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SOUVENIRS DE FAMILLE


Par Nicolas STEPHANUS


A part les jeunes générations, tout le monde, au village, me connaît sous le nom de "Schàànder Nìggel". Le nom de notre maison et de notre famille était "Schààndersch" et ce nom  est toujours employé par certains habitants du village, pour la bonne et simple raison que mon père, Florian STEPHANUS, remplissait la fonction de chantre ("Schàànder") pendant les offices religieux.

Lui, il était appelé "de Schàànder", ma mère, Elisabeth THINNES, était appelée " 's Schàànder Lissa" et mon frère aîné "de Schàànder Antoine".

Notre famille se composait encore d’Adam STEPHANUS, un oncle célibataire, frère de mon père. Lui, n’était pas nommé "de Schàànder Àdàm", mais plutôt "Schtrùmpwééwersch Àdàm".

Il faut vous dire que mes grands-parents paternels étaient appelés "Schtrùmpwééwersch" parce qu’ils  tissaient des bas sur un métier à tisser. Je ne pense pas que c’étaient des bas ou des chaussettes en laine – ces pièces de vêtement étaient tricotées  par les ménagères – mais sans doute des bas en soie qu’on fabriquait à domicile pour un industriel de Sarreguemines.

Je ne sais pas grand-chose sur cette activité qui semble s’être arrêtée avec la première guerre mondiale, tout comme le tressage à domicile des chapeaux en feuilles de latanier.

Ma grand-mère, Madeleine HOFFMANN, était issue d’une famille de tisserands, dont le premier représentant est André, né en 1712 à Etting et décédé à Achen en 1766. Je pense que cette activité a été pratiquée dans ma famille, après le mariage, en 1811,  de Jacques HOFFMANN, né en 1777 à Achen et décédé en 1845 à Kalhausen, avec Catherine LIST, originaire du village.

 



Les Schtrùmpwééwersch.
Mon oncle Adam à gauche et mon père, à droite, avec leurs parents et une tante.




Mon père Florian était donc, avant la guerre, du temps de l’abbé Michel ALBERT, chantre d’église. C’est lui qui avait l’honneur d’entonner les chants religieux et il devait faire fonction de répondant au prêtre lorsque la chorale était absente. C’était souvent le cas en semaine et surtout lors des enterrements, car les membres de la chorale étaient alors rarement disponibles.

Il était aussi l’organiste attitré de la paroisse et jouait de l’harmonium à pédales. Cet instrument était installé à l’avant de l’église, du côté des hommes. La chorale exclusivement masculine était placée derrière l’harmonium, sur deux bancs légèrement surélevés.

Pendant l’office il surveillait aussi les garçons installés devant lui sur de petits bancs sans dossiers. Plus d’une fois il dut intervenir en plein office pour punir un bavard ou un excité. Dans ce cas, au vu de tous les fidèles, il le sortait du banc et l’isolait en le faisant s’agenouiller devant l’autel latéral, du côté des hommes. C’était la honte absolue pour le fautif, qui jurait de ne plus recommencer.

Mon père était craint par les enfants car il avait le devoir de punir, avec l’assentiment du curé qui n’était pas plus tendre et aussi celui des parents. Il ne faisait pas bon être puni à l’église, devant tous les fidèles et encore moins à la maison, au retour de la messe, car alors les coups redoublaient, mais de la part des parents.


En ce temps les punitions corporelles n’étaient pas discutées ni sujettes à réclamations de la part des fautifs et encore moins des parents si elles étaient méritées. Tout le monde connaissait la limite à ne pas franchir et celui qui se risquait à braver l’interdit savait qu’il s’exposait à des représailles musclées. Ce système faisait en tout cas régner la discipline et le respect, même si c’était au moyen de la force.

Plus tard, après la guerre de 39-45, le curé ICHTERZ fera construire une tribune à l’arrière de la nef et la chorale désormais mixte y prendra place, avec le nouvel orgue.

