nous
amusions souvent à attraper des grenouilles au risque de glisser et de
tomber à l’eau.
Je me rappelle aussi que j’avais
attrapé une jeune pie et je l’avais apprivoisée. Je lui avais fabriqué
une petite caisse que j’avais placée en hauteur, sur le bord du toit
conique qui protégeait le puits.
Chaque jour je la nourrissais avec du pain trempé dans du lait. Mais devenue adulte, elle s’envola et je ne la revis plus.
La façade du château avec le puits à gauche et les réfugiés. (1939-1940)
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Le portail et l’entrée du parc.
(état de 1939-1940)
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L’état actuel du château.
Chaque famille faisait sa cuisine
séparément, nous dans notre coin et les "Miinas" dans le leur. La
vaisselle et les ustensiles de cuisine étaient inexistants au début.
C’est pourquoi on nous servit
pendant quelque temps un repas au restaurant. Puis chaque famille
s’équipa du strict nécessaire acheté à la quincaillerie de Charroux au
moyen de l’indemnité journalière versée par le gouvernement.
L’eau nécessaire à la cuisine et à
la toilette était puisée au grand puits à margelle situé devant le
château. Nous nous amusions à faire descendre le seau, au bout de la
chaîne et à le remonter au moyen de la manivelle. Pour nous c’était un
jeu nouveau car nous n’avions pas de puits à manivelle à Kalhausen.
Dès l’automne 39, une classe fut ouverte à l’école communale de Pleuville pour nous les petits Lorrains.
J’aurais préféré que les vacances
continuent car j’avais beaucoup d’occupations extrascolaires en
Charente et le séjour me plaisait bien.
Notre classe spéciale fonctionna
toute l’année scolaire dans les locaux communaux à côté de la classe
des garçons et de celle des filles de Pleuville.
Notre maîtresse, originaire de
Marseille, dont j’ai oublié le nom, avait beaucoup de mérite à faire
travailler ensemble des enfants d’âge différent. Il y avait nous, les
plus grands qui comprenaient le français et des petits du CP qui n’en
comprenaient pas un traître mot.
Il fallait d’abord leur apprendre à
parler et à comprendre avant de les faire lire et calculer. Ces petits
étaient perdus au début et n’avaient personne au château pour les
aider.
Parfois, par beau temps, la
maîtresse nous emmenait hors de l’école et nous nous installions tous
sous le grand arbre du parc, derrière le château, pour travailler. Cela
nous changeait un peu de nos habitudes et nous aimions beaucoup l’école
au contact de la nature.
Il y avait des serpents dans le
parc et nous n’y prenions pas garde jusqu’au jour où les parents de
Marie HOFFMANN trouvèrent une vipère dans son cartable au retour d’une
séance sous le grand arbre. Tout le monde en fut quitte pour une grosse
frayeur. Mais depuis ce jour la maîtresse n’osa plus nous emmener dans
le parc, sous le grand arbre.
Avec mes camarades de Kalhausen et notre institutrice, devant l’école de Pleuville.
Je suis le troisième à partir de la gauche, au second plan.
Nous n’avions pas de mal à nous
intégrer aux jeux de nos camarades charentais car nous parlions un peu
le français, même si après la classe nous ne nous mélangions pas
beaucoup.
Les évacués restaient souvent entre
eux, au château, surtout les femmes et les vieilles personnes, alors
que les hommes fréquentaient un peu les débits de boissons.
D’autres Kalhousiens logeaient dans
la commune voisine de Benest, distante de 8 km et on se rendait souvent
visite, à pied naturellement. Ainsi les voisins de Kalhausen, les
STEPHANUS, appelés "Schààndersch" venaient souvent au château nous
visiter et nous nous déplacions également souvent à Benest pour leur
rendre la pareille.
Nous avons toujours entretenu de bonnes relations
avec eux et nous nous entraidions souvent à Kalhausen. Un des fils,
Antoine, avait le même âge que moi et était mon camarade de jeu.
Nous n’avions pas d’autres membres
de la famille que les "Miinas" avec nous. Mon parrain, Jacques
LENHARD, que nous appelions "Schààcks Pàtt" s’était réfugié avec sa
famille à Pagny-la-Blanche-Côte, dans la Meuse, auprès de sa sœur Marie
SIMONIN qui était aussi ma tante.
