le_carnet_de_nicolas
Guerre de 1914-1918
Le carnet du fusilier Nicolas LENHARD.



Le plus souvent, le livret militaire (Militärpass) et le livret individuel (Soldbuch), précieusement conservés par la famille,  nous renseignent succinctement sur le parcours des combattants de l’armée allemande de la Grande Guerre : affectations successives, régiments, combats, blessures, décorations…

Pour Nicolas LENHARD, point de documents officiels en notre possession, si ce n’est un état des services militaires établi en 1931 et une fiche d’admission dans un hôpital militaire.

Pour suivre son parcours militaire,
cliquer

Mais une autre source de renseignements est disponible, un petit carnet noir entoilé, un vrai journal de bord, qui fourmille de détails au quotidien, de textes, de poésies, de noms, d’adresses.

 


L’état du carnet est passablement délabré, surtout la couverture.
La curiosité du carnet réside dans le fait que c’est un carnet de fabrication française.



Le déchiffrage des textes n’a pas été chose facile car Nicolas utilise, comme d’ailleurs tous ses compatriotes à l’époque, l’écriture gothique appelée "Sütterlin" et tous les documents sont écrits au crayon à papier.


Nicolas a dû acheter ce carnet au foyer de la caserne (Kantine) qui a vu son incorporation en mai 1915, c’est-à-dire à Bitche.

Ce carnet deviendra pour lui, pendant les 3 années de sa mobilisation, un compagnon de route, presque un confident. Il le suivra de sa Moselle natale jusque sur le front de l’Est, en Prusse Orientale, en Russie, en Galicie, et enfin sur le front de l’Ouest, en Argonne, en Champagne et dans la Somme.

Grâce à ce carnet, Nicolas ne se sent pas seul, il est relié à ses camarades d’école dont il a recopié les adresses, il est relié à sa famille dont il répertorie soigneusement le courrier réceptionné.

Ce carnet est aussi un gage de sécurité pour Nicolas qui y inscrit des renseignements vitaux indispensables pour sa survie dans ce monde barbare qu’est la guerre.

On ne sait par quel miracle le petit carnet a traversé, presque intact, les décennies et les vicissitudes de la vie pour parvenir jusqu’à nous.

Après son retour du front, bien plus tard,  Nicolas l’a encore une fois utilisé  à des fins professionnelles : il y a inscrit les heures de travail effectuées au profit de certains entrepreneurs, à l’occasion de la construction de la ligne Maginot ou encore au profit du garde forestier DELLINGER de Weidesheim (coupe de bois).

Puis le carnet a été rangé au fond d’un tiroir et jamais Nicolas n’en a parlé. D’ailleurs il n’a jamais évoqué son incorporation, sa guerre, et encore moins sa blessure.

Ce n’est qu’après son décès, en 1984, que le carnet fut découvert au milieu d’autres papiers, témoin silencieux et fidèle d’une époque que l’on taisait par pudeur et modestie.

Passablement abîmé après tant d’années passées et d’épreuves subies, presque moribond, le brave petit carnet reprend vie aujourd’hui et nous livre ses précieux secrets pour faire revivre devant nous un de ces jeunes gens, obligés de se sacrifier, avec résignation, pour une cause qui n’était pas la leur, alors qu’ils n’aspiraient qu’à une vie simple, faite de travail, de piété et de dévouement pour la famille.

Le parcours militaire de Nicolas LENHARD

Le carnet s’ouvre sur un texte en vers, en fait la chanson du joyeux fantassin, "Ich bin ein lustiger Musketier".

Si cette chanson figure en tête du carnet, à la page 3, c’est pour la bonne raison que la jeune recrue a dû l’apprendre dès le début de son incorporation et de son instruction militaire.

Et l’on s’imagine facilement le soldat LENHARD, marchant au pas dans la caserne, avec sa compagnie, et chantant pour se donner de l’entrain.


