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La famille Greff-Albertus



Par Marie Madeleine Richter, née Greff



Mon père, Joseph Greff, "de Greff Sépp", est né le 3 octobre 1902, à Folkling, près de Forbach, où ses parents exploitaient la ferme du "Remsingerhof" jusqu’en 1918.






Début 1919, la famille arrive à Weidesheim.

 - mon grand-père Jean Greff (12/03/1860–18/02/1939)
 - ma grand-mère Joséphine Muller (01/04/1868–05/01/1931)
 - leurs enfants Léon, Gustave (13/09/1895), Marie (22/02/1901), Joseph (03/11/1902), Joséphine (13/08/1904), Louis et Emilie (27/04/1910)
 - ainsi que le frère de mon grand-père, l’oncle Georges.

 La famille Greff exploitera la première ferme de Weidesheim jusqu’en 1956. Cette ferme est occupée de nos jours par Éric Nussbaumer.




(Photo Laurent Richter)



(Photo internet-Google maps)




Sur les 2 vues, la ferme Greff est à gauche.





Les habitants de Weidesheim vivaient un peu retirés par rapport à ceux de Kalhausen, ils se rendaient au village le dimanche pour aller à la messe et fréquentaient aussi bien les petits commerces de village (forgeron, épicerie ...) de Kalhausen que de Wittring.

A l’automne 1926, comme tous les ans et comme c’est la coutume, Gustave Greff, âgé de 31 ans, vient à Kalhausen livrer les "dons" de la famille Greff au curé Albert (farine, pommes de terre, légumes et stock de bois de chauffage). Il prend son courage à deux mains et demande au prêtre s’il ne connaît pas une fille du village qu’il pourrait prendre comme épouse…

Réponse du curé : "Oui, j’en connais bien une, mais encore faut-il qu’elle veuille de toi !". Cette jeune fille, âgée de 24 ans, est Madeleine Albertus,
dite "Àlbèèrtusse Lééna", une des 3 filles de la gérante de l’agence postale de Kalhausen.

Il faut croire que le courage de Gustave a été récompensé et que Madeleine a été séduite… C’est ainsi que le 11 janvier 1927 Gustave Greff prend pour épouse Madeleine Albertus.

Les familles Greff et Albertus devaient sans doute très bien s’entendre, puisque le 16 novembre 1931, mon père Joseph (le frère de Gustave) épouse à 29 ans ma mère Marie Albertus, âgée de 27 ans (la sœur de Madeleine) ! (2 des frères Greff ont donc marié 2 sœurs Albertus).

Mon père Joseph quitte alors la ferme de Weidesheim pour venir s’installer dans la maison de son épouse à Kalhausen, au numéro 20 de la rue des Jardins, "ìm Hohléck", une maison de ferme qui abrite également l’agence postale du village.








Ce doit être pour lui un changement complet de cadre de vie, car il passe d’une grosse exploitation agricole un peu isolée à une maison de ferme en plein village, qui de surcroît abrite la poste et voit tous les jours, du matin au soir, un ballet incessant de personnes rentrer et sortir de la maison…
        



(Photo Laurent Richter)


Ma mère Marie Albertus (21/02/1904-19/04/1959) est une des 3 filles de la gérante de la poste de Kalhausen, Marie Albertus, née Bruch (09/12/1878 - 06/11/1952) et de Jean Pierre Albertus (29/04/1869 à Wiesviller - 15/11/1948)

Ce foyer est aussi celui de ma tante célibataire, Victorine Albertus (03/09/1905-17/10/1994).

La vie va donc désormais s’organiser entre le travail agricole pour mon père, mon grand-père et tante Victorine et l’activité de l’agence postale pour ma grand-mère et ma mère.

Lien vers "La poste à Kalhausen à partir de 1893"

Ma sœur Yvonne voit le jour le 03 novembre 1932 et moi le 15 mai 1935.

            







(Photo Laurent Richter)

Sur les 2 photos, Yvonne est à gauche et moi, je suis à droite.


Les récits qui suivent sont mes souvenirs d’enfance et le souvenir des récits de mon père et de ma tante Victorine.
L’interprétation des événements de cette période peut être vécue et ressentie de manière différente par d’autres témoins de cette époque.


Evacuation en Charente et retour.

En plein été 1939, pendant les récoltes, mon père, comme tous les hommes valides âgés de 20 à 40 ans, est mobilisé par l’Armée Française. Il est stationné dans la Marne puis dans les Ardennes.

1er Septembre 1939 : l’ordre d’évacuation du village vient de tomber. A pied, en charrette, les habitants de Kalhausen quittent le village dans des conditions précaires, c’est à dire qu’ils ne peuvent emporter que ce qu’ils peuvent transporter dans cette charrette.

C’est ainsi que ma mère, tante Victorine, mon grand-père, alors âgé de 70 ans, ma grand-mère, âgée de 61 ans, ma sœur (7 ans) et moi (4 ans) sommes jetés sur les routes … Nous avons de la chance car nous avons une charrette tirée par 2 chevaux : un bel étalon et une jument pleine.

Après 2 jours passés sur les routes, la première étape est Réchicourt-le Château, près de Sarrebourg et à 54 km de Kalhausen, point de ralliement pour les habitants de notre village.

En plus des maigres effets personnels autorisés à être emportés (30 kg par personne), il faut évacuer la poste : les registres postaux les plus récents, l’argent et les timbres …

Ma grand-mère Marie, gérante de la Poste, va alors se présenter à la poste de Réchicourt pour y confier "les objets et documents de valeur".
Les agents de la poste, n’ayant reçu aucune instruction, acceptent volontiers l’argent et les timbres, mais refusent de lui donner un reçu …

Il faut aussi trouver une opportunité pour vendre les chevaux et rentrer encore un peu d’argent avant le départ, sinon les chevaux seront simplement réquisitionnés par l’armée. Les habitants de Réchicourt et des alentours ont bien compris qu’il y avait là des affaires à faire. Les personnes évacuées soldent leurs maigres biens à des prix ridicules ou bien les abandonnent au bord de route qui mène à la gare.

C’est ainsi que nous vendons notre étalon à un agriculteur dont nous avons fait la connaissance en chemin. Son prix de vente est très bas, de plus nous décidons de céder gratuitement notre jument, avec l’accord verbal de la récupérer lorsque nous serons de retour, tout en laissant le poulain qui devait naître … Cela convient bien à cet agriculteur qui exploite la ferme Malgras. D’ailleurs ce monsieur nous fait parvenir une photo des deux chevaux (photo datée du 15 Novembre 1939).