Nous n’avions pas de nouvelles de
leur part et pensions que tout allait bien. Plus tard nous apprîmes que
la famille s’était agrandie d’une petite fille née pendant
l’évacuation, le 28 mars 40 exactement et appelée "Blanche".
Les locataires du château
Le soir, après l’école et surtout
le jeudi, j’allais aider mon père qui avait trouvé du travail dans une
ferme, pas trop loin du bourg. Le "patron", comme nous disions,
s’appelait Philippe BERTRAND.
Il devait avoir entre 40 et 50 ans
et sa famille comptait 5 enfants dont un seul garçon prénommé Eugène.
Ce dernier et l’aînée des filles étaient dispensés d’école et aidaient
leurs parents dans les travaux agricoles et ménagers.
Dans cette exploitation on
pratiquait un peu de polyculture et principalement l’élevage de bœufs
pour la vente. En plus des six bœufs de trait,
le "patron" élevait
une trentaine d’autres destinés à la vente sur le marché de Charroux.
Le lait était fourni par une seule vache et un âne servait encore d’animal de trait.
Je ne sais pas comment mon père et
son employeur faisaient pour communiquer. A force, mon père réussit à
comprendre et à prononcer certains mots simples, certainement avec un
accent à couper au couteau.
Toujours est-il qu’ils travaillèrent ensemble sans un heurt, dans la bonne entente et l’estime réciproques.
Le travail ne manquait pas. Dès
notre arrivée, en septembre 39, il fallait faire les vendanges,
déterrer les pommes de terre et les topinambours, cueillir les épis de
maïs, labourer les champs, faire les semailles de blé. En hiver, la
coupe de bois et l’entretien des haies occupaient les journées ainsi
que le transport de fumier dans les champs et la taille de la vigne.
De grands tombereaux servaient pour
les transports. C’était des charrettes hautes sur roues qui servaient
aussi bien à rentrer le foin, les gerbes que le bois, à charrier le
fumier et même à transporter les personnes. Le "patron" attelait 6
bœufs, par paires, au tombereau.
Les bœufs de devant et ceux de
derrière étaient des bêtes expérimentées, ceux du milieu de jeunes
bêtes qui devaient encore apprendre à tirer et à obéir et qui n’avaient
pas d’autre solution que de suivre le mouvement.
Le système d’attelage était le joug
qu’on fixait au crâne des bœufs, au niveau des cornes, au moyen de
lanières de cuir entrecroisées. Ce joug double était percé en son
milieu par un trou dans lequel on faisait passer l’extrémité du timon
munie d’un anneau en fer.
On prolongeait ce timon par un autre plus
court qu’on accrochait à l’anneau et qui passait dans le joug de la
seconde paire de bœufs, puis par un troisième pour la troisième paire
de bœufs.
Le "patron" dirigeait cet
attelage en marchant en tête du convoi, à côté de la première paire de
bêtes. Il tenait en main une perche de bois munie à son extrémité d’une
petite pointe de fer et qui lui servait à "piquer" l’une des deux
bêtes de devant suivant qu’il voulait aller à droite ou à gauche.
Lorsqu’il se rendait au marché de
Charroux pour vendre deux jeunes bœufs, il utilisait le même système
d’attelage, mais cette fois sans le tombereau. Les jeunes bêtes
inexpérimentées étaient encadrées par des bêtes plus âgées qui les
guidaient.
Tout cela était nouveau pour moi. A
Kalhausen, les paysans utilisaient des charrettes à quatre roues et les
tombereaux étaient inconnus. On utilisait aussi le collier et non le
joug, aussi bien pour les chevaux que pour les vaches.
Les tombereaux
n’avaient pas de frein et la paire de bœufs la plus proche du tombereau
supportait toute la charge dans les descentes qui heureusement
n’étaient pas nombreuses dans la région.
Le labour se faisait au moyen d’une
charrue à 3 socs tirée par les 6 bœufs alors que chez nous un attelage
de deux chevaux tractait une charrue à un seul soc. Mon père n’avait
que des vaches de trait à Kalhausen et un attelage de deux bêtes avait
du mal à tirer la charrue.
Souvent il me fallait atteler
l’âne, dont j’ai perdu le nom, à une tonne à eau montée sur un petit
tombereau et aller à la fontaine qui coulait à 500 m de la ferme pour
faire provision d’eau. L’eau courante ne coulait pas en effet à la
ferme et il n’y avait pas de puits sur place.