 


Transcription des premières strophes (Nicolas en a recopié 9 en tout):

Ich bin ein lustiger Musketier,
Niemals meinen Mut verlier.
Ich diene meinem Prinz treu
Und lieb mein Mädchen auch dabei.

Des Morgens, wenn ich früh aufsteh,
Und zum Exerzieren geh,
Dann beschau ich erst vorher
Meinen Säbel und Gewehr.

Und hab ich es für gut befunden,
Wird das Koppel umgebunden,
Dann geht es mit heiterem Sinn
Nach dem Exerzierplatz hin.

Pour écouter la chanson
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Traduction:


«Je suis un joyeux fantassin,
Je ne perds jamais ma bonne humeur.
Je sers fidèlement mon prince
Et j’aime en même temps ma fiancée.

Chaque matin, je me lève tôt
Et avant d’aller à l’exercice,
J’inspecte auparavant
Mon sabre et mon fusil.

Lorsque je suis satisfait,
Je boucle mon ceinturon
Et me dirige avec entrain
Vers le terrain d’exercice

Puis Nicolas relate, sur 30 pages, les différentes étapes de sa mobilisation, depuis le 15 mai 1915, jour de son départ à l’armée, jusqu’au 21 novembre 1918, jour de sa démobilisation.




Début de la relation du 15 mai 1915 jusqu’au 15 janvier 1917.



Transcription :



Am 15 Mai 1915 wurde ich eingezogen, kam nach Bitsch, zum I.R. 166 4 Rekrutendepot. Da war ich bis den 3 September 1915. Am 3 September sind (sic) ich ausgerückt nach Russland. Bis nach Tilsit sind wir gefahren mit der Bahn.

Von Tilsit bis nach Kowno sind wir gefahren mit dem Schif. Da wurden wir ausgeladen. Da kam ich zum I.R. 70 9 Kompanie. Da war grad (sic) die Offensive 1915. Da haben wir schwere Tage gehabt. Am 7 Oktober kamen wir in Stellung.

Am 24 Dezember kam ich ins Lazaret nach Rastenburg (Ostpreussen). Da war ich bis den 14 Februar 1916. Da kam ich zum Ersatzbataillon 70 nach Saarbrücken.


Da war ich bis den 15 Januar 1917. Am 15 Januar kam ich nach Elsenborn zum Regiment 461 7 Kompanie.

Traduction:

"J’ai été incorporé le 15 mai 1915, à Bitche, au 166° Régiment d’Infanterie, 4ième dépôt de recrues. J’y suis resté jusqu'au 3 septembre 1915. Le 3 septembre 1915, je suis parti pour la Russie. Nous avons roulé en train jusqu’à Tilsit. De Tilsit jusqu’à Kowno nous avons pris le bateau. Là nous avons débarqué. J’ai été versé au 70° R.I. 9° compagnie.

La grande offensive de 1915 avait justement lieu. Nous avons passé de dures journées. Le 7 octobre nous sommes partis en position. Le 24 décembre je suis parti pour l’hôpital militaire de Rastenbourg (Prusse orientale). J’y suis resté jusqu’au 14 février 1916. J’ai alors été muté au 70° bataillon de réserve à Sarrebruck. J’y suis resté jusqu’au 15 janvier 1917. Le 15 janvier je suis parti pour Elsenborn, au 461° R.I 7° compagnie".

Dans son récit, Nicolas utilise tantôt la première personne du singulier, tantôt celle du pluriel.
Pendant les 3 années qui verront Nicolas sur les différents fronts, les faits principaux sont relatés dans un style dépouillé, très simple et précis. Il n’y a pas de place pour les détails et on reste un peu sur sa faim.

Pas un mot sur les conditions de vie au front, sur la nourriture ou l’habillement, sur l’armement ou sur l’ennemi.

Aucune description des villages et des régions traversées et pourtant elles ont dû frapper Nicolas par leurs différences par rapport à sa Moselle.
Ce qui frappe encore dans ce récit, c’est l’absence de toute expression de sentiments. Nous ne savons rien du moral du petit soldat Nicolas, de ses moments de joie ou de peine, de ses souffrances. Il ne parle jamais de camarades blessés, morts ou disparus, jamais de dégâts matériels.

