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  Les tribulations d’un réfractaire
   
                 





Albert Lett

* 03/07/1923
  09/03/2015




Je fais partie de cette génération qui a connu la guerre et qui a payé un lourd tribut à la folie du régime national-socialiste allemand. Contrairement
à de nombreux jeunes Mosellans et Alsaciens de mon âge, les Malgré-Nous, qui ont porté l’uniforme de la Wehrmacht, j’ai choisi, pour ma part, le refus
de l’incorporation au "Reichsarbeitsdienst" et par conséquent, à l’armée. Devenu réfractaire, j’ai dû me cacher et vivre dans la clandestinité pendant de longs mois, avec chaque jour la hantise d’être dénoncé et découvert.


Le sort des Malgré-Nous a été longtemps ignoré des autorités françaises et de l’opinion publique. Celui des réfractaires comme moi n’a jamais intéressé grand monde. Ne nous appelait-on pas, par dérision, les "Hàuschdàllsoldààde", les soldats de fenil ? Comme si se cacher au péril de sa vie ne demandait pas un certain degré de courage. Ceux qui étaient découverts se retrouvaient en prison ou au Struthof. Mon grand regret, au seuil de ma vie, est ce manque de reconnaissance, par les autorités, du statut de réfractaire au service militaire allemand.

Voici mon itinéraire de vie.


 


Notre maison du "Hundséck", le coin des chiens.


Je suis né le 3 juillet 1923, comme dernier enfant d’une famille modeste, dans une petite maison d’agriculteurs de la rue d’Achen, à Etting.

Mon père Paul était alors âgé de 43  ans, il exerçait le métier de sellier-bourrelier en même temps qu’il exploitait un petit train de culture. Pour tous les habitants d’Etting, il était le Sàddler Pool et moi, bien sûr le Sàddler Àlbèèr. Toute la famille portait le Hussnààme, le nom de maison Sàddlersch. (1)


Le travail ne manquait pas pour un artisan comme lui. Tous les agriculteurs du village utilisaient encore des animaux de trait, des chevaux pour les plus grands et des vaches ou des bœufs pour les petits.

Le sellier, de Sàddler, tout comme le forgeron et le charron, était absolument indispensable à la vie rurale et les agriculteurs avaient besoin de ses services tout au long de l’année. C’est lui qui fabriquait et réparait tout le harnachement des bêtes de trait, les colliers et harnais composés de brides,
de courroies et de sangles de cuir.


Il utilisait principalement du cuir de vache ou de bœuf, mais aussi différents tissus et des toiles caoutchoutées. Pour fabriquer les colliers destinés aux vaches de trait, "de Kùmmètte", il devait savoir travailler le bois et utilisait des clous, des rivets, des ferrures et d’autres pièces de métal ainsi que de la bourre (des poils d’animaux et de la filasse de chanvre).

Les chevaux tiraient les charges au moyen d’une large sangle rembourrée passant sur le poitrail du cheval et appelée "Brùschdblàtt", en français la bricole. L’ensemble du harnachement s’appelait "Fàhrgeschäär" et se composait de nombreuses pièces, dont certaines s’usaient plus vite que d’autres, surtout celles soumises aux efforts de traction. Il fallait sans cesse recoudre et parfois carrément remplacer les parties défectueuses.




On distingue nettement la large bricole qui passe sur le poitrail et qui est maintenue sur
le dos du cheval par 3 courroies appelées dossières,
dont une est surmontée d’une petite selle, la sellette.
Le système de fixation des œillères, de Blèndkàbbe, comprend entre autres, une bride frontale, de Schdìrnrìeme
et une bride nasale, de Nààsrìeme .





Attelage de vaches portant le collier, "de Kùmmet".
www.marc-grodwohl.com

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(1)- Paul Lett (23.07.1880-15.11.1944) est le descendant d’une lignée de cordonniers attestée à Schmittviller avant 1682, puis à Rahling en 1720 et enfin à Etting en 1747. Son père Nicolas (1842-1926) était appelé Schùmmàchersch Nìggel.
 

Parmi ses outils il y avait le couteau mécanique muni d’une réglette pour découper des lanières de cuir, la molette ou la roulette équipée d’une roue crantée permettant de tracer les lignes de couture. L’alène servait à percer les trous et différentes aiguilles étaient utilisées pour coudre avec le fil de lin enduit de poix.

