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Ouvrier-paysan



Par Florine LOHMANN



Mon père, Émile SEILER, était né le 13 juin 1903 à Gros-Réderching. C’était un de ces "Kìhbuure", un petit cultivateur ne possédant que des vaches. Contrairement aux vrais agriculteurs, ceux qui vivaient exclusivement de leur exploitation et qui avaient des chevaux ainsi qu’une plus grande ferme, il n’avait que quelques lopins de terre et une petite maison. Il élevait quatre ou cinq vaches, et comme presque tout le monde, un ou deux porcs, quelques lapins et des poules.


 

Mon père Emile.



Sa maison sur le "Wélschebèrsch", l’actuelle rue des roses, ne comportait que deux travées, la partie habitation et à côté la grange. Vue de la rue, la maison paraissait petite, mais elle avait été agrandie vers l’arrière avec l’adjonction d’une étable et d’un fenil à l’étage. Cela donnait à la maison la forme d’un T, mais il ne restait plus beaucoup de place, à l’arrière, pour le jardin potager, qui était minuscule.

 


La maison actualisée, avec une porte de garage moderne.

Le linteau de la porte charretière est encore visible sous le crépi.


Les fermes des "Pèrdsbuure", ceux qui travaillaient avec des chevaux, avaient une façade beaucoup plus longue et comportaient au moins trois travées, parfois quatre, avec les étables ou les écuries donnant sur la rue.


Chaque matin, mon père se rendait à vélo à la gare de Kalhausen, distante de trois km,  pour y prendre le train  et aller à son travail, à la faïencerie de Sarreguemines, plus précisément au moulin à galets de la Blies, appelé "de Wàckemihl". C’est là que l’on broyait, au moyen de grosses meules de grès, les galets de silex calcinés et que l’on récupérait la silice qui servait de matière première à la fabrication de la faïence. C’était un travail dur car tout se faisait à la main et il n’y avait pas encore beaucoup de machines.

Le trajet aller n’était pas bien dur à cause de la pente favorable de la rue de la gare et on pouvait presque rouler en roue libre jusqu’à la gare. Mais le retour, le soir, était beaucoup plus difficile, surtout après les fatigues d’une journée de travail.

Le trajet était pénible par mauvais temps, surtout en hiver. Il n’était jamais question de rester à la maison, il fallait coûte que coûte aller au travail pour gagner son pain quotidien. Quand il y avait beaucoup de neige, le trajet s’effectuait à pied. L’obscurité aussi posait  problème, surtout pendant la mauvaise saison. Les vélos étaient équipés de lampes à acétylène, "Kabittlàmbe".

J’ai toujours été étonnée par ces lampes et j’observais souvent mon père qui remplissait le petit réservoir avec de l’eau. Je ne comprenais pas et je croyais que l’eau brûlait en produisant cette flamme blanche et éclairante. Mon père m’expliqua que l’eau tombait goutte à goutte sur une pierre, le carbure de calcium, et que cela produisait un gaz qui brûlait. Il me montra la pierre qu’il achetait à l’épicerie du village, chez Anne FABING," 's Roode Ònna" et il me la fit sentir, mais je n’aimais pas cette odeur forte et désagréable.


Les hommes qui se rendaient à la gare utilisaient leur bicyclette, mais ce n’était pas le cas des femmes. Elles faisaient le trajet à pied car la plupart ne savaient pas conduire ces engins.

Il ne fallait pas partir trop tard, ni traîner sur la route parce que le train partait à l’heure et n’attendait pas. Combien de fois mon père n’a-t-il pas emmené, assise vaille que vaille sur le porte-bagages, Louise PEFFERKORN, "Hànse Luiss", qui avait du retard et aurait ainsi raté son train !

Il y avait de l’affluence, de la circulation, sur la route qui menait à la gare, chaque matin et chaque soir. Les habitants des villages voisins, comme Achen et Etting, se rendaient également à la gare de Kalhausen, soit à vélo, soit à pied.