On pourrait presque croire que les autorités militaires avaient donné des consignes strictes pour que les notes prises par les combattants soient les plus dépouillées possibles afin de ne pas pouvoir être utilisées par l’ennemi en cas de capture.
Nicolas n’a donc pas d’état d’âme officiel. Il garde ses sentiments pour lui et ne les confie à personne, pas même au carnet.

Cela vaut peut-être mieux pour lui, car en ces temps difficiles, il est plus prudent de ne pas avoir d’opinion. De toute façon, la hiérarchie se méfie des Alsaciens-Mosellans incorporés et leur prête souvent, à raison, des sentiments anti-allemands.

Mais Nicolas ne fait certainement pas dans la contestation. Comme la plupart de ses compatriotes, il subit la guerre et ne peut y échapper. La résignation, l’impuissance sont bien visibles entre les lignes et on peut souvent entrevoir sa lassitude, par exemple, lorsqu’il parle, en automne 1915,  de jours difficiles : "Da haben wir schwere Tage gehabt", lorsqu’il évoque les conditions climatiques (la neige, la pluie, le verglas)

Le fantassin LENHARD, dans sa modestie, ne s’appesantit pas sur sa personne, il ne parle jamais de sa condition physique, des souffrances endurées à cause du froid, des privations ou des poux. Il ne fait que mentionner laconiquement, comme tous les autres faits qui le concernent, son hospitalisation et sa convalescence (décembre 1915 à janvier 1917), de même que sa blessure (9 août 1918).

Pas un mot sur la cause de ce séjour à l’hôpital, ni sur la nature de sa blessure. C’est à croire que cela a peu d’importance à ses yeux. Le principal est sans doute qu’il soit encore en vie, rescapé des tranchées et des combats.

Une petite phrase anodine mentionne également l’attribution, le 14 octobre 1917,  de la Croix de Fer de 2° classe. Il n’en explique pas les raisons et n’en tire aucune fierté.

Nous ne savons rien non plus sur le déroulement de ses deux permissions (du 21 octobre au 14 novembre 1917 et du 24 septembre au 11 octobre 1918).

Ce qui est remarquable pourtant, c’est la recherche du détail dans la narration chronologique des faits. Les mois, les jours et parfois les moments de la journée sont mentionnés avec minutie. Le souci du détail et de la justesse se retrouve encore dans la transcription des noms de localités, grandes ou petites,  traversées ou simplement entrevues.

L’orthographe toponymique est presque toujours exacte. Si les noms de localités situées en Russie ou en Galicie sont difficilement localisables pour nous sur une carte, à cause tout d’abord de l’emploi de l’écriture "Sütterlin" et du crayon à papier, à cause aussi des bouleversements subis par ces contrées pendant le second conflit mondial, par contre les noms français du front de l’Ouest ont été facilement déchiffrés et localisés.

Nicolas est doté d’un esprit curieux et rien ne lui échappe de la topographie des lieux. Quand il est en première ligne, quand il est au repos à l’arrière, quand il se déplace avec sa compagnie, il connaît toujours les noms des localités proches et il les mentionne.

Quand il rejoint son régiment au bout de la première permission, il n’oublie pas de mettre noir sur blanc les noms des gares traversées, depuis Sarrebruck jusqu’après Lemberg, en Galicie. A première vue, cette liste de gares aurait pu constituer un plan de voyage, pour éviter de faire fausse route.

Mais, à côté des gares importantes, figurent aussi des gares secondaires comme celles de Jüterbog ou de Naumbourg.

Cela fait penser que Nicolas a dû inscrire, quand il a pu les lire,  les noms des gares situées sur le parcours.