En plus de son service d’organiste et de chantre, mon père remplissait encore le rôle de sacristain. Avant les offices il préparait tout ce qui était nécessaire au prêtre : les habits sacerdotaux, le grand livre de messe, les vases sacrés, les burettes, l’encensoir, les hosties. Il allumait ensuite les grands candélabres du maître-autel.


Pour les fêtes religieuses il décorait le chœur de l’église avec de grandes tentures rouges ou blanches et pour les enterrements avec des tentures noires.

Pour les enterrements il disposait aussi, au début de l’allée centrale, juste devant le banc de communion, un catafalque drapé de noir et entouré de six grands candélabres. C’est là que l’on plaçait le cercueil du défunt pendant l’office.



 

Le chœur de l’église Saint Florian de Kalhausen.

(photo prise après-guerre)


La sonnerie des cloches et le remontage de l’horloge étaient aussi de sa compétence et je lui donnais souvent un coup de main ou je le remplaçais pour le soulager.

L’horloge était actionnée par des poids, comme les coucous de la Forêt Noire et il fallait monter tous les jours dans le clocher pour remonter les gros poids au moyen d’une manivelle. C’était un travail physique assez éprouvant et les ruptures de câble étaient fréquentes.

La sonnerie des cloches était toute une histoire. Avant chaque office, en semaine ou le dimanche, il fallait sonner manuellement les cloches. Et tous les jours pour l’angélus du matin, de midi et du soir.

En général, pour la grand-messe de dix heures du dimanche, pour les vêpres et les enterrements, il fallait sonner trois fois : une première fois une heure avant l’office pour que les paroissiens sachent qu’il y a un office : en effet, les gens n’avaient pas tous forcément une montre chez eux et leur vie était souvent réglée sur les sonneries des cloches. On disait : "ès litt 's érschd", c’est-à-dire "c’est la première" (sonnerie). Mon père sonnait alors la petite cloche.


Une demi-heure plus tard, il allait sonner la cloche moyenne, pour dire aux fidèles qu’il leur restait encore un peu de temps pour se préparer et que l’heure de l’office approchait. On disait : "ès litt's zweit", "c’est la seconde" (sonnerie). Mon père gagnait alors la sacristie pour préparer l’office.

Une troisième sonnerie annonçait enfin le début de l’office et appelait les fidèles à l’église. Comme mon père n’était plus disponible, car occupé à la sacristie, c’étaient les grands garçons qui avaient pris l’habitude de le remplacer et de sonner les cloches.

Les premiers arrivés avaient l’honneur de jouer aux sonneurs et les heurts étaient fréquents entre les postulants. Cette fois les trois cloches étaient mises en branle et il en fallait du monde. Pour chacune des plus petites un sonneur suffisait, mais la plus grande en réclamait trois. On disait : "ès litt zòmme", "les cloches sonnent ensemble".

Les grands garçons épiaient du coin du clocher le curé qui allait sortir du presbytère pour gagner l’église et dès qu’ils le voyaient, ils se précipitaient sur les cordes qui pendaient sous le clocher. Quand il y avait trop de monde sous le clocher, trop de sonneurs ou des spectateurs, le curé forçait les jeunes en surnombre à prendre place sur leurs bancs, dans la nef.


Les sonneurs s’en donnaient à cœur joie, tirant de toutes leurs forces sur les cordes, ne les lâchant plus, s’accrochant à elles, quittes à monter presque jusqu’au plafond, fiers de se donner en spectacle aux fidèles qui gagnaient l’église et passaient à côté d’eux. Parfois de petits accidents avaient lieu, dus à l’imprudence ou à la témérité de certains : accrocs aux vêtements ou éraflures.

La sonnerie s’arrêtait au moment où le prêtre sortait de la sacristie et faisait son entrée dans le chœur en direction de l’autel. Les joyeux sonneurs gagnaient alors rapidement leur place, contents de leurs exploits. ...Et j’étais souvent avec eux!