Il utilisait encore le couteau à pied pour la mise en forme et l’affinage du cuir ainsi que des outils plus classiques comme le compas, le marteau, l’emporte-pièce, la pince et la tenaille. Mon père n’avait pas encore de machine à coudre le cuir et il faisait tout le travail à la main.


 

Quelques outils du sellier.
www.blikk.it



Il lui arrivait aussi d’être matelassier : il réparait aussi bien le fauteuil de la "Schdùbb" que la chaise longue de la cuisine, " ’s Chèss Lòò", plus confortable que l’antique coffre de bois et qui permettait de faire une sieste réparatrice sans avoir besoin de gagner la chambre. Il renouvelait aussi le contenu des matelas (il fallait sortir la laine, la carder à la main, puis la remettre) et rénovait les grands sommiers à cadre de bois et à ressorts, couverts de toile.

   


       
  L’intérieur d’un sommier et un matelas à toile rayée.
environnement.ecole.free.fr
                                                                                      


Mon père n’avait pas d’atelier réservé à son artisanat, mais il travaillait dans une pièce spécialement aménagée à l’arrière de la maison. Il y avait installé un établi et c’est là qu’il conservait tous ses outils et qu’il recevait ses clients. Cette pièce devenait souvent un lieu de rencontre pour les agriculteurs, surtout en soirée et il n’était pas rare que des discussions interminables y aient lieu.





Ma mère, Pauline Fischer, était née en 1885 à Paris, mais je ne sais pas dans quelles circonstances. (2) Elle avait beaucoup de mérite à s’occuper de notre éducation et aussi des travaux agricoles. En tout nous étions 3 garçons et 3 filles : dans l’ordre il y avait Louise, Jacques, Anne, Marie, nés avant la première guerre mondiale et puis Nicolas et moi. Je ne me rappelle pas de toutes leurs dates de naissance. (3)
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(2)- Pauline Fischer (1.12.1885-19.07.1929) est déclarée née à Meudon. Elle est la fille de Jean Fischer, verrier, né à Montbronn et de Marie Rohr d’Etting.
(3)- Les enfants du couple Paul Lett-Pauline Fischer sont Marie-Louise (23.03.1907-12.09.1976), Jacques (2.07.1908-27.06.1972), Anne (9.08.1909-22.03.1994),
     Marie (4.03.1912-1.10.2007), Nicolas (3.01.1920-15.10.1945 Kuznitsa URSS) et Albert (3.07.1923-9.03.2015).


Je n’ai pas suffisamment connu ma mère car elle est morte en 1929, âgée à peine de 43 ans. Je n’avais que 6 ans et c’est ma sœur Marie qui s’est alors occupée de moi avec beaucoup de courage.

Je me souviens de mon instituteur, monsieur Kuchly (4), il n’était pas très sévère et nous le respections beaucoup. Le curé du village, l’abbé Wagner (5), était par contre très sévère, il ne laissait rien passer et il valait mieux assister aux offices et surtout se tenir à carreau à l’église si on ne voulait pas
avoir d’ennuis. Il passait toujours dans le village avec son bâton dont il faisait allègrement usage lors du catéchisme.

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(4)- Auguste Kuchly a été nommé en 1924 à Etting, il y fera toute sa carrière jusqu’à sa retraite en 1956. Son épouse Marie, également enseignante, prendra sa retraite en 1958. Le couple se retirera à Sarreguemines, où Auguste décèdera en 1963. (renseignements fournis par  Hubert Kimmel)
(5)- Le chanoine Joseph Wagner est né le 27.01.1866 à Pantin. Ordonné prêtre en 1894, il fut curé d’Etting de 1905 à 1955. Décédé le 8.02.1956, il est inhumé à Etting. (Le livre des familles d’Etting Sylvain Hittinger)

A la sortie de l’école, quand il s’est agi de choisir un métier, ma voie était toute tracée. Quoi de plus naturel que de suivre la tradition familiale et de continuer le travail de mon père !  Je suis donc devenu à 14 ans officiellement apprenti sellier-bourrelier et aide agricole.