Transcription et traduction :


De Sarrebruck en Galicie, par Obermodern, Strasbourg, Haguenau, Wissembourg, Frankfort (sur-le-Main), Ehrfurt, Naumbourg, Halle, Bitterfeld, Jüterbog, Berlin, Frankfurt (sur-Oder), Guben, Liegnitz (actuellement Legnica en Pologne)…,Lemberg (actuellement Lviv en Ukraine)…, Tarnpol (actuellement Ternopil en Ukraine également)






Le transfert en train, du front de l’Est vers le front de l’Ouest, est encore une fois l’occasion de mentionner les différentes étapes ainsi que les lieux de ravitaillement de la troupe.


Le récit des faits de guerre s’arrête au moment du passage de la frontière, mais toujours aussi laconiquement. La date (21 novembre 1918) et le lieu (Recht) sont indiqués, mais on ne sait pas de quelle frontière il s’agit, ni jusqu’où la retraite ou plutôt officiellement, le retour au pays mène les combattants. Il n’y a pas d’expression d’un soulagement quelconque après ces dures années.

Rien non plus sur le retour à la vie civile. Le récit du parcours militaire s’arrête là, de façon abrupte, comme il a commencé. Une page de la vie de Nicolas se tourne, une parenthèse se ferme sur des faits douloureux que Nicolas n’évoquera plus jamais dans sa vie.

Ci-dessous la fin du récit du parcours et des opérations militaires (du 4 septembre 1918 au 21 novembre 1918).

 



Transcription :


da war ich bis den 4 September. Da wurde ich entlassen und nach Turnai (sic) in Genesungsabteilung. Da war ich 2 Tage. Am 10/9 kam ich wieder zu meiner Komp. Da lagen sie in Renansart. Da waren wir bis den 18/9. Da kamen wie wieder nach rechts. Am 24/9 sind (sic) ich in Urlaub gefahren bis den 11 November. Am 18 bin ich wieder zur Komp. gekommen. Da lagen sie in Stellung bei La Ferté. Da lagen wir bis den 5 November. In der Nacht vom 5 auf 6 haben wir uns zurück gezogen. Am 11 November gab es Waffenstillstand. Da waren wir grad (sic) auf dem Rückzug. Am 21 November haben wir die Grenze beschritten. Bei Recht kamen wie über die Grenze.

Traduction :

"J’étais là (ndlr à l’hôpital militaire d’Ath en Belgique, après une blessure reçue le 12 août) jusqu’au 4 septembre. Je suis alors sorti de l’hôpital  et j’ai intégré une section de convalescents à Tournai. J’y étais pendant 2 jours. Le 10/9 j’ai rejoint ma compagnie. Elle était en position à Renansart jusqu’au 18/9. Nous avons alors été de nouveau positionnés vers la droite. Le 24/9 je suis parti en permission jusqu’au 11 novembre (Nicolas se trompe, c’est plutôt le 11 octobre).
Le 18 j’étais de nouveau présent à la compagnie. Elle était en position à La Ferté. Nous y sommes restés jusqu’au 5 novembre. Dans la nuit du 5 au 6, nous avons reculé. Le 11 novembre a eu lieu l’armistice. Nous étions justement en retraite. Le 21 novembre nous avons passé la frontière. Nous l’avons passée près de Recht".



Textes utiles

Le carnet renferme également des données utiles à la jeune recrue, comme l’appartenance de son régiment à la 237° Division d’Infanterie ou à la 244° Brigade d’Infanterie, ou encore l’organigramme du régiment depuis le major, commandant le régiment jusqu’au lieutenant, commandant la compagnie, en passant par le capitaine, commandant le bataillon.


D’autres données utiles au combattant des tranchées y sont aussi présentes, en particulier la signification des signaux lumineux (Feuerzeichen) :

-    vert simple : tir de barrage (Sperrfeuer)
-    vert double : Attention au tir (Vorsicht Feuer)
-    rouge : allonger le tir (Feuer vorlegen)
-    jaune : raccourcir le tir (Feuer zurück)


L’organigramme  de la compagnie figure aussi dans le carnet sans que l’on sache de quelle compagnie il s’agit.