(Photo Laurent Richter)

        
Ensuite, c’est le départ dans la précipitation pour la Charente, dans des wagons à bestiaux. Souvent, en voyant des films de guerre et des scènes de déportation en train, je me dis que les conditions du transport vers la Charente n’étaient pas bien meilleures …

Peut-être avons-nous eu moins de chance que d’autres déplacés, nous sommes logés dans le bourg d’Aisecq au lieu dit "les Rouillet", petit village du canton de Ruffec, dans la grange d’une petite maison et nous dormons sur de la paille.

Pour améliorer notre quotidien, tante Victorine a trouvé du travail dans une ferme non loin de là. Elle manque d’ailleurs de peu de se marier là-bas. Un agriculteur lui avait demandé sa main. Mais comme elle ne parle que peu le français et que de nombreuses fois elle a été traitée de "Boche", elle décide que la Charente n’est pas faite pour elle.

Alors que nous sommes depuis un peu plus de trois mois en Charente, mon père a une permission et nous rejoint. En voyant nos conditions de vie plus que difficiles, il prend contact avec l’ensemble de sa famille pour nous trouver un hébergement plus décent. Une de ses cousines habitant à Maizières, près de Nancy, met à notre disposition une petite maison avec un jardin potager. Nous déménageons donc au printemps 40 pour nous rapprocher un peu de la Moselle.

Les nouvelles conditions de vie ne sont pas faciles, mais bien meilleures pour nous qu’en Charente.

L’offensive Allemande débute le 10 mai 1940. Peu de temps après, les premières troupes allemandes arrivent à Maizières. La population française, faute de moyens de communication, n’est pas informée de l’avancée des troupes allemandes. D’ailleurs, personne ne les attendait aussi vite, surtout après les nombreux mois de "Drôle de Guerre".

Ne sachant pas que Maizières est déjà sur la ligne de front, ma mère se trouve comme presque tous les jours dans le jardin potager de la petite maison que nous occupons. Soudain, elle entend le crépitement de coups de feu et le sifflement de balles qui viennent d’être tirées dans sa direction.

Tétanisée par la peur, elle n’est pas en mesure de faire le moindre mouvement. Comme elle ne bouge plus, les soldats allemands ne rouvrent pas le feu dans sa direction et c’est véritablement sa chance. Ils se retrouvent très vite à ses côtés pour la mettre en joue. En fait, ils l’avaient prise pour cible pensant tout simplement que c’était un soldat français faisant le guet, à moitié dissimulé dans la végétation.

Le danger est vite écarté lorsqu’ils constatent que c’est une femme et qu’elle parle allemand …

Toujours sous le choc, ils la font rentrer dans la maison et lui demandent si elle a vu des soldats français. Puis ils lui disent de rester confinée dans la maison avec toutes les autres personnes présentes.

Pendant bien des années, elle ne cessera de nous raconter cette histoire. C’est pourquoi elle redoublera aussi de prudence pour elle et tout son
entourage lors de l’arrivée des Américains.

Mon père est rapidement fait prisonnier dans les Ardennes. Le 17 mai, le maréchal Pétain demande l’Armistice qui est signée le 22 mai. Comme tous les Alsaciens-Lorrains, mon père est aussitôt libéré et nous rejoint à Maizières.

De là, nous repartons au plus vite pour Kalhausen, d’abord en train, puis à pied. Sur la route du retour, nous achetons une vache pour avoir au moins du lait. Nous sommes parmi les premières familles à revenir au village.

Quelle scène de désolation lorsque nous arrivons à la maison ! Il n’y a plus rien ! La maison est complètement vide, plus de meubles, ni de vêtements, ni de fourneau, plus d’outils agricoles.

Je me souviens très bien des pleurs de ma mère et de ma grand-mère. En y repensant, l’impact de cette situation a dû être moralement dévastateur, surtout pour des personnes âgées telles que mes grands-parents : ils ont juste TOUT perdu.

La maison est vide, mais aussi dévastée, les soldats français ont même arraché les planchers pour faire du feu. Ils ont systématiquement pillé toutes les habitations du village, avec l’aide des habitants des villages proches qui n’avaient pas été évacués.

Mon père réussit à retrouver une de nos tables dans la rue, il peut justifier de sa propriété parce que les initiales de mon grand-père figurent sous le plateau.

La grange en face de notre maison avait servi d’infirmerie (sur la porte l’inscription INFIRMERIE est aujourd’hui quasi effacée mais en y prêtant véritablement attention, on peut encore la distinguer). Mon père va passer plusieurs jours pour la nettoyer et brûler les restes de bandages et les couvertures souillées.

Les autorités allemandes, car maintenant nous sommes annexés par l’Allemagne nazie, vont rapidement distribuer des vivres, des vêtements, des ustensiles de cuisine, des outils pour les travaux des champs …

La poste rouvre le 1er Août 1940 et ma grand-mère en a, à nouveau, la responsabilité. Pour les Allemands, il est extrêmement important d’avoir à nouveau un point de communication : courrier postal, mais aussi télégraphe et téléphone.


 


Marie Albertus

La vie du village se réorganise peu à peu.

Mon père collecte chez les membres de sa famille qui n’avaient pas été évacués et qui allaient faire preuve d’un grand élan de solidarité, de quoi vivre décemment et de quoi recommencer l’exploitation agricole.

L’heure est également venue de récupérer la jument que nous avions laissée près de Réchicourt-le-Château en septembre 1939, c’est-à-dire il y a plus d’un an. Mon père décide d’abord d’envoyer un courrier à la ferme Malgras en informant son propriétaire que la famille était revenue de Charente et qu’il désirait, comme convenu, récupérer son cheval. Cette lettre reste sans réponse. Après quelques semaines sans nouvelle, il décide de se rendre chez ce monsieur. En arrivant sur place, il comprend que cette personne n’a aucune intention de lui rendre son cheval, prétextant qu’il n’y avait aucun écrit stipulant que ce cheval était uniquement "prêté". Sur ce, mon père n’a plus qu’à rentrer chez lui bredouille…

Il fait une deuxième tentative plus tard, accompagné d’un de ses frères, mais le résultat est identique.
Une troisième tentative a lieu, accompagnée par des gendarmes. Ces derniers ne vont pas prendre position, faute d’écrit pour attester ses propos et il rentre à nouveau sans son cheval.

