Nous habitions au quartier de la gare, dans la première maison à droite, en venant de Kalhausen. Mon père, Simon, travaillait en effet à la gare. Né le 20 octobre 1930, j'étais le troisième garçon de la famille.
Il n'y avait pas beaucoup de maisons au quartier de la gare. Mais la gare de Kalhausen était importante car elle se trouvait à la bifurcation de deux grandes lignes ferroviaires : la ligne Sarreguemines-Strasbourg et la ligne Sarreguemines-Nancy. Les trains étaient très fréquentés car beaucoup d'ouvriers ou d'employés utilisaient ce moyen de transport pour se rendre à leur travail à Sarreguemines. Les fermes de Weidesheim expédiaient aussi chaque matin leur lait en ville par le train.
Tous ceux qui voulaient se rendre à
Sarreguemines ou à Diemeringen pour faire leurs courses
devaient obligatoirement prendre le train.
Il y avait donc beaucoup d'animation chaque matin et chaque soir
dans le hall de la gare et aussi dans le nouvel hôtel-restaurant
Hostein construit juste avant la guerre, presqu'en face de notre
maison. Le soir, beaucoup d'ouvriers s'arrêtaient un moment
au restaurant pour prendre une consommation, avant d'enfourcher
leur vélo pour regagner le village distant de 3 km.
A cause de l'éloignement de l'école
communale, mes parents avaient décidé de nous scolariser,
mes frères aînés Camille, Théo et moi,
à Sarralbe. Nous avions chacun une carte de transport gratuite
et nous prenions le train chaque matin pour nous rendre à
Sarralbe et pour rentrer le soir. Nous avions même le temps
entre midi pour venir manger à la table familiale. Bien
sûr, il ne fallait pas traîner, mais le temps suffisait
largement et le déjeuner était toujours prêt
quand nous arrivions.
Les enfants de Weidesheim n'avaient pas cette chance d'aller à
l'école en train, ils devaient rejoindre l'école
communale de Kalhausen à pied et par tous les temps.
Nous avons été évacués en Charente,
à Benest, comme tous les habitants de Kalhausen. Au retour,
mon père dut aller travailler à Puberg, dans le
Bas-Rhin, et il emmena toute sa famille. Là nous habitions
dans une maison de garde-barrière, tout près des
voies.
Quelques mois plus tard, il fut de nouveau affecté à
la gare de Kalhausen.
Je dus alors fréquenter avec mes
frères l'école de Kalhausen. Le bon temps était
terminé. Il fallait désormais effectuer, tous les
jours de classe, à pied, le trajet de 6 km aller-retour,
comme les enfants de Weidesheim et de Hutting qui étaient
dans le même cas.
Il n'était plus question non plus de rentrer déjeuner
pendant la pause de midi. Il fallait emporter la gamelle en plus
du cartable. C'était la famille Muller, dans la rue de
la gare, à côté du lavoir, ("Héwàmms Émil" et "Schäffersch Ònna") qui se chargeait
de faire chauffer le repas et de nous le servir.
Les enfants Zins, dont les parents étaient maraîchers
à Weidesheim, mangeaient aussi dans la même famille.
Cela faisait de l'animation dans cette maison d'habitude vide
d'enfants : pas moins de six jeunes investissaient chaque jour
la cuisine et y mettaient de l'ambiance. C'était une façon
comme une autre pour ce couple sans enfant de rendre service et
de mettre un peu de beurre dans les épinards.
D'autres enfants mangeaient un moment dans la famille du forgeron
du village, Léon Lett que nous appelions "de Schmìdde
Léo". Son épouse appelée
"Schmìtts
Léné" tenait une quincaillerie, plutôt
une sorte de bazar où on pouvait acheter un peu de tout,
dont des caramels et des sucettes. Mais nous n'avions pas d'argent
pour ces friandises qui nous faisaient tant envie.
Si la marche était au menu des jours de classe, elle l'était
aussi le dimanche. Ce jour-là il fallait se rendre à
Weidesheim à la messe. Le curé de Kalhausen venait
tous les dimanche matin pour un office dans la petite chapelle.
En hiver elle n'était pas chauffée et nous nous
amusions à souffler pour provoquer des nuages de vapeur
blanche. On se prenait à rêver qu'on fumait comme
les grands. Le curé ne pouvait pas nous apercevoir car
il nous tournait le dos. S'il nous avait aperçus, il nous
aurait sans aucun doute punis car il était très
sévère.
L'épisode de la seconde guerre mondiale fut le bienvenu
pour nous, les enfants. Contrairement aux adultes pour qui tous
les bouleversements, les atrocités commises, les deuils
étaient la cause de nombreux soucis, nous profitions de
cette période trouble comme d'un vaste champ d'exercices
et de découvertes. L'uniforme et le mystérieux charme
qui s'y rattache ainsi que, le matériel militaire ont de
tous temps fasciné certaines personnes et surtout les enfants,
curieux de tout.