Nicolas a servi pendant quelque temps dans une compagnie de mitrailleuses. C’est pourquoi le carnet contient sur 8 pages une description technique de la mitrailleuse légère modèle 15.

Chaque servant devait connaître les parties composant cette arme, son fonctionnement et, on s’en doute, savoir la démonter et la remonter aussi vite que possible.


 
www.mitrailleuse.fr





Transcription :


Das L.M.G. 15 besteht aus feststehenden und beweglichen Teilen. Feststehende Teile sind Mantel, Kasten, Schulterstück, Sicherungsvorrichtung, Hahnenschlossgehäuse mit Griff.
Bewegliche Teile sind Lauf, Schlosshülse, Schloss, Schleuderhebel.
Der Mantel besteht aus Mantelkopf und Mantelrohr. Im Mantelkopf ist ein Messingring, er dient zur Führung des Laufes.

Traduction:

"La mitrailleuse légère modèle 15 se compose de pièces fixes et de pièces mobiles. Les éléments fixes sont le manchon, le boîtier, la crosse, le dispositif de sécurité, le… avec la poignée. Les éléments mobiles sont le canon, …
Le manchon comprend la tête de manchon et le tube. Dans la tête du manchon se trouve un anneau en laiton servant au guidage du canon".


Cette arme automatique est fabriquée par les ateliers Bergmann à Suhl. C’est une arme révolutionnaire, car d’une conception compacte et dotée d’un mécanisme extrêmement simple et robuste. Sa légèreté et sa maniabilité en font une arme très appréciée.

Le canon est entouré d’un manchon perforé de trous elliptiques qui permettent le refroidissement. Le viseur permet de tirer jusqu’à seulement 400 m et pendant une courte période, car le canon commence à rougir au bout de 500 coups. On préfère ne pas tirer plus de 300 coups en continu sans laisser refroidir le canon.
Un caisson est fixé sur le côté droit du boîtier et contient une bande de 100 cartouches. Ainsi l’arme approvisionnée pouvait être portée et mise en batterie par un seul homme.


Pour pallier le problème du refroidissement du tube, les pièces sont regroupées par 3 et tirent alternativement. Les sections de mitrailleuses comprennent 3 groupes de 3 pièces chacun.

Chaque pièce est servie par 3 hommes, plus un chef de pièce. Au feu, un homme porte la pièce et les deux autres portent 1000 cartouches chacun. Pendant les marches, les pièces et les munitions sont chargées sur des voitures spécifiques du train de combat.

 Explications tirées du site www.mitrailleuse.fr


Quelques textes moralisateurs ont aussi leur place dans le carnet. Il s’agissait pour le commandement de faire régner ordre et discipline parmi la troupe, de donner aux soldats une ligne de conduite vertueuse en vue de la victoire finale. Ces textes, écrits le plus souvent en vers dans le but d’une mémorisation plus facile,  s’apparentent aux leçons de morale de l’école primaire.

-    le premier texte, écrit sur 9 pages et dénommé "Immer weiter" (Toujours plus loin), fustige l’insatisfaction humaine, la volonté du toujours plus, du jamais assez.



 



Transcription du 1er paragraphe
(il y en a 8 en tout):


Ach, was sind die Leute nur dumme Leute!
Wie geniessen sie das heute?
Unser ganzes Menschenleben
Ist ein Hasten, ist ein Streben,
Ist ein Bangen, ist ein Sorgen.
Heute denkt man schon an Morgen,
Morgen an die spätere Zeit
Und kein Mensch geniesst das heut.
Auf der Lebensstufenleiter
Hielt man weiter, immer weiter.

Traduction:

"Dommage que les gens soient si bêtes !
Comment jouissent-ils du présent ?
Toute notre vie d’humains
Est précipitation, quête,
Inquiétude, soucis.
Aujourd’hui l’on pense déjà à demain,
Demain au temps à venir
Et personne ne profite du présent.
Sur l’échelle de la vie
On voit plus loin, toujours plus loin".