Il est très contrarié, à l’époque une parole valait quelque chose et cet agriculteur ne voulait pas tenir sa parole! de plus, cela faisait maintenant 3 fois qu’il se rendait à pied à Réchicourt-le-Château (à 54 km de Kalhausen quand même !)

vu la situation dans laquelle il se trouvait (maison dévastée, très peu de moyens pour nourrir sa famille), il lui fallait absolument un cheval, son cheval pour réaliser les travaux agricoles!

Après ces trois tentatives avortées, le moment est venu de passer aux choses sérieuses et de prendre les grands moyens ! Le frère de mon grand père maternel, Joseph Albertus, qui habite Forbach, lui propose alors de l’accompagner.

Joseph Albertus était pendant la 1ère guerre mondiale "Oberst", c’est-à- dire colonel dans l’Armée Allemande. Il a été décoré de la Croix de Fer et son visage est marqué par une grande balafre, souvenir d’une blessure de tranchée. Il n’a pas beaucoup de sympathie pour les nazis, mais il arbore ses décorations militaires sur son manteau, ce qui doit sans doute lui accorder quelques passe-droits…

De plus, il a une voiture. C’est lui qui accompagne mon père à la ferme Malgras.

Voyant un homme en uniforme descendre de la voiture et accompagner mon père, l’agriculteur prend peur et lui rend sur le champ la jument et même le poulain en disant qu’il ne veut surtout pas avoir d’histoire avec les Allemands. Mon père reprend donc son cheval, son poulain et rentre à pied à Kalhausen. Heureux d’être de retour avec sa belle jument, il décide de se faire prendre en photo pour immortaliser ce moment.




(Photo Laurent Richter)


Ma grand-mère, en qualité de gérante de la poste, voit à la fin de l’année 40 et les années qui suivent, de nombreuses personnes "défiler" à la Poste.

Elle est souvent surprise, en voyant des gens de Schmittviller. Certains portent des vêtements qu’elle connaît bien. En effet, avant l’évacuation en Charente, tante Victorine avait une machine à tricoter et réalisait elle-même de nombreux vêtements. Elle ne peut rien dire car elle ne sait pas comment ces personnes se sont procuré ces habits. Les ont-elles achetés aux soldats qui occupaient le village ou étaient-elles venues se servir dans les maisons évacuées ?

Je ne souviens aussi que durant l’automne 1940, tante Victorine partait à vélo pour Maizières dans le but de récolter ce qu’elle avait planté dans le jardin ! C’est difficilement imaginable de nos jours : effectuer plus de 100 km aller et 100 km retour à vélo, juste pour chercher des légumes...



Victorine Albertus



Puis, en 1941, la vie reprend son cours sous l’occupation allemande…




(Photo Laurent Richter)

Les autorités allemandes organisent les premières réunions de propagande obligatoires pour les hommes du village. Les réunions ont lieu dans le "Tanzsaal" (salle de danse, qui servait aussi de salle des fêtes) du restaurant Kihl.

Après le discours de propagande nazie, l’ensemble de l’assemblée se lève, fait le salut nazi et crie "Heil Hitler".

Mon père, installé quasiment au premier rang, et quelques rares autres personnes dispersées dans la salle, restent assis et ne saluent pas…
Bien sûr, je n’étais pas à cette assemblée, mais je me souviens parfaitement de la scène de ménage à laquelle mon père eut droit lorsqu’il est rentré de cette réunion …

Ma mère lui reprochait d’être complètement inconscient de ne pas avoir fait le salut nazi, ajoutant que cette bêtise était suffisante pour être déporté
dans les pays de l’Est, que la Gestapo allait venir nous chercher dans les jours prochains, qu’il avait mis en danger la vie de toute sa famille !  Nous avions tous très peur !

Le lendemain matin, le représentant de l’autorité allemande du village se présente chez nous. Il questionne mon père et lui demande s’il n’était pas d’accord avec le Führer ? Avec les propos tenus lors de la réunion ?

Mon père prétexte avoir été ivre et lui dit qu’il est d’accord avec les idées du Parti National Socialiste, que le Führer est un grand homme, etc…

Heureusement pour nous, nous avons la Poste dans la maison, ce qui nous met en contact quasi quotidiennement avec ce nazi…Et cette affaire qui aurait pu nous coûter très cher n’a fort heureusement pas eu de conséquences.

En tout cas, mon père a compris qu’il ne devait plus JAMAIS refaire cette erreur !

Hitlerjugend et caprice de petite fille.

La participation aux jeunesses hitlériennes est obligatoire pour tous les enfants, elle se fait d’ailleurs à l’école.
Les filles à partir de 13 ans font partie du BDM "Bund Deutscher Mädel" (Confédération des Jeunes Filles), pour les 10 à 13 ans,  c’est le JMB "Jung Mädel Bund".

Ma Sœur Yvonne, qui a eu 10 ans en 1942, reçoit son uniforme : une chemise blanche avec l’écusson de la Hilterjugend sur le bras et la cravate dont le nœud est en cuir.




(Photo Internet)


 

(Photo Internet)


Mes parents voient cette conscription d’un mauvais œil, mais il est impensable de s’y opposer. L’ensemble des enfants doit adhérer à ce mouvement.
La H.J (Hitlerjugend) est pilotée par les institutrices et les gendarmes du village, qui sont de vrais fanatiques.

En voyant ma sœur avec ce bel uniforme, je me souviens avoir été très jalouse et avoir fait toute une scène à mes parents parce que je voulais moi
aussi cet uniforme…

En y repensant, je me dis que l’endoctrinement des enfants est si simple !

Prisonniers de guerre pendant l’annexion. "Kriegsgefangenen-Auffanglager" (camps de récupération de prisonniers de guerre).

Comme mon père a une exploitation agricole d’une certaine taille, les autorités allemandes nous confient un prisonnier de guerre. Il doit nous aider pour l’ensemble des tâches agricoles.

C’est aussi un moyen pour les autorités allemandes de demander à l’exploitant agricole une redevance pour ce prisonnier. La redevance est un paiement sur le résultat de la ferme et s’acquitte en blé, en pommes de terre… Pour contribuer à l’effort de guerre.

Je me souviens de Jako. Il était Serbe, un homme très cultivé, avocat de profession, il parlait parfaitement l’allemand (le Hochdeutsch). Il nous racontait des contes pour enfants de son pays. Un homme d’une très grande gentillesse.