La sonnerie pour annoncer un décès ou un enterrement était spéciale. Cette sonnerie du glas se pratiquait dans le clocher, au niveau des cloches, sans l’utilisation des cordes qui servaient normalement pour les autres sonneries.

Il fallait aussi être à trois. Souvent c’était mon père, mon oncle et moi. Mais parfois aussi mon père demandait l’aide du voisin, Nicolas LENHARD appelé "Schààcks Nìggel" ou de son fils Adolphe qui avait un an de plus que moi. Quand l’un de nous était indisponible, ils rendaient volontiers service.

Donc, pour sonner le glas, deux personnes s’installaient en hauteur, au niveau de l’axe de la gosse cloche et ils la mettaient en mouvement au moyen de deux leviers en bois fixés d’un côté au joug de la cloche. C’était dangereux, il ne fallait pas glisser et tomber, et surtout éviter de se faire coincer entre le joug qui se balançait et le châssis qui supportait la cloche.

La troisième personne, mon oncle ou moi, s’asseyait à l’intérieur de la fenêtre du clocher, le dos contre les abat-sons, et au moyen de cordes, tirait alternativement sur les battants des deux petites cloches.

Un jour, le voisin, Nicolas LENHARD eut le coude coincé entre le levier et le châssis et il fallut le faire soigner par le docteur BINDSTETT de Sarralbe. La blessure n’était heureusement pas trop grave.

Comme vous le voyez, la charge de sonneur n’était pas de tout repos ni exempte de dangers. De plus elle réclamait une très grande disponibilité de notre part. Certains jours, mon père ne pouvait pratiquement pas vaquer à ses occupations agricoles et mon oncle devait le remplacer pour les travaux des champs. Heureusement que la sonnerie fut plus tard électrifiée.

Mon père était vraiment la personne à tout faire de la paroisse, le proche collaborateur du curé. Il était bien sûr rétribué, par la paroisse, pour sa fonction d’organiste, de chantre, de sacristain et de sonneur de cloches et par la commune pour le remontage et le réglage de l’horloge publique.
Mais le salaire était modique et les heures de présence nombreuses.

Grâce à sa bonne connaissance du français, il était aussi devenu le secrétaire du club des arboriculteurs, "de Obstbaumverein" et de celui des aviculteurs du village, "de Kleintierzuchtverein".

Les occupations ne manquaient donc pas et ses journées étaient bien remplies.

Il est malheureusement décédé, à 51 ans, le 9 avril 1948, alors que j’avais à peine 20 ans.

Le dernier service religieux auquel il a participé en tant que chantre fut l’inhumation au cimetière de Weidesheim de Pierre d’HAUSEN, le 26 décembre 1947.

Mon oncle Adam décédera aussi brusquement, le 9 mars 1957, soit à peine 9 ans après mon père, en faisant une chute, du haut de la plate-forme de la grange. Le sort semblait s’acharner sur notre famille.


 

Je suis debout à gauche, avec mon frère, derrière mes parents



Avec toutes ces histoires de cloches, j’ai complètement oublié de me présenter. Comme vous avez déjà peut-être pu le deviner, mon nom est  Nicolas STEPHANUS. Je suis né le 26 octobre 1928, un an après mon frère aîné Antoine, né le 4 septembre 1927.

La maison paternelle, que j’occupe toujours avec mon épouse Marie-Louise, se trouve dans la rue de la libération, « ìm Làngenéck ».

Le linteau de la porte d’entrée porte le millésime 1921, année de la reconstruction du bâtiment. Mon père m’a toujours raconté que cette année-là, notre maison avait été la victime d’un incendie, précisément le 14 juillet, en pleine moisson.

La maison mitoyenne des Lenhard a aussi subi des dommages car les greniers communiquaient entre eux et il n’y avait pas de mur de pierres qui aurait pu servir de pare-feu. Les toitures furent détruites et le feu se propagea jusque dans les granges. Toute la récolte de foin fut anéantie.

Dans la maison des Lenhard, jusqu’à sa transformation par les actuels propriétaires, il y avait longtemps une poutre noircie par le feu qui servait de linteau à la porte donnant de la grange sur le couloir de la maison.