Je connaissais déjà un peu le métier car jeune garçon, je traînais souvent dans les pattes de mon père et l’activité m’intéressait beaucoup. Mon père
était content que je me prépare à prendre sa succession, il avait déjà 59 ans et commençait à fatiguer. Il comptait beaucoup sur moi.


Mon frère Jacques travaillait comme ouvrier dans la faïencerie de Sarreguemines alors que Nicolas était peintre en bâtiments.

                                


Nicolas fut mobilisé par les Français en 1940,
puis dut servir dans l’armée allemande.
Il ne revint pas du front russe.







Malheureusement mon apprentissage fut rapidement bouleversé par l’épisode tragique de la seconde guerre mondiale. La déclaration de la guerre, en septembre 1939,  nous jeta inexorablement sur les routes de l’évacuation. Les habitants d’Etting furent déplacés en Charente, à Chabanais.

Notre famille par contre ne suivit pas le mouvement général. Nous avions des proches dans le département de la Marne, plus précisément à Vitry-la-Ville, petit village situé entre Châlons-sur-Marne à l’époque et Vitry-le-François. Nicolas Lett et Louise Bour, dont le mari Jean était mobilisé, étaient mes cousins et ils exploitaient une ferme de 150 hectares.

Nous pensions trouver là-bas de meilleures conditions d’accueil qu’en Charente et surtout du travail. Ma sœur Anne, séparée de son mari Théophile Seltzer lui aussi mobilisé, avait déjà trouvé refuge chez eux avec son bébé Gilbert né le 22 juin 39.


Mes autres sœurs Louise et Marie étaient déjà mariées et habitaient le village proche de Herbitzheim, dans le Bas-Rhin.
Nous avions trouvé par chance un agriculteur d’Etting, Joseph Demmerlé, appelé "Kimmel Joggèls Schosséf" qui se rendait avec son attelage de chevaux dans la région marnaise, avec femme et enfants. Il consentit à nous emmener avec nos maigres bagages, mon père, mon frère Nicolas et moi. C’est ainsi que nous arrivâmes en septembre 39 dans la Marne.

Lorsque les Allemands déclenchèrent leur offensive en mai 40 contre la France, les choses commencèrent à se gâter pour nous. Une folle rumeur circula bientôt dans la région, laissant entendre que l’armée française se préparait, comme en septembre 1914, à livrer une seconde bataille de la Marne pour défendre Paris et contrer l’attaque allemande.

Les habitants du département prirent peur et songèrent à se mettre en sécurité, à fuir devant l’avance de l’ennemi et à se diriger vers le sud. Nous
avions déjà fuit une fois, quittant la Moselle, en prévision de combats sur la ligne Maginot qui n’eurent pas lieu en automne 39 et voilà qu’il fallait
encore une fois tout abandonner, notre famille, notre maison, notre travail. Mon père regrettait de ne pas être allé en Charente, avec les habitants d’Etting.


Mais mieux vaut tard que jamais, se dit-il. Devant la menace allemande, il rejoignit Chabanais avec ma sœur Anne et son bébé âgé maintenant de 11 mois pour se mettre en sécurité.

Moi par contre, je décidai de rester sur place auprès de mes cousins Nicolas et Louise qui ne voulaient pas abandonner leurs bêtes ni leurs terres.
Mais la panique générale en décida autrement. En fin de compte, ils suivirent le mouvement et nous nous mîmes en route avec un attelage de chevaux
et quelques bagages faits à la hâte, en direction du sud.


Les routes de l’exode étaient encombrées d’attelages en tous genres, de voitures, de camions, de vélos, de personnes à pied, d’animaux abandonnés. De soldats aussi qui avaient perdu leur régiment et qui fuyaient lamentablement. Nous reculions sans relâche, immense file d’hommes et de femmes, de jeunes et de vieux qui essayaient de sauver leur peau, qui avaient tout perdu, même leur honneur.

J’avais la rage au ventre, j’aurais préféré ne pas fuir, mais j’étais entraîné par le mouvement général et je ne pouvais rien faire avec mes pauvres
moyens. Je jurai que jamais je ne baisserai les bras devant les Allemands et que je ne me laisserai pas faire. Pour le moment, c’était mal engagé,
mais il fallait laisser passer l’orage et après on verrait.