Le patron versait un salaire
journalier à mon père et je me rappelle aussi qu’il nous livra un jour
deux grands sacs de pommes de terre. Si mes souvenirs sont bons, je
crois qu’il lui versait 5 F par semaine. A moi personnellement il ne
versait aucun salaire pour le travail que je fournissais, mais je pense
qu’il donnait quelqu’argent en plus à mon père.
Mon père prenait ses repas de midi
et du soir à la ferme, avec la famille du patron. Quand je venais
donner un coup de main après l’école et le jeudi, j’avais aussi droit
aux repas.
La maîtresse de maison, chaque fois, nous servait en entrée,
une espèce de soupe ou plutôt une bouillie assez épaisse avec beaucoup
de pain, qui avait mijoté toute la journée dans un chaudron au-dessus
du feu de la cheminée.
Nous qui étions habitués aux pommes
de terre surtout rôties, nous avions droit le plus souvent à des
haricots blancs, à des fayots que nous n’aimions pas trop. La viande ne
manquait jamais non plus aux repas.
Les repas étaient toujours copieux
et je m’empiffrais littéralement. J’étais en pleine croissance et il me
fallait de l’énergie, surtout quand je travaillais manuellement.
C’est là que j’ai appris à faire le "chabrol", et c’était fameux. Quand la soupe était mangée, on versait
du vin rouge dans l’assiette, pour la rincer, et on buvait à même
l’assiette.
Le pain consistait en de grosses
couronnes acquises à la boulangerie du bourg. Je devais parfois
rapporter une de ces couronnes à la ferme. La boulangère notait le pain
dans un registre et le "patron" payait en farine. Le pain s’enfilait
sur un bâton et je le portais ainsi à l’épaule sur plusieurs
kilomètres. Les grandes personnes portaient parfois deux ou trois
couronnes de la sorte.
Mon travail à la ferme consistait
encore à évacuer de temps en temps la litière des bêtes accumulée
pendant des semaines. Cette occupation nous était réservée, à mon père
et à moi, un jeudi par mois.
Chez nous, en Lorraine, on évacuait le fumier matin et soir au moyen d’une brouette en bois.
En Charente, on jetait chaque jour
la paille souillée vers l’avant et on étalait de la paille fraîche sous
les bêtes pour qu‘elles soient au sec.
L’évacuation du fumier se faisait
au moyen d’une caisse en bois munie de chaque côté de deux brancards.
Cette caisse basse se portait comme une civière. Il fallait grimper sur
le tas de fumier par une petite pente inclinée et y déverser le contenu
de la caisse. Je n’aimais pas beaucoup faire ce travail parce que la
caisse était sale et répugnante, toute recouverte de croûtes de bouse
sèche.
De plus ce travail était fatigant pour moi et durait toute la journée car l’étable était immense.
Le vin était aussi à l’honneur à
chaque repas et j’y avais droit malgré mon jeune âge. C’était un vin
léger, peu alcoolisé, que les Charentais appelaient "piquette".
Le "patron" en était un grand
consommateur : chaque matin, quand il partait aux champs, il emportait
avec lui une bouteille de vin qu’il plaçait dans une poche spéciale de
sa veste située sur l’arrière, de telle sorte que la bouteille ne
puisse pas tomber même si on se penchait en avant.
Ce vin de seconde cuvée était
entreposé dans des fûts au fond de la grange. Parfois nous passions par
l’étable et l’ouverture du râtelier
(" ‘s Rààfloch") pour nous
introduire dans la grange et chaparder quelques gorgées de vin puisé au
tonneau dans une cruche.
En été, il y avait beaucoup de
travail, surtout pour la fenaison et la moisson. Je devais atteler
l’âne, que je connaissais maintenant bien, au râteau mécanique et
j’allais andainer le foin en vue de son chargement sur le tombereau.
Nous n’avions pas de tel engin à Kalhausen et c’était un plaisir pour
moi de conduire l’attelage comme un grand, même si j’étais secoué un
peu par les inégalités du terrain.
Pour la moisson, le "patron" utilisait déjà une moissonneuse-lieuse tirée par quatre bœufs, bien
plus moderne que notre faucheuse mécanique de Kalhausen. Les gerbes
étaient rassemblées en de grandes meules dressées dans la cour de la
ferme en attendant le passage de la batteuse.