A partir de 1943, il y avait beaucoup de vie et de mouvements
dans le hameau voisin de Weidesheim et nous nous y rendions souvent,
surtout pendant les vacances.
A cette époque, de nombreux prisonniers de guerre y étaient
hébergés dans des baraques et le long de la route
départementale jusqu'à Wittring.
Je me rappelle très bien de la construction de ces bâtiments
par des entreprises allemandes.
Je découvris alors l'utilisation des premiers blocs de
béton ("Bimsschdèèn"), c'était
des agglos servant à élever rapidement des murs,
à la place des traditionnels moellons calcaires issus du
terroir.
Les baraques furent rapidement occupées par une multitude
de prisonniers de guerre employés soit dans les fermes
soit dans l'usine souterraine de Wittring. Il y avait des Serbes,
des Russes, des Polonais et plus tard, en 1944, des Italiens partisans
du général Badoglio qui avait essayé de négocier
un armistice avec les Alliés et que les Allemands avaient
forcé à démissionner.
Les contacts avec cette population étaient fréquents
pour nous. Les prisonniers souffraient de malnutrition et de la
faim et ils étaient prêts à échanger
n'importe quoi contre un peu de nourriture.
Certains prisonniers, habiles de leurs dix doigts, fabriquaient,
pendant leurs heures de loisirs, une multitude de petits objets
en bois ou en métal : des jouets articulés comme
des poules qui picoraient, des bagues à partir d'une pièce
d'un franc.
Les Italiens avaient pu garder leurs affaires personnelles et
ils en profitèrent pour échanger qui un stylo, qui
un couteau ou même leur portefeuille contre de la nourriture.
Nous étions friands de ces babioles et nous n'hésitions
pas à voler un morceau de pain au foyer familial pour pouvoir
effectuer l'échange souhaité.
Outre les contacts avec les prisonniers de guerre, d'autres contacts
s'établirent au gré des passages de soldats dans
la région, d'abord avec les Allemands, puis avec les Américains.
Une baraque bien spécifique de Weidesheim nous attirait,
celle du foyer du soldat allemand. Nous poussions souvent la porte
dans l'espoir de tomber sur un article qui nous intéresserait.
Il y avait surtout des bibelots du genre de ceux qu'on trouve
dans les boutiques de souvenirs.
Je me rappelle qu'un jour je pus acheter avec mon maigre argent
de poche un étui de craies de couleurs. J'étais
fier d'avoir d'aussi belles craies, comme mon institutrice, et
je me dépêchais de les essayer sur les murs de la
maison paternelle.
Mais mon père n'apprécia pas beaucoup mes talents
d'artiste et je dus illico presto effacer mes chefs d'oeuvre.
Je devins ainsi un jour l'heureux propriétaire
d'une belle paire de jumelles de la Wehrmacht, mais d'une manière
peu recommandable pourtant, et je le regrette encore un peu aujourd'hui.
C'était en novembre 44, peu avant l'arrivée des
Américains, et je me trouvais justement chez mes grands-parents
à Schmittviller. Une petite troupe de soldats allemands,
sur le chemin de la retraite, fit un soir une halte devant la
maison maternelle : il y avait un véhicule de reconnaissance
("Panzerspähwagen"), quelques chars et des camions
transportant des militaires.
Je fus tout de suite attiré par la paire de jumelles qui
pendait au cou d'un des soldats, peut-être le chef de bord
du véhicule de reconnaissance et je décidai d'en
devenir propriétaire. Pendant la nuit je subtilisai sans
bruit les jumelles restées sur le siège du véhicule
garé dans la grange.
Le lendemain, au départ des soldats, je me tins à
distance respectueuse, l'air innocent et j'entends encore le gradé
pester contre l'auteur du vol. Je n'osais pas lever les yeux et
j'avais un peu honte intérieurement. Mais pour moi, ce
n'était pas un vrai vol, j'avais par contre agi en patriote,
contre l'ennemi. J'avais à ma façon aidé
à gagner la guerre et tant pis pour l'Allemand ! Heureusement
que les soldats étaient pressés de repartir, talonnés
par les Alliés, sinon cet acte aurait pu avoir des conséquences
fâcheuses.
Muni de mon trésor de guerre, je pus désormais observer
à loisir le mouvement des troupes et surtout le passage
en rase-mottes des fameux " Jabos ", ces chasseurs-bombardiers
américains, les Thunderbold. Je possède toujours
les jumelles bien qu'elles soient maintenant hors d'usage, et
elles sont pour moi un fameux souvenir.
Je me rappelle aussi d'un autre fait survenu pratiquement à
la même période, lors de mon séjour au quartier
de la gare. Deux ou trois chars allemands avaient pris position
dans le "Mihlewàld", la forêt du moulin,
et surveillaient la vallée de la Sarre.
Deux soldats vinrent frapper à la porte de mes parents
et demandèrent à emprunter une bassine, "e
Wéschbitt", certainement pour pouvoir laver leur linge.
