automutilation
Automutilation de mon père
L’annonce de l’instauration en Moselle, du « Reichsarbeitsdienst » (RAD), le service du travail, le 23 avril 1941, puis du service militaire obligatoire, le 29 août 1942, par le Gauleiter Bürckel, fut, en général, très mal accueillie par les jeunes gens concernés.
Les jeunes Mosellans manifestèrent bruyamment leur réprobation lors des conseils de révision et lors des départs pour le « RAD » ou pour l’armée.
Partout le mécontentement était général. Celui qui avait reçu son ordre de mobilisation, le « Gestellungsbefehl » et ne le signait pas s’exposait à des représailles. Les gendarmes venaient le chercher pour l’interner au sinistre fort de Queuleu,
près de Metz. S’il ne changeait toujours pas d’avis et ne se soumettait
pas, il était versé directement dans un régiment disciplinaire de la « Wehrmacht ».
Beaucoup se résignèrent à partir
par peur des représailles sur leurs proches. Certains trouvèrent toutes
sortes d’excuses plus ou moins valables pour se faire réformer ou pour
obtenir un sursis à l’incorporation. D’autres, les réfractaires, se
cachèrent pour la durée de la guerre dans leur village ou en forêt.
D’autres encore s'évadèrent sur le front russe après leur
incorporation. Enfin, une minorité songea à se mutiler pour éviter d’avoir à
servir dans l’armée allemande.
Mon père, Rémy fait partie de cette dernière catégorie.
1914-1918. Ces deux millésimes ne
sont pas seulement les dates correspondant à la première guerre
mondiale, mais aussi les années de naissance de mes parents.
Mon père Rémy voit le jour à Kalhausen, le 8 mai 1914 et ma mère, Mathilde Bour, également à Kalhausen, le 27 juin 1918.
Après son service militaire de 2
ans dans l’armée française, de 1934 à 1936, Rémy trouve du travail,
comme beaucoup de jeunes frontaliers, sur les immenses chantiers de la ligne Maginot et plus précisément à Soultz-sous-Forêts, où il participe à la construction de l’ouvrage du Hochwald.
Mes parents se marient le 8 mai
1939, sans se douter qu’ils seront bientôt séparés par la guerre. Peu
de temps après, dès le mois d’août, mon père est mobilisé comme
frontalier au 133° Régiment d’Infanterie de Forteresse.
Ce régiment occupe le sous-secteur
de Kalhausen du secteur fortifié de Rohrbach-lès-Bitche. C’est un
régiment d’intervalle qui doit occuper et défendre les espaces compris
entre les casemates et les ouvrages de la ligne Maginot.
Il comprend des compagnies de
mitrailleuses et une compagnie dotée de mortiers, de canons de 25 et de
fusils-mitrailleurs. Ces compagnies occupent les nombreux blockhaus et
abris bétonnés qui se trouvent un peu partout, à l’arrière de la ligne
Maginot.
Mon père a donc la chance de passer
la Drôle de Guerre dans le voisinage de son village. Mais il ne pourra
pas rendre souvent visite à sa jeune épouse car le village est évacué
en Charente le 1er septembre 1939.
Il fait partie du groupe de
ravitaillement de la première compagnie et a un poste assez tranquille
: on lui confie un fourgon militaire et un cheval et il doit convoyer
journellement les repas depuis la roulante installée à l’arrière, à
Schmittviller, jusqu’aux avant-postes du Grand Bois et au casernement du val d’Achen.
Mon père, avec sa jeune épouse, pendant une permission,
devant le monument aux morts de Benest (Charente).
Lorsque les Allemands attaquent la
ligne Maginot, le régiment reçoit l’ordre d’évacuer la position le 13
juin et de se replier vers le sud, par Sarre-Union et Fénétrange, en
direction des Vosges.
Il reçoit comme mission d’interdire le franchissement du canal de la
Marne au Rhin, au nord de Réchicourt-le-Château. Après une violente
attaque des Allemands le 18, il continue son repli par Blamont, en direction de Raon-l’Etape.
