Souvenirs du quartier de la gare par Gilbert Behr

 

Souvenirs du quartier de la gare

par Gilbert Behr

 

Nous habitions au quartier de la gare, dans la première maison à droite, en venant de Kalhausen. Mon père, Simon, travaillait en effet à la gare. Né le 20 octobre 1930, j'étais le troisième garçon de la famille.


1932. Mes parents avec trois de leurs enfants.
Je suis au milieu, entre Théo et Camille.

Il n'y avait pas beaucoup de maisons au quartier de la gare. Mais la gare de Kalhausen était importante car elle se trouvait à la bifurcation de deux grandes lignes ferroviaires : la ligne Sarreguemines-Strasbourg et la ligne Sarreguemines-Nancy. Les trains étaient très fréquentés car beaucoup d'ouvriers ou d'employés utilisaient ce moyen de transport pour se rendre à leur travail à Sarreguemines. Les fermes de Weidesheim expédiaient aussi chaque matin leur lait en ville par le train.



La gare de Kalhausen avec à droite le restaurant
et presque en face notre maison.

Tous ceux qui voulaient se rendre à Sarreguemines ou à Diemeringen pour faire leurs courses devaient obligatoirement prendre le train.
Il y avait donc beaucoup d'animation chaque matin et chaque soir dans le hall de la gare et aussi dans le nouvel hôtel-restaurant Hostein construit juste avant la guerre, presqu'en face de notre maison. Le soir, beaucoup d'ouvriers s'arrêtaient un moment au restaurant pour prendre une consommation, avant d'enfourcher leur vélo pour regagner le village distant de 3 km.

A cause de l'éloignement de l'école communale, mes parents avaient décidé de nous scolariser, mes frères aînés Camille, Théo et moi, à Sarralbe. Nous avions chacun une carte de transport gratuite et nous prenions le train chaque matin pour nous rendre à Sarralbe et pour rentrer le soir. Nous avions même le temps entre midi pour venir manger à la table familiale. Bien sûr, il ne fallait pas traîner, mais le temps suffisait largement et le déjeuner était toujours prêt quand nous arrivions.
Les enfants de Weidesheim n'avaient pas cette chance d'aller à l'école en train, ils devaient rejoindre l'école communale de Kalhausen à pied et par tous les temps.

Nous avons été évacués en Charente, à Benest, comme tous les habitants de Kalhausen. Au retour, mon père dut aller travailler à Puberg, dans le Bas-Rhin, et il emmena toute sa famille. Là nous habitions dans une maison de garde-barrière, tout près des voies.
Quelques mois plus tard, il fut de nouveau affecté à la gare de Kalhausen.

A Puberg, Bernard, moi, Théo et Camille.
Nous jouions déjà aux soldats.

Je dus alors fréquenter avec mes frères l'école de Kalhausen. Le bon temps était terminé. Il fallait désormais effectuer, tous les jours de classe, à pied, le trajet de 6 km aller-retour, comme les enfants de Weidesheim et de Hutting qui étaient dans le même cas.
Il n'était plus question non plus de rentrer déjeuner pendant la pause de midi. Il fallait emporter la gamelle en plus du cartable. C'était la famille Muller, dans la rue de la gare, à côté du lavoir, ("Héwàmms Émil" et "Schäffersch Ònna") qui se chargeait de faire chauffer le repas et de nous le servir.

Les enfants Zins, dont les parents étaient maraîchers à Weidesheim, mangeaient aussi dans la même famille. Cela faisait de l'animation dans cette maison d'habitude vide d'enfants : pas moins de six jeunes investissaient chaque jour la cuisine et y mettaient de l'ambiance. C'était une façon comme une autre pour ce couple sans enfant de rendre service et de mettre un peu de beurre dans les épinards.

D'autres enfants mangeaient un moment dans la famille du forgeron du village, Léon Lett que nous appelions "de Schmìdde Léo". Son épouse appelée
"Schmìtts Léné" tenait une quincaillerie, plutôt une sorte de bazar où on pouvait acheter un peu de tout, dont des caramels et des sucettes. Mais nous n'avions pas d'argent pour ces friandises qui nous faisaient tant envie.

Si la marche était au menu des jours de classe, elle l'était aussi le dimanche. Ce jour-là il fallait se rendre à Weidesheim à la messe. Le curé de Kalhausen venait tous les dimanche matin pour un office dans la petite chapelle.
En hiver elle n'était pas chauffée et nous nous amusions à souffler pour provoquer des nuages de vapeur blanche. On se prenait à rêver qu'on fumait comme les grands. Le curé ne pouvait pas nous apercevoir car il nous tournait le dos. S'il nous avait aperçus, il nous aurait sans aucun doute punis car il était très sévère.

L'épisode de la seconde guerre mondiale fut le bienvenu pour nous, les enfants. Contrairement aux adultes pour qui tous les bouleversements, les atrocités commises, les deuils étaient la cause de nombreux soucis, nous profitions de cette période trouble comme d'un vaste champ d'exercices et de découvertes. L'uniforme et le mystérieux charme qui s'y rattache ainsi que, le matériel militaire ont de tous temps fasciné certaines personnes et surtout les enfants, curieux de tout.

