REBOUTEURS ET REBOUTEUSES
Rebouteurs et rebouteuses
Le reboutement
Le rebouteur ou rebouteux est un
personnage bien connu dans les campagnes pour son habileté à remettre
en place les nerfs « froissés » et les articulations démises, à soigner
les entorses. Certains s’occupent même des rhumatismes, des sciatiques
et des fractures.
D’après le dictionnaire Robert,
c’est une personne qui fait le métier de remettre les membres démis, de
réduire par des moyens empiriques les luxations, les fractures, etc…
Rebouter signifie remettre, replacer, joindre les bouts, mettre bout à bout.
Le rebouteux fait partie intégrante
de la tradition rurale. De tous temps il a exercé son art au milieu de
ses semblables. Personne simple et discrète, au service de ses
concitoyens, toujours disponible, le rebouteux jouit d’une large
réputation, amplement méritée, qui lui procure une certaine
considération et une audience particulière auprès des villageois.
Il n’était pas question autrefois
d’avoir recours au médecin pour les petits bobos de la vie quotidienne
comme les entorses, les torticolis, les lumbagos…
D’ailleurs le médecin habitait trop
loin, souvent au chef-lieu de canton, et il était difficilement
joignable en l’absence des moyens modernes de communication.
De plus il revenait cher à une époque où les gens vivaient pauvrement du seul revenu de leur exploitation agricole.
Le rebouteux avait la totale
confiance des villageois d’autant que son savoir-faire résultait d’un
don du Ciel, selon la croyance populaire.
Ce don, selon la tradition, aurait été reçu de Dieu par un ancêtre pour avoir remis en place les morceaux d’un crucifix brisé.
Puisque le rebouteux a un don inné,
puisqu’il a été choisi par Dieu parmi une multitude, à lui maintenant
de « redonner » ce don aux autres et d’en faire profiter ses semblables.
Deux règles fondamentales régissent son action.
Premièrement, il doit exercer
aussitôt qu’on le lui demande et pour qui que ce soit, sans faire de
distinction aucune. Ensuite il ne doit jamais recevoir d’argent pour
les soins donnés.
Madeleine Muller
A Kalhausen, la tradition du reboutement a été représentée dès 1930 par Madeleine Muller, originaire de Wiesviller.
Née avec le siècle, le 30 janvier
1900, Madeleine, comme toutes les jeunes filles de son époque, ne fait
pas d’études, mais seconde sa mère dans les tâches ménagères et
agricoles. Son père Henri Schille, natif de Zetting, s’était installé à
Wiesviller après son mariage avec Marie Weber. Ouvrier à la faïencerie
de Sarreguemines, il exploite aussi un petit train de culture et ce
sont les femmes, la mère et les deux filles, qui doivent travailler
dans les champs pendant que le père est à l’usine.
Henri Schille est le rebouteux de
son village et il initie sa fille Madeleine à son art, mais elle ne
pratique pas tant que son père est en vie.
Henri Schille.
Après son mariage en 1930 avec Paul
Muller (28.11.1896–04.02.1970), Madeleine s’installe à Kalhausen, dans
la ferme de son mari, tout juste à côté de l’église.
La maison donne sur la place de
l’église et la rue de l’abbé Albert n’existe pas encore. Un sentier
dessert le presbytère construit, au début du siècle, un peu plus haut
que la maison des Muller et mène à des jardins. Madeleine a pour
voisins le curé du village, l’abbé Michel Albert qui exerce son
ministère depuis 1895 à Kalhausen et sa gouvernante, Marie Pefferkorn.
En face habitent la famille Pefferkorn, appelée « Krìschdoffels » et encore plus bas la famille Florian Thinnes, appelée « Bàddisse ».
La maison Muller, telle que Madeleine a dû la connaître avant-guerre.
Ci-dessous la maison dans les années soixante.
La maison Muller après-guerre.
Personne au village ne soupçonne encore que Madeleine possède le don de rebouter transmis par son père.
Un jour une des filles des voisins
d’en face, Mathilde Pefferkorn, se fait mal en jouant devant la maison.
Elle n’arrête pas de pleurer car sa cheville enflée lui fait mal et
l’empêche de marcher. C’est certainement une « foulure » de
l’articulation.
Madeleine n’hésite pas un instant
et se propose spontanément pour soigner la petite blessée. Les parents
laissent faire, la petite fille a confiance dans la voisine si gentille.
Après quelques manipulations et quelques compresses chaudes, Mathilde est bientôt guérie.
La nouvelle de cette guérison fait
aussitôt le tour du village et on ne tarit pas d’éloges sur cette
Madeleine qui possède le don de rebouter.
Depuis ce jour, Madeleine Muller ne
cessera plus de venir en aide à ses semblables. Pendant 50 ans, elle
exercera son art dans la maison de son mari Paul.
Les visiteurs viennent de partout,
du village même et des alentours, car la renommée de la rebouteuse se
propage vite dans le canton et dans l’arrondissement.
La maison de « Grets Léna » ou de « Rischards Léna », comme on l’appelle depuis son mariage, ne désemplit pas et les consultations sont quasi quotidiennes.
Elle est disponible toute la
journée et elle se dépense sans compter. Pour elle ce n’est pas évident
de mener de front toutes ses activités : elle a quatre enfants à
élever, elle doit encore s’occuper de son ménage et donner un coup de
main à son mari agriculteur.
Elle est toujours disponible pour
aider son prochain qui souffre et le plus souvent elle abandonne son
ménage, ses enfants en bas âge qu’elle confie momentanément à son
beau-père, pour soigner les petits bobos de la vie quotidienne.
Elle ne quitte jamais sa maison pour être toujours disponible, au pire, elle n’ose s’éloigner que d’une centaine de mètres.