Derrière nous, il y avait les Allemands et leur progression rapide et continue, devant nous se présentaient les avions italiens de Mussolini, l’allié de Hitler et les pilotes ne se privaient pas de mitrailler notre convoi. Il y eut des morts et de nombreux blessés. Nous décidâmes alors de ne plus voyager que la nuit, nous cachant pendant la journée dans les forêts.
Mais les Allemands étaient très rapides, trop rapides et ils nous dépassèrent un beau jour. Nous étions à ce moment dans le département de l’Aube et comprîmes que tout était fini pour nous et la France, qu’il était désormais inutile de continuer vers le sud, qu’il fallait rentrer à Vitry-la-Ville pour sauver ce qu’il était encore possible de sauver.

Mon père rentra de Charente à l’automne 40, avec les habitants d’Etting, mais moi, je me trouvais bien auprès de mes cousins et je décidai de rester
dans la Marne. Mon père n’acceptait pas du tout ma décision, il voulait que je sois à ses côtés pour le seconder dans son travail.


J’ai toujours été rebelle et je ne voulais pas me laisser faire. En restant dans la Marne, j’espérais échapper à la mainmise nazie sur le département de
la Moselle, purement et simplement annexé. Je souhaitais rester Français et ne voulais en aucun cas devenir citoyen allemand.


Mais j’étais encore mineur et mon père avait des droits sur moi. Il n’hésita pas à les utiliser à son profit, contre moi. Un jour, deux gendarmes allemands vinrent me chercher manu militari et m’embarquèrent pour me ramener, moi le fils récalcitrant et insoumis, à mon père qui m’attendait à la maison.
Je dus capituler devant plus fort que moi. C’est à contrecœur que je suivis les représentants du nouvel ordre, dans le train, en direction de la Moselle.

En route, ils me firent la morale, me disant qu’il fallait obéir à l’autorité parentale, que je devais désormais réintégrer ma province d’origine qui faisait maintenant partie du grand "Reich", que je devais être fier d’appartenir au peuple allemand et me montrer digne de servir le "Führer" qui ne voulait que notre bien.

Je n’étais bien sûr pas du tout d’accord avec mes gardiens, mais je ne voulais pas les contredire. Pourtant, à un moment donné, je lâchai : "Ùnn isch dùù doch kènn Schdiwle òòn". (Et je ne mettrai quand même pas de bottes.) Cette réflexion ne leur plut pas du tout et à notre arrivée en gare de Metz, ils en avisèrent leurs supérieurs. Cela me valut un jour de cachot dans une caserne de la ville. Les autorités allemandes n’avaient rien contre moi qui leur eût permis de me garder plus longtemps en leur aimable compagnie et ils me mirent dans le train pour Sarreguemines. De là, je dus rentrer à pied car les trains ne circulaient pas encore dans la vallée de la Sarre, à cause des ponts détruits.

Je revins  à la maison, contraint et forcé, mais pourtant fier d’avoir résisté un peu à mon père et aux autorités d’occupation et résolument décidé de ne pas me laisser faire à l’avenir. J’étais resté loin de mon village annexé un an de plus que les autres évacués, j’avais 18 ans et les perspectives qui s’ouvraient à moi n’étaient guère brillantes. On était alors en octobre 1941.

Dès janvier de l’année suivante, je dus passer avec mes camarades des classes 1922 et 1923 devant le conseil de révision à Rohrbach-lès-Bitche. Je fus malheureusement déclaré apte au service national et cela n’augurait rien de bon.

Je savais que je devrai bientôt partir pour le "Reichsarbeitsdienst", le service du travail, mais qui était en réalité une préparation militaire déguisée.
Mon père avait réussi à obtenir pour moi un sursis à l’incorporation car j’étais indispensable pour son activité de sellier. Mes autres camarades furent tous rapidement incorporés au RAD au cours de l’année 42, puis versés quelques mois plus tard dans la "Wehrmacht".
Pour le moment, j’avais la chance de pouvoir encore rester un peu à la maison et pourquoi pas indéfiniment ?

Mais à mesure que les classes d’âge étaient incorporées, ma crainte de devoir partir à mon tour augmentait de jour en jour car le sursis n’était pas
éternel et il pouvait être révoqué à tout moment, selon les besoins des Nazis.