C’est là qu’il dépose les armes au matin du 21 juin, après un dernier
combat. Mon père est alors fait prisonnier et il part en
captivité.
Contrairement aux soldats
originaires des autres départements français, les Alsaciens-Lorrains
sont libérés assez rapidement après la signature de l'Armistice.
Après son retour d’un camp de
prisonniers de guerre, mon père trouve du travail à la mine, qui vient de
rouvrir sous administration allemande (ìnn de Gruub). Mes parents s’installent alors
en location dans la maison André Herrmann, appelée Hànnèdde, au coin de la rue des jardins et de la rue des roses. C’est là que
j’aurais dû venir au monde le 26 juillet 1941, en pleine guerre.
Mais le hasard veut que je naisse dans la cave de la maison de « Digges Wina », au début de la rue des jardins (l’actuelle maison de Théo Freyermuth).
Est-ce que l’accouchement a lieu pendant une alerte aérienne ? Nul ne peut le dire.
La vie se déroule paisiblement au
village pendant cette période trouble, non sans quelques privations
dues à la guerre ni quelques brimades subies par les habitants.
Les Kalhousiens sont résignés et se tiennent à carreau pour éviter
d’avoir des ennuis.
Peu à peu, à partir de 1942,
de nombreuses classes d’âge sont concernées par l’incorporation, celles
de 1922, 1923, 1924, puis de 1920 et 1921.
Devant le besoin pressant de nouvelles recrues, mon père se dit que son
tour pourrait bien venir aussi un jour, puisqu’il n’est âgé que de 28
ans. Mais pour le moment, il a un travail sûr à la mine de charbon, un
travail indispensable à l’effort de guerre allemand et on ne
l’incorporera certainement pas.
Ses camarades de la classe 1914 ont déjà tous reçu leur ordre
d’incorporation au mois de juillet 1943, mais lui a droit à un sursis,
comme tous les ouvriers mineurs dans son cas.
On ne peut pas être en
même temps à la mine et au front. Mieux vaut pour le moment être au
fond du puits et trimer dur, le danger y est quand même moindre. Et un
bon mineur est aussi utile qu’un bon soldat, peut-être même plus. D’ailleurs il n’a pas du tout
l’intention de rejouer au brave soldat, surtout dans les circonstances
actuelles. Il sait qu’il sera versé dans un régiment du front de l’Est
et opposé aux Russes qui ont mauvaise réputation.
Il paraît qu’ils ne font pas de
prisonniers et abattent purement et simplement les Allemands qui leur
tombent sous la main. Et puis de toute façon, il a déjà servi dans
l’armée française, pendant les 2 années de son service militaire, puis
pendant 1 an, de 1939 à 1940. Il ne voit pas pourquoi il reprendrait
les armes et se mettrait du côté des vainqueurs, lui, le vaincu de 40.
Pour le moment il est urgent d’attendre. En cette année 44 les Alliés
ont débarqué et on les attend en libérateurs.
Mais dans un ultime sursaut, les
Allemands décident de jeter leurs dernières forces dans la bataille et
de mobiliser les sursitaires qui ont jusque là échappé pour de bonnes
raisons à l’incorporation. Même les jeunes de 17 ans, ceux de la classe
1927, sont obligés de prendre les armes.
C’est ainsi qu’un beau matin de
septembre 1944, le facteur Nicolas Freyermuth, « de Boddè Nìggel »,
prévient mon père qu’un ordre d’incorporation est arrivé au bureau de
poste et qu’il le lui remettra le lendemain.
Cette fois, c’est pour de bon, plus
personne ne peut reculer la date fatidique du départ. La décision de
mon père est de toute façon déjà prise depuis longtemps. En aucun cas
il ne partira servir le régime nazi. Sa place est à Kalhausen, auprès
de sa jeune épouse et de son fils. Sa famille a besoin de lui. Donc il
restera. Coûte que coûte.
Il a songé un moment à se cacher
dans le village, dans la grange voisine, mais cela exposerait sa
famille à des représailles et il n’en est pas question.