Maisons Stéphanus et Lenhard rue de la Libération
.

(Photo prise avant guerre)
 

Mon oncle Adam, né le 1er octobre 1897, célibataire, vivait avec nous et aidait mes parents dans leur exploitation agricole.

L’agriculture ne rapportait pas beaucoup et de nombreux paysans recherchaient pour l’hiver, la morte saison, une seconde activité.

Certains étaient employés pour quelques mois, chaque année, par les gardes forestiers privés de Weidesheim. Pendant les mois d’hiver, ils façonnaient et enstéraient le bois proposé à la vente, ils s’occupaient aussi des plantations et de l’entretien de la forêt.

Mon père et mon oncle travaillaient pour le garde forestier Adolphe RIMLINGER, alors que notre voisin, Nicolas LENHARD, était embauché par Charles DELLINGER.

Je me rappelle que, jeune garçon, j’étais souvent de service le jeudi pour apporter le repas de midi à mon père et à mon oncle occupés à faire du bois en forêt.

Les bûcherons avaient construits en plein centre du "Mihlewàld", la "forêt du moulin", au croisement des quatre chemins, une petite cabane en planches. Le toit était recouvert de papier bitumé qu’on appelle "Dàchpàpp" . Il y avait même une petite fenêtre et un plancher. L’intérieur était sommairement meublé d’une table, de bancs et d’un poêle.

Cet abri de fortune servait de réfectoire et de rangement aux travailleurs de la forêt. Elle était bien sûr fermée par un cadenas car elle contenait tous les outils indispensables : les haches, les cognées, les passe-partout, les scies et les limes d’affûtage.

J’aimais bien apporter leur repas aux bûcherons, la forêt n’était pas bien loin par le chemin du "Rébbèrsch" et le repas à porter guère lourd.

Ma mère cuisinait à la maison et mon père n’avait plus qu’à réchauffer un peu les aliments. Le repas chaud était le bienvenu, surtout en hiver. Et moi j’étais fier de me sentir utile. J’aidais un peu à entasser le bois, je traînais un moment parmi les bûcherons, puis je rentrais, laissant les adultes à leur dur métier.


Mon oncle Adam partait à une certaine époque, chaque hiver, du côté d’Hagondange où il trouvait du travail dans la sidérurgie. Mais il ne put pas supporter longtemps la pénibilité de l’emploi et il dut arrêter l’expérience car il rentrait chaque fois amaigri et malade.

Chaque année, à l’occasion de la fête de l’Assomption, Adam participait avec un groupe issu du "Làngenéck" à un pélerinage à Marienthal, dans la proche Alsace.
Le départ se faisait à pied, l’avant-veille de la fête, au soir, pour une marche  de 60  km, par monts et par vaux, en empruntant des chemins de traverse. Les pèlerins emmenaient de la nourriture, quelques effets personnels et surtout le beau costume, pour pouvoir suivre en belle tenue les offices du dimanche. Ils arrivaient sur place le samedi soir, après une nuit et une journée de marche.


Ils passaient alors la nuit à l’hôtel, se confessaient le dimanche et communiaient. Le retour s’effectuait en train, le soir du 15 août. Je ne sais pas si ce pèlerinage a été mis en place suite à un vœu. Peut-être pour remercier la Vierge d’être revenu sain et sauf de la guerre ?





Le groupe des pèlerins photographié à Marienthal.
Adam se trouve à l’arrière-plan à gauche alors que son voisin de rue, Nicolas Lenhard, est à droite.



A l’évacuation en Charente, je n’avais pas encore 11 ans. Nous étions en pleine période de récolte du regain et je me rappelle que les hommes de la famille déchargeaient en ce 1er septembre 39 une charrette chez Nicolas DEMMERLE, au centre village.

En ce temps-là les agriculteurs s’entraidaient volontiers entre membres d’une même famille ou entre voisins, surtout pour les récoltes.