Effectivement l’ordre d’incorporation, le "Gestellungsbefehl", arriva au début du mois d’août 43 par la poste. La date d’incorporation était fixée au 15.
Ma décision était prise depuis longtemps. Avec l’assentiment de mon père, je décidai de résister au régime en place, de ne pas me présenter à la convocation au RAD et de me cacher. Je devenais par là un réfractaire à l’incorporation et au service militaire allemand, comme d’autres jeunes du village, comme Rodolphe Dehlinger, Nicolas Freyermuth, comme tant de jeunes Alsaciens, Mosellans et Luxembourgeois. J’avais décidé de me cacher, de devenir invisible, bref de me faire oublier.


J’eus beaucoup de chance pendant cette période de résistance car mes cachettes n’étaient sans doute pas toujours les meilleures. J’ai dû changer souvent de "planque" et j’aurais très bien pu me faire dénoncer ou tout simplement attraper.

Mon père a eu lui aussi beaucoup de chance car les autorités allemandes ne firent pas de recherches à mon sujet et ne s’en prirent pas à lui en représailles. D’autres parents de réfractaires ou de déserteurs eurent moins de chance et furent déportés dans le "Reich" à cause du choix de leur fils.

Au départ il n’y eut qu’une petite enquête : mon père fut questionné et il ne put que répondre que j’avais bel et bien quitté le village pour me rendre au lieu de l’incorporation, mais qu’il était sans nouvelles de moi. Les autorités allemandes n’étaient pas dupes de ses mensonges, mais n’entreprirent rien. Peut-être avaient-ils besoin de ses services, comme sellier, et ils ne s’en prirent pas à notre famille.

Ma première cachette fut trouvée dans la maison de ma tante, chez Célestine Lett, dans le "Kàtzenéck" (6). "Léstinn" avait 6 filles, mes cousines Marie, Rosa, Mathilde, Célestine, Cécile et Thérèse. Je restai environ 6 semaines dans cette maison, cloîtré dans une pièce, sans pouvoir sortir dans la rue
ou le jardin, si ce n’est un peu la nuit. Je savais que je représentais un danger pour mes hôtes en cas de recherche ou de découverte par les gendarmes allemands.

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(6)- Le "Kàtzenéck" ou coin des chats est la partie de l’actuelle rue de la Paix, située derrière le presbytère.

Je revins alors dans la maison paternelle où je me tins aussi caché dans une pièce pendant environ 5 semaines. Mais ce n’était pas l’idéal et je ne me sentais pas du tout en sécurité. Le mieux serait de quitter carrément le village.

Justement, ma sœur aînée Louise, mariée à Aloyse Gubeno et installée à Herbitzheim, avait une proposition à me faire. Elle connaissait bien Marcel et Henriette Zimmer, un couple sans enfant qui habitait dans la rue de Keskastel et qui était disposé à m’héberger. Ce serait la cachette idéale et personne n’aurait jamais l’idée de me rechercher là. Je passai donc 4 mois dans leur grande maison, sans jamais sortir dans la rue, à l’insu de tous et surtout des voisins. J’aurais pu y rester jusqu’à la fin de la guerre si les évènements n’avaient pas pris une autre tournure. La situation devint dangereuse pour moi et mes hôtes le jour où des officiers allemands vinrent s’installer dans la maison. Il me fallait déménager sans tarder. J’aurais pu demander à mes sœurs Louise ou Marie, elle aussi installées à Herbitzheim de me cacher, mais je ne voulais pas les mettre en péril et je décidai de rentrer à Etting, bien que ce ne fut pas une bonne solution.

 


La maison Zimmer, actuellement Paul Muller,
se trouve pratiquement en face de la pharmacie de Herbitzheim.



Mon beau-frère, Joseph Amann, m’accompagna lors de mon retour à Etting. Nous avions chacun un vélo et profitions de la nuit pour effectuer ensemble
les quelques kilomètres du retour. Notre virée nocturne aurait pu avoir de graves conséquences pour nous car elle croisa une patrouille allemande sur la route qui passe devant le "Mìhlewàld", après la gare de Kalhausen. Certes les Allemands n’étaient que trois, mais ils étaient armés et auraient pu nous arrêter.
Le premier moment de stupeur passé (nous ne pouvions faire demi-tour sans éveiller leurs soupçons) nous fîmes comme si de rien était, leur souhaitâmes une bonne nuit et continuâmes notre chemin sans nous retourner, mais en appuyant de plus belle sur les pédales. Pour plus de précautions, nous regagnâmes Etting en faisant un détour par Achen.