Je ne sais pas qui a donné à mon
père l’idée de la seconde solution, celle de l’automutilation. En tout
cas il a dû faire preuve d’un sacré courage pour s’attaquer à sa propre
chair et supporter de souffrir au risque de mourir, pour nous sauver,
ma mère et moi.
Dans notre maison, l’entrée du
logement se fait par la rue des roses et il y a, après la porte, un
petit vestibule carrelé. C’est là qu’a lieu « l’accident domestique »,
comme on dirait de nos jours.
Mon père, chaussé de bottes pour
l’occasion, porte devant lui une casserole d’eau bouillante et se la
renverse « malencontreusement » sur la jambe droite. Tout cela est,
soit disant, de ma faute. Agé d’à peine 3 ans, je traîne
continuellement dans les pattes de mon père et ce jour-là je le fais
trébucher. C’est peut-être vrai, allez savoir. Pour ne pas renverser
l’eau chaude sur moi, il a le réflexe de la renverser sur lui, et en
plus dans la botte droite !
Ses cris de douleur sont encore
présents dans ma mémoire. Ma mère, toute affolée, accourt de la
cuisine, les voisins alertés viennent aux nouvelles. Il faut appeler de
toute urgence un médecin. Par chance, un médecin-commandant allemand
loge dans une maison voisine, celle de Jacques Klein.
C’est lui qui prodigue les premiers
soins et peut de bonne foi établir un certificat médical pour éviter
l’incorporation à mon père. A-t-il un instant cru à la version de «
l’accident » ? Je ne sais pas, mais il peut constater les dégâts
et espérer une prompte guérison.
Le docteur Gustave Hessemann de
Rohrbach-lès-Bitche prend la relève du médecin allemand et soigne aussi
bien que possible les brûlures aux 2° et 3° degrés.
Eugène Heiser, dans son fascicule «
Activités d’un médecin de campagne au service des déserteurs et
insoumis durant l’occupation, de 1940 à 1945 », relate le cas de mon
père dans ces termes :
« Pour échapper à l’incorporation,
il n’avait pas hésité à verser sur une jambe le contenu d’une casserole
d’eau bouillante. Malgré sa profondeur, la plaie avait fini par guérir,
trop rapidement au fond, pour les besoins de la cause.
De ce fait les certificats médicaux
du docteur de Rohrbach en vue de l’obtention de sursis d’incorporation
risquaient de ne plus être pris en considération.
Ne reculant même pas devant le
danger d’une infection généralisée, Rémy entretenait soigneusement la
suppuration de la plaie, éternisant ainsi la cicatrisation. Cela lui
évita effectivement durant de longs mois de se voir obligé à partager
le sort des autres réfractaires dans la clandestinité. »
Par quel moyen mon père
retarde-t-il la guérison complète de ses plaies ? Tout simplement grâce
à la complicité de son frère Pierre qui travaille à la ferme Greff de
Weidesheim et au moulin de la « Gàllemihl », chez Joseph Eymann.
Pierre s’occupe des chevaux,
il les brosse et ramène périodiquement les poussières tombées par
terre, poussières et microbes que mon père applique sur ses plaies pour
nourrir l’infection. Drôle d’idée !
Le médecin soignant n’est peut-être
pas dupe du stratagème de mon père, mais il sait tenir sa langue. Mon
père, contre tout bon sens, joue visiblement avec sa santé et il a
beaucoup de chance de s’en tirer à si bon compte.
Il gardera néanmoins toute sa vie
des séquelles de son acte de bravoure, entre autres des troubles
circulatoires et des plaques d’eczéma sur la partie inférieure de sa
jambe droite. Son métier de mineur et le port constant de bottes en
caoutchouc n’arrangeront pas la situation.
Grâce à sa volonté et à son
courage, il est pourtant arrivé à ses fins, c’est-à-dire à éviter
l’incorporation dans l’armée allemande.
Oui, mais à quel prix ?
Le conseil municipal en 1959.
Mon père est assis à l’extrême droite.
Souvenirs d’Edouard Klein mis en forme par Gérard Kuffler.
Mai 2012.