Le texte aborde toutes les étapes de la vie (école, apprentissage, service militaire, mariage, famille, vieillesse et décès) et veut prouver que l’existence humaine n’est qu’une fuite en avant, que la vie est une incessante course après des chimères, qu’elle passe  très vite et qu’à la fin, nous partirons, sans avoir vraiment vécu, et que la terre continuera à tourner sans nous… Aujourd'hui rien n’a changé sous le soleil et nous vivons toujours dans un monde de stress et de continuelle fuite en avant.

-    le second, "An die deutschen Männer" (Aux hommes d’Allemagne), conseille au sexe masculin, dans un style assez cru, de réserver ses forces et son énergie sexuelle pour le temps de l’après-guerre. Tout commerce avec le sexe opposé est déconseillé en temps de guerre, cela pourrait compromettre la victoire finale. Par pudeur, Nicolas a relégué ce texte à la fin du carnet.



 



Transcription du début du texte :


An die deutschen Männer

Heut in dieser schweren Zeit
Wo’s kein Fett gibt weit und breit,
Wo die Butter und die Eier
Sind ganz ungeheuer teuer,
Wo der Sack und auch die Nilte
Hängen in der Hosen stille,
Ja in diesen schweren Nöten
Gehn die Klöten auch noch flöten.

Traduction:

"Aujourd’hui, dans cette dure période
Où l’on ne trouve plus de graisse,
Où le beurre et les œufs sont monstrueusement chers,
Où les c…
Pendent immobiles dans les pantalons,
Oui, dans ces moments difficiles,
Les testicules aussi sont menacés".

L’auteur conseille ensuite aux hommes de ne pas se laisser aller, de rassembler toutes leurs forces et de ne pas gaspiller leur semence. Il leur conseille en conséquence  de fuir toute femme, de dominer leurs pulsions et d’éviter la vue de poitrines aguichantes... en attendant la fin de la guerre où ils pourront s’investir pleinement dans la reproduction, pour la gloire de la patrie.

-    le troisième texte retrace l’atmosphère du champ de bataille, après le combat, et les sentiments qui animent un soldat blessé faisant ses adieux à ceux qu’il aime et qui sont loin.


 


Transcription du 1er paragraphe (il y en a 5 en tout):

Es schwand der Tag, die Feuerpflinte schweigen und ausgetobt hat nun die blutige Schlacht und sachte senkt auf Flur und Feld sich nieder. Die graülich stille Sommernacht all überall mit Trümmern, Blut und Leichen. Des wilden Kampfes grauenvolle Spur und rings soweit das Aug nur mag zu scheinen, Vernichtung, Sterben und Verderben nur.

Traduction:

"Le jour est tombé, les fusils se taisent, le combat  sanglant a maintenant fini de se déchaîner et s’estompe lentement sur la campagne et le champ de bataille. La nuit paisible d’été est partout remplie de ruines, de sang et de cadavres, trace du combat sauvage et atroce et à l’entour, aussi loin que les yeux peuvent voir, il n’y a que destruction, mort et dévastations".
 

On trouve même, dans le carnet, une page de poésies. C’est la preuve que le pauvre combattant, confronté chaque jour à la mort et aux souffrances, se rattache à une planche de salut, si petite soit-elle. Dans ce monde de folie meurtrière, il y a quand même une petite place pour les sentiments et le romantisme, pour l’amour.


 


Transcription :

Leb wohl, auf Wiedersehn
So lang die Stern
Am Himmel stehn,
Denks du an mich,
Denk ich an dich.
Ich bin ja fern und liebe dich.

O Tage der Rosen!
Schnell flohen sie…
Aber mein Herz
Ist immer bei dir.

Glückliche Stunden!
Doch in Wahrheit immer
Ist am schönsten auzusehn
Wie zwei die sich lieben
Seelig beinander stehn.