Je ne voulais plus revenir dans ma première cachette et décidai de résider de nouveau dans la maison paternelle. J’avoue que c’était la moins sûre des cachettes et j’étais conscient que les Allemands commenceraient leurs investigations par là, s’ils devaient me rechercher, mais je n’avais pas d’autre solution au village.

Vers la fin de mars 44, mon père m’apprit que des soldats allemands avaient encerclé entre autres le village voisin de Rahling à la recherche de réfractaires et de déserteurs (7). Les caches dans le village n’étaient désormais plus sûres et à tout moment une telle opération devenait possible pour Etting aussi, car de nombreux jeunes insoumis se terraient dans les maisons. Il fallait quitter le village et se cacher en forêt ou en rase campagne.

La forêt du "Grosswàld", la plus proche et la plus grande, était aussi la moins indiquée pour une planque à cause de la présence de nombreux Allemands à Weidesheim, les autres forêts étaient trop éloignées. Il ne restait plus qu’une solution, se cacher dans la campagne autour du village. Mais des problèmes nouveaux allaient se poser : l’approvisionnement rendu difficile à cause de l’éloignement et surtout les rigueurs climatiques de la fin de l’hiver.

Il faisait encore froid en cette fin du mois de mars, surtout la nuit, et il pouvait encore geler. Tant pis, il fallait partir encore une fois pour sauver sa peau. Contrairement à une cachette dans la forêt, où les arbres forment un couvert protecteur, surtout en période de végétation, le risque d’être découvert dans la campagne était bien réel, car de nombreux agriculteurs s’affairaient dans leurs champs, principalement à partir du printemps.

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(7)- Une opération de ratissage (Fahndungsaktion) fut programmée le 17 mars 1944 dans le but de mettre la main sur les réfractaires et les déserteurs cachés dans les forêts ou dans les villages, ainsi que les personnes qui leur servent de soutien. Ce jour-là 25 gendarmes, 25 policiers de la Gestapo et de la Kripo, aidés par 2000 soldats de la Wehrmacht passent à l’action dans les villages de Goetzenbruck, Rahling, Montbronn et Siersthal, ainsi que dans les forêts voisines. Pendant que les unités de l’armée ratissent les bois et rabattent les insoumis vers les villages, les gendarmes et les policiers fouillent les maisons et procèdent aux arrestations. L’opération est un succès puisque pas moins de 37 personnes sont arrêtées.
Renseignements tiré de l’ouvrage de Cédric Neveu : La Gestapo en Moselle Edition Serpenoise 2012

Malgré ces risques, je pris donc le maquis, muni de vêtements chauds et d’une bonne dose de courage, sinon d’inconscience. Un autre jeune du village, Victor Hoffmann, un peu plus âgé que moi, m’accompagnait. Nous nous dirigeâmes de nuit vers la ferme du "Mohrehoft", entre Etting et Bining. Nous essayâmes de nous protéger du froid en construisant un abri de fortune avec quelques pierres, dans une haie, sur les hauteurs dominant la ferme. Mais des chiens se mirent à aboyer et nous dûmes nous éloigner de la ferme et rechercher un nouvel abri. Inutile de vous dire que le sommeil ne vint pas cette nuit-là à cause du froid et de la peur d’être découvert.

Le lendemain, nous aperçûmes au loin deux silhouettes, des jeunes, qui semblaient vouloir aussi se cacher et chercher un abri. Nous reconnûmes Rodolphe et Lucien Dehlinger, deux frères originaires d’Etting, que nous connaissions bien et qui étaient aussi réfractaires à l’incorporation. Nous étions désormais  quatre à nous cacher dans la campagne, à nous serrer les uns contre les autres dans notre dérisoire abri pour lutter contre le froid. Dans notre recherche d’un refuge plus sûr, nous eûmes la chance de tomber par hasard sur l’entrée d’un souterrain, en fait un abri construit pendant la Drôle de Guerre de 39-40 par les soldats français. L’entrée était dissimulée sous les ronces dans la pente d’une petite colline et le plafond était constitué de tôles et de troncs d’arbres. Un autre jeune d’Etting, Nicolas Hittinger, vint nous rejoindre aussi.