Le battage était prétexte à une
grande fête qui rassemblait toute la parenté et aussi le voisinage. On
avait besoin de beaucoup de bras pour alimenter la batteuse en gerbes,
pour entasser la paille, pour récolter les grains et stocker les lourds
sacs au grenier.
Mon travail consistait à égaliser la paille sur la grande meule qui se construisait dans la cour de la ferme.
Pendant que les hommes
s’affairaient autour de la machine bruyante, la maîtresse de maison
s’occupait dans la cuisine, aidée par les voisines.
Il fallait nourrir tout ce monde !
Le repas de midi était pris sur le pouce car on ne pouvait pas arrêter
trop longtemps la locomobile qui actionnait la batteuse. Le repas du
soir, après le travail accompli, était le plus important de la journée,
le plus copieux, le plus arrosé et aussi le plus gai.
Mon père n’était pas porté sur les excès et il rentrait de bonne heure avec moi qui devais le lendemain matin être en classe.
Scène de battage avec une locomobile (machine à vapeur)
L’abattage du porc en hiver était
aussi un évènement mémorable. Le "patron" faisait tuer un ou deux
porcs bien gras par un boucher. Chez nous, en Lorraine, on
ébouillantait le cochon dans une auge en bois et puis on rasait les
soies avec un couteau bien aiguisé.
En Charente, on couchait le cochon
tué sur de la paille qu’on enflammait et ainsi on brûlait les soies.
C’était plus spectaculaire, mais également plus dangereux et les poils
brûlés sentaient mauvais. Je préférais de loin la méthode lorraine. On
n’avait pas besoin de mon aide et je me contentais de rester un
spectateur attentif et intéressé.
C’était l’occasion aussi de
retrouvailles entre parents et voisins. Tout le monde s’affairait pour
nettoyer les boyaux, pour fabriquer du pâté, de la saucisse de foie, du
boudin, pour fondre la graisse et récupérer le saindoux. Je me rappelle
des fameuses rillettes confectionnées à cette occasion et rien qu’à en
parler, l’eau me vient encore à la bouche.
Le porc était au centre de la fête
et le repas du cochon, les cochonnailles, était l’occasion de quelques
excès. Le soir, chacun s’en retournait avec un morceau de viande en
attendant son tour de tuer le cochon.
Ma mère restait au château à
s’occuper du grand-père, à faire un peu de ménage et à préparer les
repas pour nous, au retour de l’école.
Chaque jeudi, elle venait à la
ferme et elle faisait la lessive pour la famille du "patron" au
lavoir aménagé à la fontaine où j’allais chercher de l’eau avec mon
âne.
Les loisirs étaient rares pour
nous. Comme tous les enfants de notre âge, nous jouions aux billes
devant le château, dans le parc. Pendant les récréations, nos camarades
charentais nous ont aussi appris à jouer au croquet, jeu que nous ne
connaissions pas du tout et que nous aimions beaucoup.
Parfois, et cela très rarement,
j’avais le droit d’aller au cinéma à Confolens distant de 15 km. Avec
mes camarades du même âge, je prenais le train le dimanche après-midi
pour me rendre au chef-lieu d’arrondissement.
C’était déjà une distraction de "grand" et mes frères plus jeunes n’avaient pas le droit de
m’accompagner. Ces premières sorties nous offraient un peu de liberté,
loin des parents et de la promiscuité du château et nous
oubliions pour un moment nos petites misères de réfugiés.
Certains dimanches aussi, j’allais
rendre une petite visite, avec mes camarades, à mon copain Camille et
c’était l’occasion de joyeuses retrouvailles.
Le dépaysement était atténué en
Charente par le fait que je pus, comme mes camarades, servir d’enfant
de chœur auprès du curé de Pleuville. Ce brave prêtre était tout
content de notre empressement à servir les offices, lui qui n’était pas
habitué du tout à une fréquentation assidue de l’église de la part des
enfants ni des adultes.
Chaque fois que nous servions la
messe du dimanche, nous nous arrangions pour sortir de l’église par la
porte de la sacristie et être ainsi parmi les premiers à pouvoir jouer
au billard au restaurant.