Les souvenirs de Charente sont encore vivaces pour moi, surtout l’arrivée à Ruffec, vers 4 heures de l’après-midi, après un interminable voyage en train, entrecoupé de longues haltes dans les gares de passage.

Nos bagages furent entassés sur un camion et mon père me chargea de les surveiller. Je pris donc place sur le tas de valises et de baluchons. Le chauffeur déchargea le tout à Benest, sur la petite place, en face du garage. J’attendis sagement l’arrivée de mes parents et de mon frère qui avaient fait le voyage depuis la gare en autocar avec les autres évacués de Kalhausen.





Vue de Benest pendant la guerre






Rue principale de Benest aujourd'hui



Mon oncle Adam ne faisait pas partie du voyage car il avait été mobilisé sur la ligne Maginot à Achen et faisait partie des troupes d’intervalle, entre le petit ouvrage du Haut Poirier et les casemates voisines. En Charente, nous n’avions pas de nouvelles de lui et nous craignions le pire après la déroute de mai 40.


A notre arrivée, l’adjoint au maire de Benest, dont j’ai oublié le nom, s’occupa de loger toute cette foule de réfugiés qui lui tombaient sur les bras et qui ne parlaient pas du tout le français. Nous, les jeunes, nous nous débrouillions assez bien, mon père également, lui qui parlait et écrivait couramment le français.

L’adjoint se donna beaucoup de mal pour satisfaire tout le monde et il dut user souvent de tact et de diplomatie pour résoudre les problèmes que lui posaient les réfugiés. Dans cette situation de crise, de déracinement, de manque de tout, les égoïsmes refaisaient surface et la règle du "chacun pour soi" reprenait le dessus.
Tout le monde voulait le meilleur logement, la meilleure part, les meilleurs vêtements, les meilleurs outils.


On en venait presque aux mains. Nous n’avons malheureusement pas donné la meilleure image de la Lorraine aux Charentais.

La situation s’améliora lentement, les familles s’habituèrent à leur nouvelle situation, les pères de famille retrouvèrent du travail, les enfants leurs camarades de classe et leur maîtresse d’école.

Nous logions dans une maison vide qui avait auparavant accueilli des réfugiés espagnols lors de la guerre civile de 1936 à 1939 et qui était devenue depuis un refuge pour les rats.

La nuit était horrible et je n’arrivais pas à trouver le sommeil. Les bestioles faisaient du tapage dans les plafonds creux et on les entendait se déplacer pendant toute la nuit.

Nous n’occupions qu’une pièce sur l’avant de la maison, mon parrain Nicolas DEMMERLE et sa famille logeaient sur l’arrière. Dans la maison voisine habitaient Jean-Pierre FREYERMUTH avec sa femme Elisabeth et leurs deux enfants âgés de 6 et 5 ans. Jean-Pierre ne resta pas longtemps en Charente, il alla rejoindre en Meuse son oncle Dominique JUNG qui lui avait proposé du travail.

Mon parrain ne resta pas longtemps non plus à Benest car il fut affecté à Ruffec, du fait de sa situation de cheminot et il déménagea bientôt.

Il n’y avait pas de confort dans notre nouveau logement et je regrettai rapidement notre confortable maison de Kalhausen. La pièce que nous occupions avait un sol de terre battue, toujours sale et poussiéreux.
Une grande cheminée noircie par la fumée était adossée à un des murs et elle ne chauffait pas beaucoup. Les Charentais avaient l’habitude d’utiliser la cheminée pour préparer les repas alors que nous avions depuis longtemps une belle cuisinière à bois en Moselle.


Mes parents ne savaient pas utiliser la cheminée pour cuisiner et ils achetèrent un petit poêle à bois qui ne consommait pas beaucoup et suffisait largement pour chauffer les aliments.