Nous étions au moins protégés du vent et de la pluie, mais il n’était pas question d’allumer du feu pour nous réchauffer bien que l’envie ne nous manquait pas. Nous nous tenions cachés toute la journée, nous efforçant de ne pas faire trop de bruit. D’ailleurs la campagne était encore plus ou moins déserte à cette époque de l’année et nous avions peu de chance d’être découverts. Nous profitions de la nuit pour sortir à l’air libre, nous dégourdir les jambes et surtout pour retourner au village, à tour de rôle, tous les deux jours, en vue du ravitaillement. Notre séjour dans ces conditions difficiles pesait chaque jour un peu plus sur notre moral et ne pouvait durer trop longtemps car bientôt les travaux des champs allaient reprendre et nous mettre en péril. Nous risquions alors à tout moment d’être découverts, d’autant que les agriculteurs emmenaient souvent leur chien avec eux. D’ailleurs la situation était  redevenue calme et les Allemands avaient cessé leurs recherches dans le secteur.

Nous nous dispersâmes au début du mois d’avril 44 et chacun regagna une autre cachette. Je revins encore une fois au village, cette fois dans la maison d’Aloyse Dehlinger, appelé "Lutze Àliss", à quelque distance de la maison paternelle. Quelle chance de pouvoir à nouveau disposer d’une chambre confortable et d’être à l’abri du froid ! Vers la fin du mois de juillet je décidai, pour ne pas mettre mon nouvel hôte trop longtemps en danger, de retourner dans la maison paternelle.

Il fallait que ma cachette soit désormais indétectable et il n’était plus question que je passe mon temps dans une pièce de la maison. Cela aurait été par trop imprudent. Je me mis donc à creuser un trou d’homme dans l’appentis, sous la batteuse, à l’endroit où tombait la balle de blé, "de Schbrìere".

Des planches recouvraient la cache et je passais mes journées dans ce réduit sans lumière à m’ennuyer copieusement, sans pouvoir beaucoup bouger.

Je ne sortais que pour faire mes besoins ou ma toilette et le plus souvent la nuit. Ma sœur Anne m’apportait à manger. Mon séjour se passait bien et je gardais le moral car je savais que les Alliés avaient débarqué en Normandie et que la libération de mon pays était en route.

Un beau jour, des soldats allemands s’installèrent dans la maison pour y passer la nuit. J’eus encore plus peur de me faire remarquer. Ma sœur attendit que les soldats allemands soient partis, pour me faire sortir de ma "prison". Je pus alors tranquillement faire ma toilette, me raser et prendre mon petit-déjeuner, mais il fallait constamment être sur ses gardes et vivre dans l’angoisse d’être découvert.

Un matin, Anne me fit signe que la voie était libre et que je pouvais venir. Pendant que je me lavais devant l’évier de la cuisine, on frappa à la porte et quelle ne fut pas ma surprise de voir entrer un soldat allemand à la recherche de ma sœur ! Je gardai mon sang-froid et continuai calmement ma toilette. L’Allemand s’assit sur une chaise et discuta avec Anne qui, elle aussi, ne se démonta pas. Ma toilette finie, je m’installai à table et toujours sans un mot, je pris mon café.

Ma présence insolite l’avait sûrement frappé, il devait se douter de quelque chose, mais il n’interrogea pas ma sœur, il ne réagit pas et s’en retourna plus tard à ses occupations. Je l’avais encore une fois échappé belle. Une autre fois déjà, j’avais failli être découvert à cause de mon imprudence et de celle de mon père.

C’était lors de mon premier séjour dans la maison, en septembre-octobre 43. Mon père avait reçu la visite de deux civils allemands installés au village et faisant partie d’une entreprise de reconstruction, peut-être l’organisation Todt. Ils s’appelaient Bachmann et Remitius. Mon père entreprit naïvement de leur montrer le cochon qu’il engraissait dans l’appentis sans savoir que je n’étais pas dans ma chambre, mais justement dans l’appentis. J’eus à peine le temps de me cacher entre le mur et le tas de betteraves fourragères. Les Allemands allaient et venaient devant le tas et leur manège durait interminablement. J’étais obligé de me déplacer de droite à gauche pour ne pas être vu.