Pouvoir fréquenter le restaurant le
dimanche et avoir la possibilité de jouer à des jeux de grands
faisaient partie de notre émancipation vers l’âge adulte.
L’église de Pleuville (état actuel)
Je n’avais pas beaucoup d’argent de
poche, juste quelques sous pour le billard, jeu qui avait du succès
parmi les jeunes et surtout les Charentais. Il fallait en profiter ici,
la fréquentation des restaurants n’étant pas de règle dans la famille à
Kalhausen.
Les seules fois où j’avais mis les
pieds au restaurant de Gérard SIMONIN, c’était pour me faire remplir le
bidon à lait de bière et pour le rapporter à mon père. C’était pour lui
une habitude pendant la fenaison de se désaltérer de la sorte, après
une journée de labeur.
Il devait y avoir trois ou quatre
restaurants à Pleuville et nous allions toujours jouer au billard dans
le restaurant dont l’enseigne était une branche de sapin. Je ne connais
pas le nom de ce restaurant, mais nous disions que nous allions au "Dònnezàbbe".
Y avait-il une pomme de pin accrochée à la branche de
sapin pour qu’il ait reçu ce nom? Je ne le sais plus. Un autre
restaurant se nommait "Au nain jaune", mais nous n’y allions pas.
J’eus aussi l’occasion de faire ma
communion solennelle dans l’église de Pleuville avec les garçons et
filles de mon âge. L’évènement n’était pas fêté spécialement, surtout
en cette période de pénurie et je me rappelle seulement du dessert
exceptionnel confectionné par ma mère pour le repas de midi : c’était
une île flottante que nous appréciâmes beaucoup car les sucreries
étaient rares en ce temps-là.
Groupe d’enfants lorrains devant l’église de Pleuville.
Je suis le troisième à partir de la droite.
Outre l’école et les rares loisirs
du dimanche, j’étais préposé, en tant qu’aîné des garçons, aux
commissions. Tous les jeudis j’allais à pied à Charroux où un boucher
de Merlebach avait ouvert un magasin.
C’est là que les réfugiés
pouvaient retrouver une parcelle de leur Moselle natale et acquérir
leur saucisse à cuire habituelle, leur saucisse de viande ou leur bout
de "Lyooner" inconnus des Charentais. Peut-être que leur déracinement
forcé leur paraissait ainsi moins pénible.
Plus tard je récupèrerai un vélo
abandonné par les soldats français dans un champ lors de la
débâcle de mai-juin 40 et les déplacements seront plus aisés.
Les autres achats courants se faisaient à Pleuville où les commerces ne manquaient pas.
Le temps passait. Les Charentais étaient habitués désormais à ces Lorrains qu’ils ne connaissaient pas auparavant.
Parfois un Kalhousien mobilisé dans
l’armée française venait rendre visite à sa famille qui logeait au
château, il venait en permission et se faisait photographier en tenue
devant le grand arbre du parc. C’était toujours un évènement pour nous
et nous admirions son bel uniforme.
Nos parents allaient aux nouvelles,
lui posaient un tas de questions que nous ne comprenions pas et qui de
toute façon ne nous intéressaient pas. Mais aucun permissionnaire
n’était passé par Kalhausen et nous n’avions aucune nouvelle de notre
village.
Joseph LIST et Henri HOFFMANN tous deux mobilisés, en permission à
Pleuville
Quand, à la fin du printemps 40,
nous vîmes des gens fuir sur les routes avec quelques bagages, puis des
soldats français abandonner, dans un pré, près du château, leurs armes,
leurs vélos, leurs chevaux, nous comprîmes qu’il s’était passé quelque
chose de grave.
Peu après des soldats allemands en
armes se postèrent sur la route de Charroux et contrôlèrent les
passages. Mon père m’expliqua qu’une partie de la France était occupée
par l’Allemagne, mais pas Pleuville ni Benest. Je ne comprenais pas
très bien la situation.
Désormais mes parents furent
contrôlés chaque fois qu’ils allaient travailler à la ferme car cette
dernière se trouvait en zone occupée et Pleuville en zone libre. Ils
avaient besoin d’un laissez-passer établi par les autorités.
Nous étions curieux et nous allions souvent tenir compagnie aux soldats allemands, sur la route de Charroux. Nous comprenions l’allemand et eux notre dialecte francique.