A partir de 1943, il y avait beaucoup de vie et de mouvements dans le hameau voisin de Weidesheim et nous nous y rendions souvent, surtout pendant les vacances.
A cette époque, de nombreux prisonniers de guerre y étaient hébergés dans des baraques et le long de la route départementale jusqu'à Wittring.
Je me rappelle très bien de la construction de ces bâtiments par des entreprises allemandes.

Je découvris alors l'utilisation des premiers blocs de béton ("Bimsschdèèn"), c'était des agglos servant à élever rapidement des murs, à la place des traditionnels moellons calcaires issus du terroir.
Les baraques furent rapidement occupées par une multitude de prisonniers de guerre employés soit dans les fermes soit dans l'usine souterraine de Wittring. Il y avait des Serbes, des Russes, des Polonais et plus tard, en 1944, des Italiens partisans du général Badoglio qui avait essayé de négocier un armistice avec les Alliés et que les Allemands avaient forcé à démissionner.

Les contacts avec cette population étaient fréquents pour nous. Les prisonniers souffraient de malnutrition et de la faim et ils étaient prêts à échanger n'importe quoi contre un peu de nourriture.
Certains prisonniers, habiles de leurs dix doigts, fabriquaient, pendant leurs heures de loisirs, une multitude de petits objets en bois ou en métal : des jouets articulés comme des poules qui picoraient, des bagues à partir d'une pièce d'un franc.

Les Italiens avaient pu garder leurs affaires personnelles et ils en profitèrent pour échanger qui un stylo, qui un couteau ou même leur portefeuille contre de la nourriture.
Nous étions friands de ces babioles et nous n'hésitions pas à voler un morceau de pain au foyer familial pour pouvoir effectuer l'échange souhaité.

Outre les contacts avec les prisonniers de guerre, d'autres contacts s'établirent au gré des passages de soldats dans la région, d'abord avec les Allemands, puis avec les Américains.
Une baraque bien spécifique de Weidesheim nous attirait, celle du foyer du soldat allemand. Nous poussions souvent la porte dans l'espoir de tomber sur un article qui nous intéresserait. Il y avait surtout des bibelots du genre de ceux qu'on trouve dans les boutiques de souvenirs.

Je me rappelle qu'un jour je pus acheter avec mon maigre argent de poche un étui de craies de couleurs. J'étais fier d'avoir d'aussi belles craies, comme mon institutrice, et je me dépêchais de les essayer sur les murs de la maison paternelle.

Mais mon père n'apprécia pas beaucoup mes talents d'artiste et je dus illico presto effacer mes chefs d'oeuvre.

Je devins ainsi un jour l'heureux propriétaire d'une belle paire de jumelles de la Wehrmacht, mais d'une manière peu recommandable pourtant, et je le regrette encore un peu aujourd'hui.

C'était en novembre 44, peu avant l'arrivée des Américains, et je me trouvais justement chez mes grands-parents à Schmittviller. Une petite troupe de soldats allemands, sur le chemin de la retraite, fit un soir une halte devant la maison maternelle : il y avait un véhicule de reconnaissance
("Panzerspähwagen"), quelques chars et des camions transportant des militaires.

Je fus tout de suite attiré par la paire de jumelles qui pendait au cou d'un des soldats, peut-être le chef de bord du véhicule de reconnaissance et je décidai d'en devenir propriétaire. Pendant la nuit je subtilisai sans bruit les jumelles restées sur le siège du véhicule garé dans la grange.

Le lendemain, au départ des soldats, je me tins à distance respectueuse, l'air innocent et j'entends encore le gradé pester contre l'auteur du vol. Je n'osais pas lever les yeux et j'avais un peu honte intérieurement. Mais pour moi, ce n'était pas un vrai vol, j'avais par contre agi en patriote, contre l'ennemi. J'avais à ma façon aidé à gagner la guerre et tant pis pour l'Allemand ! Heureusement que les soldats étaient pressés de repartir, talonnés par les Alliés, sinon cet acte aurait pu avoir des conséquences fâcheuses.

Muni de mon trésor de guerre, je pus désormais observer à loisir le mouvement des troupes et surtout le passage en rase-mottes des fameux " Jabos ", ces chasseurs-bombardiers américains, les Thunderbold. Je possède toujours les jumelles bien qu'elles soient maintenant hors d'usage, et elles sont pour moi un fameux souvenir.

Je me rappelle aussi d'un autre fait survenu pratiquement à la même période, lors de mon séjour au quartier de la gare. Deux ou trois chars allemands avaient pris position dans le "Mihlewàld", la forêt du moulin, et surveillaient la vallée de la Sarre.