Mon père, habitué aux travaux agricoles trouva rapidement un emploi à Benest même, dans une ferme tenue par un ancien boucher qui s’était enrichi et avait pu acquérir une vingtaine de petites fermes qu’il louait à des particuliers.
Il s’appelait Monsieur MAUD et devait avoir la soixantaine. Il s’occupait personnellement de son exploitation de Benest pendant que son épouse tenait un magasin d’articles ménagers au bourg.


Je donnais souvent un coup de main en menant les bêtes au pâturage ou pendant la fenaison et la moisson.

Les gerbes de blé et d’avoine étaient rassemblées en grandes meules dans un champ en dehors du village, en direction de Bouchage, dans l’attente de la venue de la grande batteuse mobile.




  Groupe de réfugiés Kalhausiens à Benest.


Les relations entre mon père et son employeur étaient excellentes. Nous étions considérés comme des membres de la famille et correctement rétribués, soit en espèces, soit en nature. Monsieur MAUD avait un gendre sous-directeur de la poudrière d’Angoulême.



Ce dernier était un monsieur "bien", toujours tiré à quatre épingles lorsqu’il venait rendre visite à son beau-père. Il arrivait en Citroën C4, mais ne restait jamais longtemps. Je pense qu’il devait avoir beaucoup de travail à ce moment pour l’armée et que son temps était compté. En tout cas il n’a jamais donné un seul coup de main pour les travaux agricoles.

La première semaine de classe fut la plus difficile pour nous, petits Lorrains. Nous étions repoussés dans un coin de la cour et les Charentais nous empêchaient de jouer. Nous n’osions pas trop nous révolter au début, mais peu à peu nous prîmes de l’assurance et les bagarres devinrent systématiques et quotidiennes.
Notre pauvre maîtresse était souvent convoquée par la directrice et en classe elle nous faisait la morale. Nous ne nous sentions pas en tort puisque nous ne faisions que nous défendre face aux attaques des Charentais.


Les bagarres continuèrent pendant 3 semaines, puis la situation se calma d’elle-même. Nous fîmes un effort en laissant de côté notre dialecte pendant les récréations et bientôt les Charentais devinrent nos camarades.

Je me rappelle que la neige est tombée une seule fois pendant l’hiver 39-40, mais elle n’a pas tenu longtemps, à peine une heure. Chez nous, en Lorraine, les hivers étaient beaucoup plus rudes et la neige abondante.

Ma mère ne supportait pas bien le séjour forcé en Charente car elle ne parlait pas le français. Pour mon père c’était plus facile. Elle avait beaucoup de mal à se faire comprendre des habitants du lieu. Est-ce pour cela qu’elle pleurait parfois ? Où bien se faisait-elle du souci pour la maison et les biens laissés en Moselle ?

Quand elle éclatait en sanglots, j'étais tout penaud et je n’osais la questionner. Je ne pouvais pas bien la consoler car à mon âge je ne comprenais pas tout à fait les problèmes des adultes.

Pour ma part, dans mon insouciance, je traînais souvent sur le marché de Benest. Je n’avais pas du tout l’habitude des marchés pour la bonne raison qu’il n’y en avait pas à Kalhausen.

Au bourg, il y en avait 2 par mois. Le premier était un marché où on pouvait acheter des vêtements et de la nourriture. Le second se tenait toujours le 19 du mois et c’était un marché aux bestiaux.
Les bêtes proposées à la vente par les paysans du bourg et des nombreux écarts étaient attachées de part et d’autre de l’allée qui mène au cimetière, à l’ombre de grands platanes ou tilleuls, je ne sais plus.


Les maquignons allaient et venaient, faisant leurs affaires. Pour moi le marchandage était une grande inconnue et je découvrais là des pratiques nouvelles. Je pouvais rester des heures à admirer les bêtes, surtout les bovins, à suivre les marchandages bruyants et les gesticulations des maquignons, à épier du coin de l’oeil les paysans lorsqu’ils comptaient les billets de banque et les faisaient rapidement disparaître dans la poche de leur veste.