Madeleine en compagnie de son beau-père et de ses enfants.
Madeleine ne rechigne pas à la
tâche. Pour elle qui est profondément croyante, rebouter n’est pas un
privilège, mais une vocation, un sacerdoce et elle ne peut refuser
d’aider son prochain. Accueillante, désintéressée, elle est au service
de tout homme souffrant.
Sans discontinuer, elle soigne les
entorses, les torticolis, les nerfs déplacés, les articulations
démises. Mais elle ne réduira jamais les fractures pour la simple
raison que son père ne le faisait pas non plus.
Sa sœur d’ailleurs n’a pas le don de rebouter et elle viendra plusieurs fois se faire soigner auprès de Madeleine, à Kalhausen.
Madeleine n’accepte jamais d’argent
pour le prix de ses soins et elle continue à pratiquer jusqu’au jour de
son décès, le 19 octobre 1980.
MADELEINE MULLER.
Son fils aîné, Joseph Richard,
né le 1er mars 1932, prend alors le relais et reboute à son tour, à son
domicile de la rue de la Libération tout en pratiquant le métier
d’agriculteur.
Joseph en compagnie de son épouse Agnès et d’une de ses petites filles.
Au décès de Joseph, survenu le 21
juillet 1999, son frère Edouard, né le 12 août 1934, facteur de
profession, prend la relève et reboute au domicile de sa mère, dans la
rue de l’abbé Albert.
Parmi les enfants de Joseph, Marie-Madeleine, née en 1960, épouse de Fernand Neu, et Dominique, né en 1965, ont repris le flambeau et continuent de rebouter. Seul Christian, né en 1962, dit ne pas posséder ce don.
Quant à Edouard, pour le moment, il
n’a pas de successeur désigné et aucun de ses deux fils ne s’est encore
proposé pour reprendre le flambeau, quoique l’un ait déjà montré des
prédispositions.
La technique du reboutement pour un
nerf déplacé au niveau du poignet, selon Edouard, consiste en un
massage, de la zone douloureuse, au moyen du pouce, du haut vers le
bas, c’est-à-dire du coude vers la main et non l’inverse. On doit
sentir « rouler » le nerf.
Sa mère Madeleine utilisait des
compresses imbibées d’eau-de-vie chaude. Elle immobilisait
l’articulation abîmée au moyen d’un bandage serré car, selon elle, il
fallait la tenir au chaud pour éviter une inflammation. Elle utilisait
aussi un large bracelet de cuir pour maintenir le poignet, bracelet
qu’elle mettait gracieusement à disposition des patients pour quelque
temps.
Le plus délicat était la remise en
place d’un os déboîté, comme par exemple l’os du bras, l’humérus. Il
fallait être à plusieurs pour soigner ce cas : une ou deux personnes
tenaient fermement le blessé pendant que la rebouteuse, d’un coup sec
et brutal, remettait la tête de l’os dans son logement. Cela faisait
forcément très mal et le patient criait à fendre l’âme, si fort qu’un
jour le canari de la maison tomba raide mort à cause du choc émotionnel
subi.
Edouard en pleine action.
Henri, Madeleine, Joseph, Edouard, Marie-Madeleine font partie de cette lignée des rebouteux de Kalhausen.
D’autres ont peut-être exercé avant eux au village, mais nous ne les connaissons pas.
On ne peut oublier ici le nom d’un
autre rebouteux du Pays de Bitche, certainement plus connu que
Madeleine Muller, car il avait des patients venant d’Allemagne et
même du Luxembourg. Il s’agit de François Freyermuth, appelé « de Ràhlìnger Mànn » dont la lignée s’est éteinte avec lui en 1988.
La lignée des Muller ne s’éteindra
sans doute pas de si tôt, même s’il est un peu ringard de nos jours de
s’adresser à un rebouteux. Beaucoup de personnes d’un certain âge ont
encore recours à ses services, peut-être par habitude ou par tradition.
Au XXI° siècle on a plutôt tendance
à consulter un ostéopathe, praticien qui soigne les mêmes maux que le
rebouteux, mais qui a fait des études et qui possède un diplôme. C’est
plus rassurant quelque part.
Mais le rebouteux, personne simple
issue du peuple, pratiquant une discipline d’une façon toute empirique,
arrive à des résultats tout à fait exceptionnels.
Grâce à son savoir-faire et à son habileté, grâce à son don, le rebouteux est efficace. Mais est-ce vraiment un don ?
Oui et non.
Les dons existent dans la nature humaine, on ne peut pas le nier, ils ne s’expliquent pas.
Un tel est doué pour la musique, un
autre pour la peinture, un autre encore pour les langues. Il existe des
prédispositions certaines. Mais cela ne suffit pas pour devenir un bon
professionnel. Il faut aussi de l’intérêt pour l’activité, de
l’observation et un apprentissage au contact d’un maître pour acquérir
des connaissances, un savoir-faire.
Ce n’est peut-être pas le don qui
se transmet de génération en génération, c’est plutôt une technique, ce
sont des recettes de famille, des trucs et des astuces qui se
transmettent.
Mais peu importe. Don du Ciel ou
pas. Ce qui est sûr, c’est que les rebouteux ont depuis toujours rempli
leur mission et ont été utiles pour le bien-être de la société rurale.
Et ils continuent de le faire de
nos jours, même s’ils n’ont pas de statut officiel, même s’ils ne sont
pas reconnus par le Ministère de la Santé Publique en France, même si
certains leur reprochent une pratique illégale de leur activité.
Texte de Gérard Kuffler
D’après les souvenirs d’ Edouard Muller.
Décembre 2010.
Edouard Muller nous a malheureusement quittés le 19 mai 2011.