Les jeunes gens profitaient de leur vélo pour lancer quelques sprints ou effectuer le trajet dans le meilleur temps, mais les plus anciens pédalaient sagement sans trop se fatiguer.


Aller à pied ou rouler à vélo était tout à fait naturel pour la génération de mon père. Les moyens modernes de communication n’existaient pas. Les automobiles étaient rares, seul le boucher du village, Jacques Laluet, possédait une voiture particulière et une bétaillère, avant guerre.

Quelques jeunes avaient acquis une moto qui faisait leur fierté. Mais les plus anciens étaient réticents et se méfiaient de ces engins motorisés, ils préféraient leur bon vieux vélo.


D’ailleurs mon grand-père maternel, Eugène REICH, qui travaillait déjà à la faïencerie de Sarreguemines, n’avait jamais possédé de vélo et il se déplaçait toujours à pied.




   Mon grand-père maternel Eugène REICH.



La présence du restaurant KILH dans la rue de la gare, "de Nòuschdròòss", et plus tard du restaurant HOSTEIN, situé à la gare, était souvent prétexte, pour les ouvriers prenant le train, à une halte, le soir, après le travail. Et plus d’un traînait dans ces endroits, au lieu de regagner au plus vite son foyer, et y entamait sa paye du mois, au grand dam de la mère de famille.


 
 
Le restaurant KIHL, rue de la gare.




 Le restaurant de la gare, à droite vue partielle de la gare.


Mon père n’avait pas pris l’habitude de ces haltes et c’était tant mieux.


Ma mère, Marie REICH, est née le 19 mai 1908, à Kalhausen, comme enfant unique des époux Eugène REICH et Marie BOUR, qui habitaient sur le "Wélschebèrsch", au numéro 14 de l’actuelle rue des roses. C’était sa maison paternelle et elle y résida après son mariage.

Tout le village l’appelait "Buurs Marie" alors que ma grand-mère était nommée "'s àlde Buurs Marie" (la vieille Marie BOUR). Mon grand-père maternel s’appelait  "Krìschdoffels Uschéén".

 
              

Ma mère, avec ses parents,
  Eugène REICH (1877-1959) et Marie BOUR (1876-1958)




Les deux Buurs Marie
(ma grand-mère et ma mère)



Comme toutes les mères de famille, maman s’est occupée de son ménage, de ses enfants et de la petite exploitation agricole du couple.




Ma mère avec ses trois filles en Charente (1940)

 
C’est dans la maison du "Wélschebèrsch" que trois filles sont venues au monde : Irène, le 6 juin 1931, Denise, le 9 février 1933 et moi, le 27 février 1938.

Mes sœurs aînées sont hélas déjà décédées, l’aînée le 26 août 1992 et l’autre le 21 avril 1983. Irène et son mari, Jérôme ENGEL, résidaient dans la maison maternelle.

Après le décès de Jérôme, survenu le 3 mai 2010, la maison fut vendue et les nouveaux propriétaires y entreprennent actuellement des travaux.


          
           

                         Irène



                     Jérome ENGEL
    

                                

            Denise

                     

                                                   Jean JUNG


Ma mère Marie a été la doyenne du village, elle est décédée le 6 février 2008, quelques mois avant son centième anniversaire. Elle n’a malheureusement pas réussi à passer le cap de ses cent ans.

Malgré son grand âge, elle était encore entièrement autonome pour les petites tâches de la vie quotidienne, mais elle ne sortait plus de la maison. Sa mémoire lui faisait cruellement défaut et elle n’arrivait plus à se souvenir des épisodes de sa vie. Elle aurait eu beaucoup à raconter, surtout sur la première guerre mondiale et sur sa jeunesse.

Quelques souvenirs de jeunesse lui sont pourtant restés, comme la confection des chapeaux de paille par les habitants du village, dont les enfants, et l’arrivée des troupes coloniales en 1918. C’est là qu’elle vit pour la première fois des soldats de couleur.