Traduction:

"Longue vie, à bientôt!
Aussi longtemps que les étoiles brilleront au ciel
Tu penseras à moi et je penserai à toi.
Je suis bien loin et je t’aime.

Oh, jours des roses !
Rapidement ils ont passé,
Mais mon cœur
Est toujours près de toi.

Heures heureuses !
En vérité, le plus beau spectacle
Est toujours la vue de deux amoureux
Près l’un de l’autre".
 
Le courrier

La poste aux armées (Feldpost) est un service capital en temps de guerre, c’est le lien unique et vital qui relie le combattant du front à sa famille restée bien loin en arrière et qui se fait du souci. Le moral du soldat dépend grandement de la correspondance entretenue. D’autant plus que les permissions sont très rares.

Ce service, entièrement gratuit pour les militaires comme pour les familles, est amplement utilisé chaque semaine. Toute lettre reçue par la famille est le signe tangible que le fils, le mari est encore en bonne santé, en vie.

Le combattant trouve toujours un peu de temps pour écrire une lettre, plutôt une carte postale (ce qui est plus pratique et plus rapide tant pour le soldat que pour la censure militaire), soit en première ligne, dans la tranchée, soit à l’arrière, en réserve ou au repos dans un village. La correspondance est pratiquement journalière.

La famille, un peu mieux lotie sur le plan matériel que le combattant, et soucieuse de son bien-être, envoie de nombreux colis de ravitaillement en vue d’améliorer l’ordinaire.

 

Dans la tranchée.

Photo www.dhm.de



Comme ses camarades, Nicolas ne déroge pas à la règle, il  est l’auteur d’une correspondance fournie avec ses parents. Malheureusement aucun document n’a été retrouvé. Mais ce qui est curieux et remarquable est la comptabilité tenue par Nicolas dans son carnet. Il a répertorié tous les envois à partir de mars 1917, date de son second séjour sur le front de l’Est jusqu’au 21 novembre 1918, date de son retour au foyer.


Les cartes expédiées sont en général de simples cartes de correspondance comportant l’adresse du destinataire et celle de l’expéditeur au recto et la correspondance au verso, fournies gratuitement par la compagnie et plus rarement des cartes postales achetées ou des photographies. Elles sont pré-imprimées pour faciliter la correspondance.

 


Recto d’une "Feldpostkarte"
(carte postale de campagne) pré-imprimée.





Comptabilisation des envois pour l’année 1918,
mois après mois, avec la mention du jour.
Il y a distinction entre carte et lettre.






Courrier à la famille
 
Si l’on comptabilise le nombre de jours passés au front, soit 224 du 1er avril 1917 au 31 décembre 1917 et 317 du 1er janvier 1918 au 21 novembre 1918, on arrive au total de 541.

La fréquence des envois de correspondance vers la famille est donc d’un envoi tous les 3 jours environ aux parents et tous les 10 jours environ à la sœur.

Le pourcentage des cartes de correspondance expédiées est de 81,65 contre 18,35 pour les lettres.


 

Le nombre peu élevé d’envois en mars 1917 et à la fin de l’année s’explique
par l’arrivée en Russie (mars) et le retour de permission après le 14 novembre.
Il est curieux de ne trouver aucun envoi en octobre, la permission ne débutant que le 21.





La seconde permission se situe en septembre-octobre 1918
(peu ou pas d’envois).
La démobilisation a lieu le 21 novembre.

 


Il y a également mention des colis réceptionnés et venant soit des parents, soit de la sœur, mais sans l’indication de la date. Nicolas arrive au total de 62 colis envoyés par ses parents et 9 envoyés par sa sœur.
Je suppose que ces nombres sont valables pour la période du 1er avril 1917 au 21 novembre 1918, comme pour les lettres et les cartes. Cela ferait une moyenne d’un colis tous les 8 jours.