Souvent, ils nous demandaient de
faire des commissions pour eux, comme acheter des cigarettes ou du
pain. Nous le faisions volontiers, car ils nous donnaient une petite
pièce de monnaie comme récompense.
Ils étaient les ennemis de la France, mais ici, ils étaient nos amis. On ne pensait pas à mal en leur rendant service.
Malgré leur présence, la vie
continua de s’écouler calmement pour nous, comme avant, sans changement
aucun. Mon père et ma mère continuèrent à travailler à la ferme du "patron" et je les aidais souvent.
Le retour de Charente, après ce séjour forcé loin de notre chère
Moselle, se fit au mois d’août 40, soit pratiquement un an après notre
exode.
Pour pouvoir entreprendre le voyage
du retour, nous eûmes droit à un certificat de rapatriement de réfugié
émis en double exemplaire par la mairie de Pleuville. Le premier
exemplaire devait nous servir à obtenir un billet de train gratuit pour
chaque membre de la famille et le second était à présenter à toute
réquisition d’une autorité militaire ou de police française ou
allemande.
Un laissez-passer avait encore été établi pour la famille par la mairie de Pleuville.
Nous emportâmes avec nous les
objets achetés sur place, la vaisselle et surtout le petit poêle
circulaire qui pourrait nous être utile à la maison.
Tous les meubles rustiques
fabriqués par mon père restèrent sur place. Je n’oubliai surtout pas
mon beau vélo dont j’étais très fier. J’en prenais bien soin car
c’était mon premier vélo.
Cette fois-ci, le grand-père voyageait avec nous.
Le voyage retour se passa sans
encombre, dans un meilleur état d’esprit que l’aller, car nous savions
que nous allions retrouver notre cher village et tous nos biens, après
cet éloignement forcé.
Le train du retour nous débarqua
dans le proche Bas-Rhin, à la gare de Herbitzheim, à 7 km de Kalhausen.
J’étais avec mes camarades, avec René DEMMERLE, Antoine STEPHANUS et
Antoine WENDEL. Nous avions chacun un vélo récupéré en Charente et nous
avions hâte de retrouver notre maison.
Sitôt descendus du train, nous filâmes sur nos vélos dans la première direction venue sans nous occuper de nos familles.
Au bout de quelques kilomètres et
après plusieurs montées dans les jambes, nous arrivâmes dans un village
que nous ne connaissions pas. Le panneau indiquait Siltzheim. Dans la
précipitation et l’ignorance de notre jeunesse, nous nous étions
complètement trompés de direction. Il ne restait plus qu’à rebrousser
chemin et demander notre route pour rejoindre Kalhausen.
Les Allemands avaient mis en place
un transport par camions militaires pour permettre aux évacués de
rejoindre le village. Cela facilita grandement le retour, surtout
avec le vieux grand-père impotent qu’il fallait transporter et le
matériel rapporté de Charente.
Nous retrouvâmes notre village et
notre demeure dans un triste état. La guerre et les exactions des
soldats étaient passées par là. Nous avions quitté Pleuville avec peu
d’affaires, pensant retrouver notre maison telle que nous l’avions
laissée, avec les meubles, la vaisselle, les habits et… les chaussures
neuves du père. Et nous retrouvions le chaos. Il fallut de nouveau
recommencer à reconstruire.
Mais cela est une autre histoire.
La famille LIST appelée "Muurhànse " devant la petite forêt.
Les fils : Nicolas, Joseph, Pierre, Jean-Pierre.
Les filles : Marie, Anne, Elisabeth, Louise entourant leur mère Marie née STEPHANUS.
Henri HOFFMANN, son épouse Louise
et leurs deux filles,
Marie et Denise devant le grand arbre.
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Thérèse HOFFMANN et Anne LIST à la fenêtre de leur "appartement", dans la partie droite du château.
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Joseph LIST devant la petite mare
Le petit poêle charentais est
toujours là. Après avoir humblement servi à préparer les repas dans la
chambre du château, il profite d’un repos bien mérité et ne sert
plus que de décoration. Les couleurs ne sont plus d’origine, mais peu
importe. Il est là, témoin d’un épisode mouvementé de la vie des
habitants de Kalhausen.
° 15 août 1927
+ 30 juillet 2012
Récit de Gérard KUFFLER d’après les souvenirs d’Adolphe LENHARD.
Eté 2012