Pour ma part, j’ai été à l’école à Kalhausen : pendant les trois premières années de ma scolarité, j’ai fréquenté le petit bâtiment-école de la rue des lilas, l’actuel dépôt mortuaire. Cette école comportait sur le pignon donnant sur la rue, l’inscription allemande "Schule".




Photo de l'école, l'actuelle morgue.


Elle comprenait au rez-de-chaussée une seule salle de classe et un logement composé d’une cuisine et d’une chambre. Ce logement était loué par la commune à une famille du village. Je me rappelle que Catherine MOURER l’occupait après la guerre, avant qu’elle ne déménage et aille habiter une baraque située à côté de la maison de Joseph PHILIPP, appelé "de Chèff Sépp", au "Wélschebèrsch".


Les toilettes  que nous utilisions étaient installées dans une petite cabane, au fond du jardin, derrière l’école. La classe des petits était mixte.


 
 
Moi, jeune écolière.


Les garçons étaient séparés des filles dans les classes supérieures (Cours moyen et Classe de fin d’études)   qui se trouvaient dans l’autre école attenant à la mairie, toujours dans la rue des lilas, "de Schùùlgàss".

Notre maîtresse de la grande classe était mademoiselle Joséphine SCHREINER. Elle occupait avec son neveu Adolphe le logement attenant à l’école.

Les élèves qui étaient de service devaient aller au lavoir de la rue de la gare, en face de l’école, pour chercher de l’eau, non seulement pour laver les tableaux, mais aussi pour les besoins ménagers de l’institutrice. Il fallait aussi descendre à la cave de l’école pour remplir le seau à charbon et le remonter.


A la maison, nous devions aider nos parents pour les travaux ménagers et agricoles. Il n’était pas question de jouer dans la rue après l’école ou pendant les vacances.

Il fallait conduire les quatre ou cinq vaches à la pâture. C’était un travail facile réservé aux enfants d’âge scolaire.


Comme la récolte de foin ne devait pas être entamée trop tôt et suffire pour tout l’hiver, les vaches avaient à partir du printemps de l’herbe fraîche tous les jours.
Nous devions les mener paître, à la corde,  le soir, après l’école, le long des chemins et des routes. Tous les talus, tous les fossés, tous les accotements étaient tondus et retondus.

  C’était systématique, surtout pendant les vacances scolaires.


J’emmenais souvent mes vaches sur la route d’Oermingen où elles pouvaient manger à leur aise l’herbe des bas-côtés. En septembre, avant la rentrée des classes, et les jeudis d’octobre, nous allions "ussfahre" (mener les vaches à la pâture). Après la récolte du regain, les prés étaient à la disposition de la communauté et tout un chacun pouvait y laisser pâturer ses bêtes, tout en les surveillant quand même.

Les vaches n’étaient plus tenues à la corde, elles pouvaient aller librement d’un pré à l’autre. Pendant qu’elles broutaient, nous nous amusions entre garçons et filles. Nous allumions un feu et faisions cuire des pommes de terre et des pommes sous la cendre, nous jouions à des jeux collectifs.

Lien vers le texte "La pâture"

Parfois les bêtes, qui se déplaçaient continuellement en broutant, sortaient de notre vue et il fallait les ramener rapidement car elles pouvaient causer des dégâts dans un champ de betteraves. Il fallait quand même être vigilant.

Comme mon père n’était pas équipé de toutes les machines agricoles, nous travaillions en collaboration avec Charles et Marie LAUER, des cousins de ma mère. Eux possédaient des chevaux, une faucheuse mécanique pour la fenaison et la moisson.

Pour battre les céréales, nous utilisions la batteuse mécanique de Joseph PHILIPP : ce dernier possédait en effet une batteuse fixe, installée dans sa grange et mue par un moteur électrique.