Il nous avait promis qu’après la guerre il allait revenir pour nous apporter des écharpes bien chaudes en peaux de vison. Toutes les petites filles de son pays en portaient. Il était content de travailler chez nous plutôt que dans la carrière de Wittring.

Un jour, les Allemands sont venus le chercher et nous n’avons plus eu de nouvelles. Après la guerre, nous avons souvent parlé de lui et on se disait que peut-être un jour il allait redonner signe de vie …

Peu de temps après, un autre prisonnier de guerre, Mario, nous est assigné. Il est Italien et vient du Nord de l’Italie. Au début, il ne parle pas très bien l’allemand et nous avons du mal à le comprendre.




La famille Greff avec Mario à droite.

(Photo Laurent Richter)


De septembre à octobre 1944, alors qu’il nous aidait à la ferme, il s’est vu affecté par les soldats allemands à creuser des tranchées autour du village.
Pour ce faire, il était regroupé avec d’autres prisonniers du camp de Weidesheim, dont de nombreux prisonniers russes.

Le soir, après une longue journée de labeur, les villageois qui accueillaient un prisonnier comme ouvrier agricole, devaient venir le chercher au lieu de rassemblement, faute de quoi il était assimilé aux autres prisonniers et devait rejoindre Weidesheim.

Un soir, pour je ne sais quelle raison, mon père était en retard. La colonne de prisonniers était déjà en marche pour le camp.
Dans la précipitation, mon père prend un cheval pour se rendre à Weidesheim et réussit à rejoindre la colonne de prisonniers au niveau de la gare.
C’est là qu’il demande à un soldat allemand "son ouvrier agricole". Mario a alors le droit de sortir des rangs.

Il avait eu très peur d’être jeté dans un baraquement du camp où les conditions de vie étaient exécrables et où il n’y avait quasiment plus de nourriture. Dans le doute, il pensait même que nous ne voulions plus de lui.


En novembre 1944, alors que l’armée allemande est en déroute et que les bombardements alliés ont commencé, l’autorité allemande du village réquisitionne une de nos vaches pour contribuer à l’effort de guerre. Et en plus, il faut la mener à la gare de Sarreguemines ! C’est Mario qui en est chargé. Les autorités allemandes lui donnent un sauf-conduit pour aller jusqu’à Sarreguemines et revenir dans la journée.

Après une journée d’absence de Mario, nous commençons à être très inquiets. Nous entendons également des bruits de bombardements au loin, dans la vallée de la Sarre. En plus, son sauf-conduit n’est plus valable, s’il est contrôlé, il sera considéré comme déserteur et exécuté sur le champ. Au troisième jour, nous sommes quasi certains qu’un malheur lui est arrivé… Et finalement Mario réapparaît le cinquième jour. En fait, il s’était caché en voyant des troupes allemandes en déroute, il avait peur d’être exécuté au coin d’une rue entre Kalhausen et Sarreguemines…

Après la fin de la guerre, Mario reste encore quelques mois avec nous, il ne sait pas où aller, n’a plus de famille en Italie. Il rencontre une dénommée Berthe de Rémelfing et s’installe chez elle. Il revient de temps en temps nous revoir. Puis nous apprenons qu’il est allé travailler à Hayange dans les aciéries.

Le dimanche est un jour de repos pour les prisonniers qui travaillent à Wittring. Certains d’entre eux, pour je ne sais quelle raison, bénéficient d’un peu plus de liberté et sont libres d’aller se promener le dimanche. Leurs conditions de vie devaient être terribles, je garde l’image d’hommes maigres, emmitouflés dans de vieux habits rapiécés …Le dimanche soir, certains d’entre eux frappaient aux volets et cela me faisait toujours très peur. En fait, ils quémandaient de la nourriture : ils n’avaient pas le droit d’en demander directement et nous n’avions pas non plus le droit de leur en donner !  Alors mon père mettait sur le rebord de la fenêtre du pain ou des pommes de terre cuites et ils pouvaient se servir discrètement…


Mon oncle Louis, qui à cette époque exploite la ferme de Weidesheim, a jusqu’à 15 prisonniers pour l’aider. Il est content de cette aide et les prisonniers semblent aussi y trouver leur compte. En effet, à la ferme, ils sont bien mieux nourris qu’au camp de prisonniers. Ils travaillent avec enthousiasme pour pouvoir revenir et bénéficier de cette échappatoire à la carrière de Wittring.

Mon père était fréquemment présent à Weidesheim et il a gardé une photo de lui, avec un soldat allemand et des prisonniers russes. Comme vous pouvez le constater sur cette photo, ce sont des asiatiques, sans doute des personnes issues des confins de l’Union Soviétique. Je me souviens qu’il était rentré un jour de Weidesheim et qu’il nous avait dit qu’il y avait des "Gefòngene mìt gèèler Huttfàrb", des prisonniers à la peau jaune, des asiatiques.


           

(Photo Laurent Richter)



Parmi ces nombreux prisonniers à Weidesheim, il y avait aussi une polonaise: Madeleine Kalimon. Dès 1942, elle travaille chez mon oncle Louis. Après la guerre, elle décide de rester à Weidesheim. Elle savait qu’elle ne pouvait pas retourner en Pologne. Les Soviétiques l’auraient immédiatement condamnée pour collaboration avec les Allemands, donc condamnée à mort ou envoyée au goulag…

Madeleine décide donc de rester avec la famille Greff.

A Weidesheim, après l’arrivée des Américains en décembre 1944, ces prisonniers qui sont des Serbes ou des Italiens sont remplacés par des prisonniers allemands. Comme quoi les choses changent…

Les prisonniers allemands ont d’abord pour mission de rechercher les corps de leurs camarades tombés, mais aussi de faire du déminage et de ramasser les explosifs ainsi que les armes sur la commune et les communes voisines. Ensuite ils sont affectés aux travaux agricoles. Je me souviens des dires de mon oncle Louis au sujet d’un prisonnier allemand à qui il avait confié les labours avec son tracteur, un Lanz Bulldog : "Dèr fàhrt jò bésser de Trakdor wie isch." (Ce prisonnier conduit le tracteur mieux que moi!). Pas étonnant, il avait traversé toute l’Europe comme conducteur d’un char d’assaut 
(Dàs wàr e Pònserfahrer.)  … Certains de ces prisonniers allemands ont aussi des connaissances mécaniques, ce qui rend bien service à un moment où les pièces mécaniques se font rares.