Mais curieusement on ne trouve aucune mention du courrier reçu par Nicolas. Cela ne veut pas dire que sa famille ne lui a pas écrit, sans doute un petit mot se trouvait-il dans chaque colis. Mais la famille n’avait pas la possibilité d’entretenir une correspondance soutenue par manque certain de temps.

Le carnet comporte encore les adresses souvent actualisées, selon leurs affectations, des camarades de Nicolas. La correspondance avec eux semble aussi avoir bien fonctionné et permettait de mieux supporter l’éloignement et les soucis de la vie au front. Mais rien n’est mentionné, ni envoi, ni réception.

 

Transcription :

Schütze Franz Neu
M. G. Sharfschütze
Abtl. 29  3 Komp.
Deutsche Feldpost 2085

Musketier Neu
Inftr. Regt 114  III Batt.
III M.G. K

Füsil Lett
Füsil. Regt.38 Ers. Batt. 2 Komp.
Glatz Schlesien

Füsil. Krebs
Füsil Regt 38  Ers. Batt. I Komp
In Glatz

Il s’agit pour la première adresse de François Neu, né le 11 juin 1898 et qui habitait avec ses parents, deux maisons plus bas,  dans la même rue que Nicolas. Plus jeune que Nicolas, il avait été sans aucun doute un camarade de jeu et le fait d’être voisin et d’avoir la même profession d’agriculteur avait tissé des liens encore plus étroits.

François était incorporé dans un régiment d’infanterie en tant que tireur d’élite dans une compagnie de mitrailleuses. 
Il tombera malheureusement quelques jours avant l’armistice, le 1er novembre 1918, à Verpel, dans le département des Ardennes, et ne reverra pas Nicolas, ni son village.

 



D’autres adresses figurent encore dans le carnet, celle de son frère Jacques, incorporé dans un régiment d’uhlans, celles  de Jean SCHLEGEL, de Pierre WENDEL, de Florian STEPHANUS et même l’adresse d’une fille, une certaine Célestine LEMIUS de Rahling…

Curieusement y figure aussi l’adresse d’une veuve KLEIN de Herbitzheim, domiciliée dans la Brombeerengasse, au numéro 82 (l’actuelle rue des mûres). S’agit-il de l’épouse ou de la mère d’un camarade tombé au front? Il y a bien deux KLEIN de Herbitzheim dans ses adresses, un Léon et un François.

Nicolas a également dressé une  liste de noms de camarades avec leurs affectations : ce sont peut-être des camarades de chambrée issus de la proche région et qui ont fait leurs classes avec lui à Bitche. En face de chaque nom, Nicolas a inscrit le lieu d’origine et le régiment d’affectation. Toujours ce souci du détail et ce lien virtuel qui relie Nicolas à ses anciens compagnons de caserne qui partagent les mêmes souffrances que lui.


 



Transcription :


Name (nom)                     Ort (localité)

Krebs                              Biningen
Lenhard                                “
Dier                                Schmittweiler
Klein Leo                         Herbitzheim
Ziebel                             Sucht   
Köbel                                  “
Obringer                          Achen
Brandel                           Saaralben
Lamgolei                         Diligen (Dillingen)
Lannot                            Lemberg
Weber Lud.                      Rohrbach
Schmitt                           Grossrederchingen
Nauder                                 “
Klein Franz                      Herbitzheim



Conclusion

Ce petit carnet, au premier abord insignifiant par sa taille, a été soigneusement conservé par Nicolas car il renfermait un pan entier de sa vie, période qui l’a fortement marqué et qu’il n’a jamais évoquée.
Pour nous qui le découvrons, il est une source incomparable de renseignements, non seulement sur son parcours de soldat, mais aussi sur son instruction militaire, sur ses sentiments que nous pouvons aisément imaginer.

Au travers de ces humbles pages noircies au crayon à papier, le soir, à la caserne, à l’hôpital militaire, ou encore dans les tranchées, après la bataille, nous voyons le brave petit fusilier revivre devant nous et nous donner une leçon de courage et de fidélité envers la patrie.


Gérard Kuffler
Juin 2013