Et je rentrais en rêvant aux vaches et aux veaux que j’élèverais un jour, dans ma Moselle natale, après la guerre et aux billets qu’ils me rapporteraient…

Mais la guerre était encore bien présente pour le moment. Nous n’avions toujours pas de nouvelles de l’oncle Adam qui devait se battre pour défendre la patrie.

Plus tard, après le retour, nous saurons que son unité avait reçu l’ordre de battre en retraite et qu’il avait été fait prisonnier à Luxeuil dans le département des Vosges.

Les Allemands arrivèrent à Benest en juin 40 et Monsieur MAUD garda un très mauvais souvenir de leur venue.

Un jour des soldats arrivèrent en camion à la ferme  et lui présentèrent un ordre de réquisition. Ils chargèrent tous les fûts de bon vin, ceux qu’il conservait précieusement dans sa cave pour les grandes occasions.


Ce jour-là je le vis pleurer comme une Madeleine car on lui volait ce qu’il avait de plus précieux au monde, le fruit de son labeur.
Pour nous, avec la signature de l’armistice, le séjour forcé en Charente tirait sur sa fin et nous fûmes autorisés à rentrer en Lorraine.

Le retour en train eut lieu le 1er octobre 40. Tous les passagers du train furent contrôlés à Saint-Dizier et c’est là que je vis les premiers SS.

L’examen minutieux des cartes d’identité avait pour but de refouler tous les indésirables dans le sud de la France, en zone encore libre. Ainsi les familles SPIELEWOY, PROSZENUCK et KORMILZIN qui avaient des origines russes n’eurent pas "l'honneur" de rentrer en Moselle annexée et de faire partie du peuple allemand. D’ailleurs l’ont-elles jamais voulu ?

Elles furent logées dans la région de Lourdes et ne rentrèrent à Kalhausen qu’après la guerre.

Nous rapportions quelques maigres bagages de Charente, en particulier un vélo pour dame, très utile pour les déplacements.

Mon oncle Adam possédait déjà avant la guerre une bicyclette, un demi- course et c’était un luxe à l’époque. Il avait un ami au village, Emile BORSENBERGER qui avait fait des études à Strasbourg et qui s’entraînait pour la course pédestre Paris-Colmar.
Adam lui servait de partenaire d’entraînement. Pendant que l’un s’efforçait d’aligner les kilomètres à pied, l’autre pédalait à ses côtés et le motivait. Mais Emile était selon mon oncle très fantasque. Parfois l’entraînement se passait bien, mais si Emile décidait qu’il en avait assez, il était capable d’abandonner et de rester sur place de longues minutes, forçant son compagnon à attendre, à côté de lui.
Et il en fallait, de la persuasion pour le faire repartir ! Je ne sais pas si Émile participa un jour à un Paris-Colmar.


 

     Émile BORSENBERGER et Adam STEPHANUS.


Nos voisins de gauche étaient les NEU. Ils étaient une famille nombreuse comportant 5 garçons et 4 filles. L’un des garçons, François, était mort pendant la première guerre mondiale.

Il restait Jean-Baptiste qui s’adonnait à l’agriculture, Jean qui travaillait dans l’entreprise PETRI de Achen, laquelle construisait de petites batteuses, Ferdinand et Charles qui tenaient une boulangerie dans la maison paternelle. Je ne me rappelle que du nom de deux filles, Irma et Agathe. Je sais qu’une autre était religieuse.

La pièce de droite de la maison servait de magasin de vente et le four à pain, alimenté au bois, était installé à l’arrière. Ferdinand, boulanger de métier, avait embauché une jeune fille du village comme vendeuse, il s’agissait de Joséphine METZGER que tout le monde appelait "Kàrlins Schossfinn" et qu’il épousa plus tard..

La production de pain était importante car Ferdinand effectuait chaque jour une tournée en calèche à Etting, Schmittviller, Achen et Oermingen, avant que le boulanger VOIRGARD ne s’installe dans ce dernier village.

Il produisait plus de pain que l’autre boulanger du village, Nicolas FABING, appelé "Bägger Nìggel".