Les derniers prisonniers ont eu leur autorisation de retour en Allemagne fin 1947, début 1948, d’autres ont pris la fuite assez rapidement pour essayer de rejoindre leur famille au plus vite.

Mais il y a aussi ceux qui viennent des territoires allemands maintenant occupés par les Soviétiques et qui ne veulent pas retourner chez eux de peur des représailles. Un certain Willy a même quitté la ferme de Weidesheim à la fin de l’année 49.

    
Service de travail : "Für das allgemeine Wohl der Gemeinde".

L’ensemble du village doit contribuer au bien-être des habitants. C’est ainsi que les autorités allemandes assignent des tâches à certaines personnes.
Comme mon père a des chevaux, il est de service de ramassage de neige pendant l’hiver. Il se voit dans l’obligation d’atteler 2 chevaux à l’une de ses charrettes et d’aller avec plusieurs autres personnes du village pelleter de la neige pour dégager les routes, puis de la transporter avec son attelage hors du village.

C’est un travail non seulement épuisant, mais aussi dangereux. Dangereux parce que mener un attelage dans la neige n’est pas facile. Les chevaux sont ferrés avec des fers à chevaux spéciaux, des fers à crampons.







Corvée de neige dans le Lòngenéck, l’actuelle rue de la Libération

(Photos Laurent Richter)


C’est également prendre des risques pour les chevaux, qui n’ont pas l’habitude de la neige. En temps normal, mon père n’aurait pas sorti ses chevaux dans la neige ou alors le moins possible. Si un cheval devait se blesser, il n’aurait aucune indemnisation.

Je ne sais plus si c’était pendant l’hiver 1942 ou 43…   Après avoir réalisé de nombreuses fois cette corvée, il décide de rester au lit en prétextant qu’il est malade. Comme les conditions météo ne s’arrangent pas et qu’il n’a toujours pas envie d’atteler ses chevaux, il reste à la maison….

Les autorités allemandes sont représentées dans le village par un "gendarme" du nom de Hess. C’est véritablement un fanatique nazi et un ivrogne. Sa femme par contre entretient des rapports cordiaux avec ma mère, elle vient souvent à la poste. Elle dit qu’elle éprouve de la sympathie pour les gens du village…. Cette femme vient prévenir ma mère que le lendemain matin il y aura un contrôle pour vérifier que mon père est bien malade….

Le refus du travail pour intérêt général était un raison suffisante pour être déporté !
Ne sachant pas quoi faire, mon père prend une pommade au camphre pour les chevaux et se l’applique sur la jambe. Il sait que cette substance va lui créer une réaction allergique importante.

Après quelques minutes, la jambe enfle et devient toute rouge. Lors du contrôle, le gendarme ne peut que constater que mon père est souffrant et dans l’impossibilité d’aller travailler

Grand moment de frayeur.

Le gendarme Hess se promenait souvent à cheval dans le village. En le voyant, nous étions toujours terrorisés…Il lui arrivait aussi de faire le soir une "tournée" du village à pied. Il était très souvent ivre.

Ce jour-là, nous venions juste de tuer le cochon. En fait, nous en avions tué 2, mais déclaré un seul !  (Lorsqu’un cochon était tué, il fallait en donner une bonne partie aux autorités allemandes ou alors payer une taxe pour contribuer à l’effort de guerre.) Mon père a donc pris un énorme risque en ne déclarant qu’un seul cochon…

Lors de sa tournée nocturne, le gendarme passait fréquemment à la poste pour voir s’il n’y avait pas de dépêche arrivée par télégraphe. Un soir, il est tellement ivre qu’il tombe de l’escalier menant à la porte d’entrée et glisse dans l’escalier de la cave (A cette époque, il n’y avait pas de mur servant de garde-corps devant l’escalier de la cave.) Bien sûr, en tombant, il se met à crier. Il se relève et commence à frapper contre la porte de la cave, croyant que c’était la porte d’entrée de la maison.

Nous avions très peur ! Ma grand-mère dit immédiatement : "Il est devant la porte de la cave, il va compter le nombre de jambons dans le saloir, quelqu’un nous a dénoncés ! On va tous être déportés !"

Mon père se précipite alors à l’extérieur et va le ramasser dans l’escalier de la cave. C’est à ce moment-là qu’il se rend compte qu’il est ivre à ne plus pouvoir tenir debout. Il met Hess assis sur le fauteuil de travail de ma grand-mère, dans le bureau de poste. Hess ne tient même pas assis, ses bras glissent des accoudoirs du fauteuil. Et nous comprenons rapidement qu’il n’est pas venu pour nous contrôler.

Ma grand-mère vérifie qu’il n’a pas de blessure suite à sa chute et dit: "Brìng de Flàsch Schnàps, èr krèit noch èèner ìngeschènkt !" (Ramène la bouteille de schnaps, on va encore lui servir un verre !) Quand Hess a vidé le verre, elle rajoute à l’intention de mon père : "Schosépp, hool ne ùnner
de Ààrme ùnn brìng ne Hèmm
" (Joseph, prends-le sous les bras et ramène-le chez lui.)
Lorsque Hess réapparaît le lendemain matin au bureau de poste, il n’évoque pas l’incident. C’était comme si rien ne s’était passé …

Petit gagne-pain à la carrière de Wittring.

Comme nous avons plusieurs chevaux ainsi que différentes voitures d’attelage (charrettes, tombereaux…) et grâce à mon oncle Louis qui habite à la ferme de Weidesheim, mon père a l’occasion d’aller se présenter pour travailler en tant que journalier à la carrière de Wittring où les Allemands fabriquent de l’oxygène liquide pour les fameux V1 et V2.

Il est payé à la journée et ça fait un petit extra qui n’est pas négligeable !

Son travail consiste le plus souvent à convoyer des vivres qu’il charge à Weidesheim, au niveau du baraquement de prisonniers, puis à les acheminer à l’intérieur de la carrière. Il lui arrive aussi de charger des caisses le long du canal pour les emmener dans la carrière. (Je me souviens qu’il nous disait
qu’il n’aimait pas transporter de caisses parce qu’il ne savait pas ce qu’il y avait dedans…).