Je me rappelle très bien de la venue des soldats américains, le 6 décembre 1944. Toute la famille était réfugiée avec les voisins dans la petite cave de la maison Nicolas ASSANT, du "Wélschebèrsch", le numéro 20 de l’actuelle rue des roses.
C’est là que je vis pour la première fois un noir. Pour une petite fille de 6 ans, c’était un choc !


Le GI nous mit en joue avec son fusil et nous ordonna de sortir de la cave. Tous les habitants du village furent rassemblés dans une grange du  "Làngenéck" (rue de Schmittviller) et je perdis une chaussure pendant le trajet. Je me souviens qu’il faisait froid et qu’il pleuvait. Ce n’était pas bien agréable de devoir marcher avec une seule chaussure sur la route détrempée.

Chaque année, nous fêtions Saint Florian, le patron de la paroisse, le 4 mai. C’était un jour de fête pour le village. Les grandes personnes qui travaillaient habituellement au village et les enfants des écoles, accompagnés du personnel enseignant, fréquentaient les offices religieux : la grand’messe de 10 h et les vêpres de 14 h.

C’était un jour chômé pour les paysans et les artisans et il n’était pas question d’atteler les bêtes.


Le dimanche suivant le 4 mai était la fête officielle, le "Maikäferféscht", littéralement la fête des hannetons.

L’affluence aux  offices religieux était plus importante car tous les habitants étaient libres ce jour-là. On invitait aussi la parenté qui habitait les villages proches. Le repas de midi était copieux et arrosé.


Le lundi suivant le " Maikäferféscht" était le "Féschtmäända" (le lundi de la fête). Les ouvriers n’allaient pas travailler et les écoles étaient fermées. Les paysans avaient également un jour plus ou moins férié. Il y avait aussi un office religieux le matin.

A l’occasion de la fête patronale, il y avait toujours des bals dans les deux restaurants du village, chez "Kihle Marie" et chez "Frìtze Gérhard".

Beaucoup de jeunes gens des villages voisins venaient faire la fête et les danses s’enchaînaient le dimanche, le lundi soir et même le dimanche suivant pour le "Nòhféscht" (l'après-fête).


Des manèges pour enfants s’installaient aussi sur la place du village, il y avait un "Kédderéssell", (littéralement un manège à chaînes qui s’appellerait maintenant "les sièges volants") et une "Schìffschauckel"( balançoire en forme de barque). Cette dernière attraction comportait deux ou trois gondoles avec deux sièges placés face à face.

C’était assez rudimentaire, mais nous en profitions comme des folles car nous n’avions pas de balançoires à la maison. La fête patronale était le seul lieu où nous pouvions nous éclater. Il y avait aussi des stands de tir et de confiseries.



 

  La fête patronale, juste avant la guerre de 1939-1945




Le manège des gondoles.



Comme dans les autres villages, nous fêtions aussi la "Kìrb" au mois de novembre.

C’était plutôt la fête laïque du village par opposition à la fête patronale, la fête de la paroisse. Elle se situait le dimanche après le 11 novembre et il faisait souvent déjà très froid à cette période de l’année.

Les attractions étaient moins nombreuses et les festivités aussi. Néanmoins les enfants des écoles avaient le lundi de la fête libre, le "Kìrwemäända".


La fête patronale a perdu, de nos jours, ce côté convivial qui rassemblait toute la famille venue de près ou de loin. Il n’y a plus, depuis bien longtemps, de bal et  les hannetons ne volent plus, exterminés par la pollution.

La fréquentation de l’église a beaucoup diminué et les jeunes ignorent le nom du patron de la paroisse. La "Kìrb" de novembre passe presque inaperçue, malgré la présence d’un petit manège sur la place du village.

Les traditions se perdent tout doucement. Nous vivons dans un monde que nos anciens ne reconnaîtraient plus.



D’après les souvenirs de Florine LOHMANN.

Mise en forme de Gérard KUFFLER
Juillet 2012


                               

      
       
Avec mon mari Raymond LOHMANN décédé le 27 mai 2002, à l’âge de 64 ans.