Deux soldats vinrent frapper à la porte de mes parents et demandèrent à emprunter une bassine, "e Wéschbitt", certainement pour pouvoir laver leur linge. Ma mère leur prêta la bassine, à contre cœur, la considérant déjà comme irrémédiablement perdue. Mais les soldats, corrects et respectueux, vinrent restituer l'objet en n'oubliant pas de remercier mes parents pour leur geste. Les soldats en question étaient des SS à la sinistre réputation. Leur comportement fut tout à fait honorable à notre égard.

Les contacts de notre famille avec les occupants furent toujours satisfaisants et nous n'eûmes pas à nous plaindre d'exactions ou de mauvais traitements.

Les Américains succédèrent heureusement aux Allemands après le 6 décembre 44, apportant avec eux une quantité phénoménale de matériel dont le surplus fit notre plus grande joie.

Les premiers soldats américains que j'ai vus étaient des fantassins. Ils établirent un campement dans le "Mihlewàld". Après leur départ, nous fîmes main basse sur une grande quantité de matériel abandonné dans les trous individuels creusés dans la forêt : des vêtements, des vivres, du matériel de rasage, des armes, des munitions. Et tous les enfants, nous arborions ce jour-là des tenues kaki, aux couleurs des libérateurs.

Les GI raffolaient de l'eau-de-vie du pays, le "Schnàps" et étaient prêts à faire tous les échanges possibles et imaginables pour avoir une bouteille d'alcool. Ils demandèrent un jour une de ces bouteilles à mon père. Mais ce dernier ne voulut pas en donner, préférant garder pour lui les quelques bouteilles qu'il possédait et cachait sous le tas de charbon de la cave.
Les Américains fouillèrent rapidement la cave et tombèrent par hasard sur les bouteilles. Ils en prirent une sans autre forme de procès. Le seul regret de mon père fut qu'il n'eut pas de compensation pour la bouteille prise, alors qu'en coopérant dès le départ, il aurait pu faire un échange bénéfique pour lui.
Les nombreuses armes et munitions abandonnées par les soldats représentaient un danger potentiel pour tous ceux qui les trouvaient et les manipulaient. Mais nous étions inconscients du danger, nous faisions fi des recommandations de nos parents et nous récupérions tout ce qui traînait et avait une valeur ou un intérêt pour nous.

Nous utilisions les armes trouvées un peu partout pour faire du tir à balles réelles sur des cibles, dans la forêt. Les grenades allemandes à manche et les grenades quadrillées américaines nous servaient à pêcher dans le ruisseau d'Achen.
Les grenades allemandes à manche de bois avaient un meilleur rendement que les grenades américaines à fragmentation, mais la pêche était toujours fructueuse pour notre plus grand bonheur.

Mes parents durent, comme beaucoup d'habitants du village, héberger des soldats américains dans leur maison. Nous étions aux premières loges et nous nous entendions bien avec nos libérateurs. Nous étions des privilégiés.
Ils nous emmenaient dans les champs assister aux exercices de tir et ils nous laissaient tirer avec leur carabine.
Un soir nous eûmes l'extrême honneur d'être invités par eux à une séance de cinéma pour la troupe. Le film était projeté dans la salle des fêtes du restaurant Simonin de Kalhausen. Un camion GMC nous transporta au village et nous étions fiers de notre succès. Les autres enfants du village n'avaient pas eu cet honneur. L'évènement était d'importance car les films étaient rares à cette époque. Dommage qu'aucun de nous n'ait rien compris aux dialogues en anglais !

Les GI faisaient fonctionner une cuisine dans les locaux de la gare. Ils avaient disposés de grandes cuves à l'extérieur, du côté des quais, et c'est là qu'ils chauffaient la nourriture. Le hall de la gare servait à la distribution des repas.

Mon frère Théophile avait été engagé comme aide-cuisinier par les Américains. Il devait s’occuper journellement de distribuer les repas et de laver ensuite les divers récipients qui avaient servi à leur préparation.
Il nous rapportait chaque soir des restes de cuisine à la maison et nous appréciions beaucoup cette nourriture supplémentaire que nous découvrions et qui nous était d’un grand secours en cette période de pénurie.

Il recevait aussi assez souvent de nombreux morceaux de savon, denrée très rare et très recherchée pour l'époque. Ils étaient les bienvenus surtout pour la lessive de la famille.

 




Avec mon grand frère Camille, devant le restaurant Hostein.

 


Comme vous l'avez peut-être compris, j'ai toujours été attiré par l'uniforme et les armes. La guerre a été pour nous, les enfants, une période faste. Nous n'avons pas profité des Allemands et de leur matériel, c'était impossible, puisqu'ils n'avaient pas grand chose.
Les Américains, par contre, ont été généreux dans tous les domaines et nous en avons profité comme tous les enfants.
La guerre n'a laissé que de bons souvenirs, nous découvrions un monde inconnu, nous avions un champ d'action immense à parcourir. Le danger était pourtant bien présent, mais nous l'ignorions.




Mes 75 ans fêtés en famille. Avec mon épouse.


Texte de Gérard Kuffler, Avril 2008.