Il part très tôt le matin. Jusqu’à l’entrée de la carrière, il est assis sur sa voiture d’attelage. Mais au moment où il pénètre dans la carrière, il est obligé de recouvrir la tête des chevaux avec un sac complètement opaque et de marcher à leur côté tout le long du trajet. En effet, dans la carrière, avec les lumières, les bruits des machines, les sirènes, les cris des soldats qui donnent des ordres aux prisonniers, il faut avoir des chevaux très calmes et être en mesure de réagir très vite avant qu’un cheval ne s’emballe. Mener les chevaux dans de pareilles conditions est un exercice périlleux.

Il est toujours accompagné d’un soldat allemand qui le guide dans les galeries. (Comme la carrière de Wittring est une usine d’armement, ces soldats sont pour la plupart des SS dont il se méfie.)

Les soirs d’hiver, lorsqu’il ressort de la carrière et qu’il fait nuit, les chevaux restent calmes. Mais en été, s’il fait encore jour, les chevaux deviennent très nerveux avec le rapide changement de luminosité. C’est pourquoi il a conçu des couvre-têtes pour les chevaux avec plusieurs couches de tissus pour les ramener progressivement à la lumière. Il a également sur sa charrette un tonneau avec de l’eau pour les abreuver. Il ne veut pas qu’ils boivent de l’eau provenant de l’intérieur de la carrière.

Chaque fois qu’il revient à la maison, ma mère est toujours soulagée et lui demande s’il se sent bien et s’il n’y a pas eu d’incident avec les chevaux….

Bombardements alliés. (Fliegeralarm)

A partir de 1943 et en 1944, les avions alliés commencent les bombardements, sans doute visent-ils la carrière de Wittring. Mais ils bombardent également les alentours.

Comme notre maison est bâtie sur une cave voûtée, celle-ci est propice pour faire un abri lors des attaques aériennes. Un membre de la famille Greff, habitant à Petite-Rosselle et qui travaille à la mine, est venu consolider la cave avec une structure en bois pour éviter au maximum un effondrement.

Lors des survols et des attaques de bombardiers, nous nous précipitons tous dans la cave. Un certain nombre de voisins viennent également s’abriter chez nous :  la famille Freyermuth, "Ängels Määde" : Marie, Angélique, Marguerite et Gertrude. Elles habitent toutes les 4 au 21 de la rue des Jardins
(actuelle maison d’Eugène Mayer)

la famille Charles Lett, "Màtze" (2 adultes et 2 enfants). Ils habitent au 17 de la rue des Jardins (actuelle maison de Nathalie Kohler)

Il y avait également une famille originaire d’Achen (6 personnes) et qui habitait la maison de la famille Proszenuck, "Grééde Huss", le 19 rue des Jardins. (Les Proszenuck n’étaient pas encore revenus de Charente.) C’est la maison actuelle de Jean Claude Schmitt.

Lorsque l’alarme retentit, toutes ces personnes viennent avec des couvertures et installent des "matelas de fortune" sur le sol de la cave, voire sur les tas de pommes de terre qui sont entreposées dans la cave.

Cela fait une vingtaine de personnes, il peut également se rajouter des gens qui sont de passage à la poste et qui restent là pour se mettre à l’abri.
Je me souviens que ma mère disait : "On ne peut pas en mettre beaucoup plus". Lorsque la cave est pleine de réfugiés, l’ambiance y est vraiment changeante :

elle est parfois électrique : les gens sont confinés dans un espace restreint pendant des heures (souvent des nuits entières…) avec des rivalités et de petites disputes. Mon grand-père doit intervenir de nombreuse fois en menaçant certains de les faire sortir et de ne plus les accepter dans cet abri.

elle est aussi religieuse : avec les bombardements qu’on entend, certaines personnes se mettent à prier le chapelet en boucle …
ou alors règne un grand silence, comme le jour où une bombe, larguée par un avion, tombe dans le potager Proszenuck tout proche.
 
Ce jour-là, l’explosion fait trembler la maison et même la cave !  Un silence de plomb envahit la cave pendant plusieurs minutes. Lorsque nous ressortons, il y a dans le potager des Proszenuck un cratère de la taille de leur maison. Nous venons d’y échapper de peu. A 30 ou 40 mètres près, cette bombe aurait pu toucher de plein fouet notre maison…

En fait des éclats de bombes ont criblé la façade de notre maison. La déflagration a également affolé les chevaux dans l’écurie. Mais lorsque mon père va auprès de ses chevaux, il y en a un à terre. C’est la jument le plus proche de la porte de l’écurie. Elle a pris un éclat de bombe au niveau du fessier et de la colonne vertébrale. Il n’y a plus rien à faire pour ce magnifique animal. Mon père décide de ne pas le laisser souffrir et doit l’achever. Puis l’animal est traîné par les autres chevaux dans le "Klàrer Brùnne" pour y être rapidement et sommairement enterré.  

Le 1er novembre 44, les tirs de l’aviation alliée viennent incendier la ferme de Weidesheim où habite mon oncle avec sa famille. Le soir même, ils viennent se réfugier chez nous. Et 5 personnes supplémentaires dans la cave qui est déjà pleine ne posent plus aucun problème …

Un autre jour, alors que les troupes américaines sont très proches, nous sommes à nouveau dans la cave et nous entendons une série d’explosions, l’une d’entre elles fait violemment trembler les murs.

L’impact est tout proche, mon père dit : "Dìe hàtt bie ùns ìngeschlàà" (ça vient de tomber chez nous). Mon père se précipite hors de la cave pour constater les dégâts : l’explosion venait d’emporter une partie du toit à l’arrière de la maison, sur le côté à usage agricole.

Par chance, cette explosion a eu lieu sur le mur extérieur du fenil, au-dessus d’une remise à bois. L’incendie qui est en train de se propager est vite maitrisé. Le lendemain, nous avons confirmation que ces tirs de mortier provenaient des troupes américaines…

Débrouille.

L’ensemble des villageois qui plantent des céréales pour faire de la farine obtiennent des autorités allemandes présentes dans le village des quotas
pour aller moudre leur grain aux différents moulins des alentours.

Ce quota varie en fonction de la surface agricole et du nombre de personnes qui composent le foyer. Dès lors que ce quota autorisé est dépassé, l’agriculteur doit s’acquitter d’une importante taxe versée pour le "bien-être du Reich",  "für das allgemeine Wohl des Deutschen Reiches".

Le système fonctionne sur un principe assez simple avec un carnet officiel de suivi de ce quota fixé pour l’année. L’agriculteur doit y faire figurer 
l’heure de départ de son chargement pour le moulin, la quantité de blé chargée, la quantité de farine et de son obtenue au moulin, l’heure de départ du moulin.   