Bien que voisins nous n’étions pas clients de Ferdinand car ma mère cuisait elle-même, comme beaucoup d’autres ménagères du village, le pain de la famille.
Nous avions un grand four à bois installé dans la cave après l’incendie de 1921 et ma mère cuisait chaque vendredi 8 grosses miches pour la semaine. Ce pain se conservait parfaitement dans la cave, suffisamment humide, et il ne durcissait pas.


Pendant la guerre, la boulangerie NEU prit de l’essor car Ferdinand dut fournir en pain la population de Weidesheim qui avait considérablement augmenté à cause de la présence des prisonniers de guerre, des travailleurs déplacés de l’Est et des soldats allemands.

Ferdinand dut embaucher des ouvriers qui travaillaient sur 3 postes et le four n’avait plus le temps de refroidir.

Le vieux four à bois n’arrivait plus à suivre la cadence et Ferdinand décida, avec l’aide des autorités allemandes de faire construire une nouvelle boulangerie. L’emplacement était tout désigné car il possédait un jardin en face de la maison paternelle.

Les travaux de terrassement furent effectués par une vingtaine de prisonniers russes qui venaient chaque matin de Weidesheim sous bonne escorte. Ferdinand fournissait la nourriture et la boisson et les prisonniers habitués à une maigre pitance en profitaient. Des fûts de bière étaient ouverts, on ne lésinait pas sur les moyens.

Cela contrariait les gardes allemands qui craignaient une baisse du rendement et des troubles dus à l’alcool. Mais Ferdinand était en position de force et il avait un malin plaisir à narguer les occupants.

La nouvelle boulangerie ne comportait pas de logement, mais seulement le fournil, la réserve de farine, le local de vente et une cuisine.

Le four était des plus modernes. C’était un modèle à glycérine qui fonctionnait au charbon et au bois. La glycérine était chauffée par le foyer, puis elle circulait dans des tubes et venait elle-même chauffer les parois, la sole et la voûte des deux fours.

C’était un système très performant. Le four était nettement plus grand que l’ancien puisqu’il avait trois étages. Le dernier étage servait à cuire les croissants, les tresses et les couronnes.

Les Allemands venaient chaque matin en camion charger leur pain. C’était un pain rectangulaire fait avec de la farine de seigle et qu’on appelait
"Bùmbernìggel" et je peux affirmer qu’il était excellent pour l’avoir goûté
.




 

J’ai eu la chance de n’avoir pas été incorporé dans l’armée allemande car la classe 28 n’était pas concernée en Moselle. Par contre mon frère Antoine, né en 27, a eu moins de chance que moi. Il faisait partie de la dernière classe d’âge incorporable et il fut mobilisé en mai 44. Il n’avait pas encore 17 ans. Il ne rentra malheureusement pas de la guerre et fut porté disparu par les autorités militaires en novembre 44, près de Landsberg-Schwerin, dans le nord-est de l’Allemagne, tout près de la Mer Baltique.
A-t-il été fait prisonnier par les Russes ? Ou bien a-t-il déserté, comme il en avait l’intention, puisqu’il voyait que la partie était perdue pour les Allemands ? Je pense qu’il est décédé dans un camp de prisonniers en 1945, mais personne ne sait où il repose.




 
Antoine STEPHANUS et Victor HOLZRITTER.

A part mon frère, nous sommes sortis sans trop de dommages de la guerre et j’ai pu construire ma vie, comme je l’entendais. J’ai toujours eu en moi l’amour des belles choses et en tant que relieur de livres, j’ai pu faire du beau travail. Mais je n’ai jamais renié mes origines terriennes.

Plus tard, à côté de mes obligations professionnelles en tant qu’infirmier en psychiatrie, j’ai ressenti le besoin de suivre les traces de mon père et de consacrer mon temps libre à une petite exploitation agricole biologique, dans le respect de la nature. C’est ainsi que je trouvais mon équilibre.








            Mars 2012

               Souvenirs de Nicolas STEPHANUS.
               Texte de Gérard KUFFLER.