Ma mère leur prêta la bassine, à contre cœur,
la considérant déjà comme irrémédiablement
perdue. Mais les soldats, corrects et respectueux, vinrent restituer
l'objet en n'oubliant pas de remercier mes parents pour leur geste.
Les soldats en question étaient des SS à la sinistre
réputation. Leur comportement fut tout à fait honorable
à notre égard.
Les contacts de notre famille avec les occupants furent toujours
satisfaisants et nous n'eûmes pas à nous plaindre
d'exactions ou de mauvais traitements.
Les Américains succédèrent heureusement aux
Allemands après le 6 décembre 44, apportant avec
eux une quantité phénoménale de matériel
dont le surplus fit notre plus grande joie.
Les premiers soldats américains que j'ai vus étaient
des fantassins. Ils établirent un campement dans le "Mihlewàld". Après leur départ, nous
fîmes main basse sur une grande quantité de matériel
abandonné dans les trous individuels creusés dans
la forêt : des vêtements, des vivres, du matériel
de rasage, des armes, des munitions. Et tous les enfants, nous
arborions ce jour-là des tenues kaki, aux couleurs des
libérateurs.
Les GI raffolaient de l'eau-de-vie du pays, le "Schnàps" et étaient prêts à faire tous les échanges
possibles et imaginables pour avoir une bouteille d'alcool. Ils
demandèrent un jour une de ces bouteilles à mon
père. Mais ce dernier ne voulut pas en donner, préférant
garder pour lui les quelques bouteilles qu'il possédait
et cachait sous le tas de charbon de la cave.
Les Américains fouillèrent rapidement la cave et
tombèrent par hasard sur les bouteilles. Ils en prirent
une sans autre forme de procès. Le seul regret de mon père
fut qu'il n'eut pas de compensation pour la bouteille prise, alors
qu'en coopérant dès le départ, il aurait
pu faire un échange bénéfique pour lui.
Les nombreuses armes et munitions abandonnées par les soldats
représentaient un danger potentiel pour tous ceux qui les
trouvaient et les manipulaient. Mais nous étions inconscients
du danger, nous faisions fi des recommandations de nos parents
et nous récupérions tout ce qui traînait et
avait une valeur ou un intérêt pour nous.
Nous utilisions les armes trouvées un peu partout pour
faire du tir à balles réelles sur des cibles, dans
la forêt. Les grenades allemandes à manche et les
grenades quadrillées américaines nous servaient
à pêcher dans le ruisseau d'Achen.
Les grenades allemandes à manche de bois avaient un meilleur
rendement que les grenades américaines à fragmentation,
mais la pêche était toujours fructueuse pour notre
plus grand bonheur.
Mes parents durent, comme beaucoup d'habitants du village, héberger
des soldats américains dans leur maison. Nous étions
aux premières loges et nous nous entendions bien avec nos
libérateurs. Nous étions des privilégiés.
Ils nous emmenaient dans les champs assister aux exercices de
tir et ils nous laissaient tirer avec leur carabine.
Un soir nous eûmes l'extrême honneur d'être
invités par eux à une séance de cinéma
pour la troupe. Le film était projeté dans la salle
des fêtes du restaurant Simonin de Kalhausen. Un camion
GMC nous transporta au village et nous étions fiers de
notre succès. Les autres enfants du village n'avaient pas
eu cet honneur. L'évènement était d'importance
car les films étaient rares à cette époque.
Dommage qu'aucun de nous n'ait rien compris aux dialogues en anglais
!
Les GI faisaient fonctionner une cuisine dans les locaux de la
gare. Ils avaient disposés de grandes cuves à l'extérieur,
du côté des quais, et c'est là qu'ils chauffaient
la nourriture. Le hall de la gare servait à la distribution
des repas.
Mon frère Théophile avait été engagé comme
aide-cuisinier par les Américains. Il devait s’occuper journellement de
distribuer les repas et de laver ensuite les divers récipients qui
avaient servi à leur préparation.
Il nous rapportait chaque soir des restes de cuisine à la maison et
nous appréciions beaucoup cette nourriture supplémentaire que nous
découvrions et qui nous était d’un grand secours en cette période de
pénurie.
Il recevait aussi assez souvent de nombreux morceaux
de savon, denrée très rare et très recherchée
pour l'époque. Ils étaient les bienvenus surtout
pour la lessive de la famille.
Comme vous l'avez peut-être compris, j'ai toujours été
attiré par l'uniforme et les armes. La guerre a été
pour nous, les enfants, une période faste. Nous n'avons
pas profité des Allemands et de leur matériel, c'était
impossible, puisqu'ils n'avaient pas grand chose.
Les Américains, par contre, ont été généreux
dans tous les domaines et nous en avons profité comme tous
les enfants.
La guerre n'a laissé que de bons souvenirs, nous découvrions
un monde inconnu, nous avions un champ d'action immense à
parcourir. Le danger était pourtant bien présent,
mais nous l'ignorions.
Texte de Gérard Kuffler, Avril 2008.