Et bien sûr, les autorités allemandes présentes dans le village ne manquent pas de contrôler régulièrement ces carnets aux passages des attelages.
Ce système présente bien évidement une faille … Pour celui qui a le courage de l’exploiter…

Voilà comment mon père et son frère se débrouillent.

Mon père Joseph se rend à la ferme de Weidesheim chez son frère Louis. Weidesheim est rempli de troupes allemandes qui s’occupent du camp de prisonniers.

Louis a plutôt une bonne image auprès des officiers et des soldats stationnés à Weidesheim. Il dirige une grosse exploitation agricole et leur fournit la farine, le lait, le fromage ainsi que de la viande et même du schnaps, tout en étant "généreux" avec les gradés. De plus, les autorités allemandes de Kalhausen ne mettent pas leur nez à Weidesheim, ce n’est pas de leur compétence.

Joseph et Louis préparent donc un premier chargement de blé. L’attelage est composé de 2 voire de 3 chevaux rapides et en bonne forme. Les roues des charrettes sont des roues double largeur extrêmement solides pour éviter au maximum une casse.

Le poids exact du chargement est inscrit sur le carnet de suivi du quota, ainsi que l’heure du départ qui elle, accuse une quinzaine de minutes d’avance.
Dès lors, le départ est donné et l’objectif est d’atteindre au plus vite le moulin d’Oermingen en passant par Hutting. On utilise le chemin qui passe devant le moulin et qui mène directement au chemin de Hutting sans passer par la gare.

A leur arrivée à Oermingen, Joseph et Louis sont attendus au moulin par Jacques Lang, le meunier, qui est en même temps leur beau-frère, puisqu’il a épousé leur sœur Joséphine.

Aussitôt, un cheval est sorti de l’attelage et l’un des deux frères retourne au plus vite à Weidesheim avec le précieux carnet.
Là, une deuxième charrette avec exactement le même chargement prend le départ pour le moulin d’Oermingen.
On passe donc 2 chargements réels pour 1 inscrit dans le carnet. L’opération retour avec la farine est tout aussi périlleuse.

Le jeu devait certainement en valoir la chandelle !

Fort heureusement mon père, mon oncle, ma tante et son mari ne se sont jamais fait attraper ! D’ailleurs même ma mère n’était pas au courant de ces agissements, mon père lui disait uniquement qu’il allait aider son frère à Weidesheim.

Le moulin de la Gàllemihl, tenu par Joseph Eymann, est aussi une de leurs destinations. L’accès depuis Weidesheim est très simple et rapide : il suffit d’emprunter le chemin forestier du Grand Bois, soit un trajet aller-retour de 2 km par la forêt à la place de plus de 4 km par la route. Ce même trafic a aussi été réalisé avec le moulin de Achen.

Bien sûr, le meunier devait faire partie de la combine. Agriculteurs, meuniers, boulangers, tous y trouvaient leur compte. Le risque était important, ce n’était pas juste une simple amende qui les attendait en cas d’interception!

2 soldats allemands à la poste fin novembre 44.

Le bureau de poste se situe sur la gauche, après la porte d’entrée. L’accès est restreint : une porte qui fait office de guichet. Cette porte peut être ouverte en fonction des opérations postales à réaliser, mais aussi en fonction des personnes qui se présentent. Pour les gendarmes allemands présents au village, cette porte doit nécessairement être ouverte pour qu’ils puissent lors de chaque passage accéder au local de poste.

La poste est aussi un lieu public marqué par une plaque à croix gammée sur la porte d’entrée et un porte-drapeau où flotte le drapeau à croix gammée lors des jours de fête. Et bien évidemment, le portrait d’Hitler doit être parfaitement visible dans le bureau de poste. Puisque c’est un lieu public, il y a certaines obligations, comme celle d’accueillir les représentants de l’autorité allemande.




1944. Ma grand-mère regardant par la fenêtre de la Poste
et tante Victorine en train de pomper de l’eau.
(Photo Laurent Richter)


Ce doit être fin novembre ou début décembre 1944, alors que les soldats allemands fuient devant l’avancée des troupes américaines. Deux soldats se présentent devant le bureau de poste pour demander refuge pour la nuit.

Il est impensable et impossible de refuser. De plus, ils sont armés et qui sait, sans doute prêts à tout … Hors de question de risquer sa vie pour les avoir refoulés ou d’être victimes de représailles de la part des gendarmes allemands, même si ces derniers ont eux aussi pris la fuite.

Ma grand-mère les accueille et leur sert à manger, car ils sont affamés, en espérant qu’ils partiront au plus vite le lendemain matin. Cette nuit-là, je pense que mes parents et grands-parents n’ont dormi que sur une oreille …

Tôt le matin, alors qu’il fait encore nuit, nous entendons les 2 soldats échanger à vive voix. Ils commencent à se disputer… L’un d’entre eux veut fuir au plus vite devant l’avance des Américains, alors que l’autre veut se battre jusqu’au bout pour sa patrie et son Führer.

Au moment où les 2 soldats commencent à se bagarrer violemment dans la pièce, ma grand-mère (qui dort dans la pièce à côté du bureau de poste) prend son courage à deux mains et se met à hurler : "Si vous n’arrêtez pas, je vais vous dénoncer pour avoir saccagé un espace public du Reich !"

La bagarre finit par s’arrêter. Lorsque ma grand-mère ouvre la porte, le bureau est dévasté. Le soldat le plus âgé est toujours là. Il s’excuse en essayant de ramasser les papiers qui traînent au sol. Il explique qu’il ne voulait plus se battre et souhaite rentrer chez lui pour être avec sa famille.

Lorsqu’il quitte les lieux, il laisse même son fusil derrière lui. Personne n’ose y toucher pendant plusieurs jours, de peur qu’il revienne le récupérer. Quelques jours plus tard, une fois la nuit tombée, mon père prend le fusil et le dépose dans la rue, devant notre maison. Le lendemain matin, le fusil a disparu.

6 décembre 1944. Arrivée des soldats US.

Ne vous imaginez pas l’arrivée des soldats américains comme on peut la voir sur de nombreux film de l’époque que les médias nous diffusent. Ce n’était pas une arrivée en fanfare avec des acclamations.

Nous sommes dans la cave et nous avons peur. Nous savons que les soldats US vont nous prendre pour des "Boches", n’oubliez pas que nous ne parlons pas le français, mais un dialecte allemand.

Lorsque les soldats US arrivent, ils descendent dans la cave, ils nous menacent avec leurs armes et nous font sortir à l’extérieur de la maison. Ils ont une liste avec les habitants qui faisaient partie du "NSDAP", le parti national-socialiste. Ils demandent aux habitants de confirmer leur nom, puis ils fouillent sans ménagement toute la maison en mettant tout sens dessus dessous.

Dans l’armoire de la pièce qui se trouve à côté du bureau de poste, nous conservons le drapeau à croix gammée obligatoire pour l’agence postale sous le régime nazi. Alors que les soldats jettent à terre tout ce que contient l’armoire, par chance, le drapeau ne se déroule pas. Mon père nous dira plus tard que si le drapeau s’était déroulé, ils auraient sans doute fusillé les personnes dans la pièce. Quelques heures plus tard, pour plus de sécurité, ce drapeau passe dans le fourneau.

2 soldats s’installent pendant plusieurs jours dans la chambre de tante Victorine, ils se couchent sur le lit avec leurs chaussures. Ils demandent du schnaps. Tante Victorine leur ramène une bouteille. C’est là qu’ils la menacent avec un pistolet en lui faisant comprendre qu’elle doit boire d’abord (en fait, ils ont peur d’être empoisonnés avec la bouteille qu’elle leur présente). Ils prennent aussi dans la cave les conserves que nous y avons entreposées. Après leur départ, nous retrouvons les bocaux de conserves vidés, dans lesquels ils ont uriné…

Un beau matin, la moitié de nos poules a disparu. Après quelques jours, mon père entend des poules caqueter dans le grenier de la maison Proszenuck. En voyant un soldat US, il lui montre du doigt le grenier et dit : "Kikeriki". Quelques heures plus tard, le soldat nous ramène des boîtes de conserves.

C’est un régal, il y a des goûts que nous ne connaissons pas. Je me souviens qu’il y avait de la viande en conserve, du "Corned-beef"!

Notre grange en face de la maison sert de stockage de matériel militaire, mon père doit aussi s’y rendre chaque jour pour prendre la paille qui y est entreposée. Il est toujours accompagné de son chien (on le voit d’ailleurs sur une des photos datant de 1944.) Un jour, alors qu’il pousse la porte de la grange, le chien se met à grogner vers un soldat qui a dormi dans la grange. Immédiatement le soldat sort son pistolet et abat le chien, puis il met en joue mon père. C’est un autre soldat américain qui va s’interposer. Celui-ci parle un peu l’allemand, il dira à mon père de retourner dans la maison.

Lors de la libération du village, le 6 décembre 44, un soldat américain est, paraît-il, tué par balle dans la rue des jardins. (Note) Les troupes américaines suspectent un habitant du village (ils se considèrent de toute façon déjà chez les "Boches"). A 10 heures du matin, de nombreux habitants sont jetés hors de leur maison (hommes, femmes et enfants) pour être parqués dans la grange appartenant au boulanger Nicolas Fabing et située en direction de Schmittviller (l’actuelle grange Beck).

 Note : De fait un soldat américain a été blessé par un tir, peut-être en provenance du Grand Bois ou du Haut Poirier et a pu indiquer à ses camarades que le tir ne provenait pas du village.

C’est à l’époque un bâtiment construit à l’extrémité du village. Tante Victorine, qui à ce moment se trouve devant notre porte, fait partie des personnes qui se font rafler par les soldats. C’est elle qui nous a raconté ce qu’elle a vécu.

Une quarantaine de villageois sont regroupés et menacés d’exécution s’ils ne dénoncent pas celui qui a tué leur camarade.
La tension est très vive chez les soldats, ils mettent tour à tour certaines personnes en joue. Un soldat montre même à ma tante un chapelet en lui faisant comprendre que son heure est venue. Enfin, après 5 heures éprouvantes passées dans cette grange, c’est-à-dire vers 3 h de l’après-midi, tout le monde est libéré.

Les Américains avaient réussi à éliminer un tireur allemand embusqué en périphérie du village. Tout rentre heureusement dans l’ordre, mais pour les personnes présentes dans la grange, la méfiance restera grande envers les troupes US.

De temps en temps, les Américains distribuent du chocolat aux enfants. Quel bonheur d’en recevoir un morceau ou une petite tablette ! Je me souviens
de mon premier chewing-gum ! On ne savait pas qu’il ne fallait pas l’avaler !

Quand les soldats américains repartent, ils laissent pas mal de matériel militaire derrière eux. Il y a une quantité importante de jerricans d’essence que mon père va rapidement cacher dans la cave de la grange. Les jerricans d’essence seront d’excellentes monnaies d’échange en 1945 et 1946. D’ailleurs
le matériel militaire va encore servir pendant bien des années :

les baïonnettes allemandes ou américaines serviront de couteaux pour les travaux agricoles (couteaux à betteraves),    
les vêtements militaires seront portés par la population ou retaillés,
les couvertures seront transformées en manteaux ou en vestes,
les bâches de tentes militaires serviront pour couvrir les récoltes,
les tubes containers d’obus seront utiles pour faire des canalisations,
les ceinturons allemands seront utilisés pour réparer les harnais en cuir des chevaux,
les boutons d’uniformes allemands en aluminium vont rester présents de nombreuses années sur les vêtements,
les roues des véhicules militaires vont être utilisées pour des charrettes agricoles tractées par les chevaux,
le câble téléphonique servira de lien pour les gerbes de céréales (Hockékààbel)…

En fait, tout ce que les soldats laissaient derrière eux et qui n’était pas dangereux pouvait servir. Ce n’était rien d’autre que ce qu’on appellerait aujourd’hui le système D, la récup’ ou les objets détournés de leur usage…La pénurie rend forcément créatif …


 

(Photo Laurent Richter)

Nous n’avons pas eu une vie facile. Tout ce que nos familles avaient bâti s’est brusquement trouvé anéanti par ce conflit .C’est avec courage et ténacité que nous avons reconstruit.

Je souhaite à Marion et Joffrey Tilly de n’avoir jamais à vivre de situations de guerre, comme celles que nous avons vécues.

Marie Madeleine Richter, née Greff.

Souvenirs recueillis et mis en forme par Laurent Richter et Catherine Tilly.
Décembre 2017.