Dans la discussion, mon père, sans réfléchir aux conséquences possibles, lâcha : "Ùnn de Ditsche sìnn Barbaare !" (Et les Allemands sont des barbares !) Cette affirmation imprudente aurait pu avoir de graves suites et nous mettre tous en danger. Mais les civils en question étaient de braves types et ma sœur Anne s’empressa de leur proposer un jambonneau pour acheter leur silence. Dans ces périodes de pénurie, ils ne purent refuser le cadeau et nous fûmes quittes pour une peur rétroactive.

Mon père entretenait de bonnes relations avec l’occupant qui avait souvent besoin de ses services. Ainsi le gendarme allemand Hesse, qui logeait à Kalhausen et se déplaçait le plus souvent à cheval, venait-il fréquemment faire réparer le harnachement ou la selle de sa monture chez lui et mon père s’arrangeait toujours pour s’attirer ses bonnes grâces en ne le faisant pas payer. Je pense qu’il aurait pu compter sur sa bienveillance en cas de coup dur.

Beaucoup d’habitants venaient dans la "Werkschdàttkàmmer", la pièce-atelier de mon père, et ils auraient facilement pu suspecter quelque chose. Mais je faisais mon possible pour ne jamais me faire voir, pour rester caché pendant la journée. Je pense que beaucoup d’habitants du village étaient au courant des jeunes gens cachés et ils connaissaient leurs cachettes. Mais le patriotisme dictait leur conduite et ils n’auraient jamais dénoncé quelqu’un.

Cette dernière période de présence à la maison dura 5 mois, les derniers mois de l’occupation allemande, jusqu’à l’arrivée des Américains.
Pendant cette période, mon père décéda, exactement le 15 novembre 44, et il n’eut plus la joie de voir nos libérateurs. Le mois de novembre était un mois particulièrement dangereux car les Américains approchaient et souvent des obus s’abattaient sur le village. Les habitants se terraient dans les
caves des maisons et n’osaient pas sortir par peur des bombardements. Mon père, pourtant favorablement connu et apprécié dans le village, eut droit à un enterrement réduit au strict minimum. Le curé avait demandé aux paroissiens de rester chez eux et seule la famille toute proche et les voisins l’accompagnèrent à sa dernière demeure. Même moi, je n’ai pas pu assister à ses funérailles, obligé de rester invisible.


L’arrivée des Américains, le 6 décembre 44, fut un immense soulagement pour tous les villageois et surtout pour nous, les réfractaires. Je pouvais enfin me déplacer librement, vivre normalement après ces 16 longs mois de vie clandestine, d’angoisses et de privations, pendant lesquels j’avais utilisé pas moins de 7 caches dans le village et les environs.

Mais les GI se méfiaient de tous les habitants du village et surtout des réfractaires et évadés de l’armée allemande qui étaient pour eux de mauvais patriotes allemands, des traîtres. Les Américains ne comprenaient pas notre situation politique et ne s’embarrassaient pas de scrupules. La suite des évènements allait le prouver.

Le jour de leur arrivée, l’appariteur Jacques Stéffanus, "de Biddel",  fit le tour du village, en annonçant au son de sa cloche que tous les insoumis devaient se rendre devant l’église pour un recensement. J’étais méfiant et je flairais le guet-apens. Un camion américain, un GMC, attendait devant l’église et tous ceux qui se présentaient étaient embarqués. Ce jour-là, je ne sortis pas de la maison et restais enfermé par peur de me faire embarquer. Bien m’en prit car mes camarades furent conduits dans un camp d’hébergement de prisonniers allemands où ils furent enfermés avec des Alsaciens-Lorrains et surtout de nombreux nazis. On les questionna longuement avant de les relâcher quelques mois plus tard. (8)

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(8)-Ils furent emmenés au camp d’Oermingen, puis transférés à Compiègne et dans d’autres camps de prisonniers de guerre. (renseignement Hubert Kimmel)

Au 31 décembre, les Allemands lancèrent l’opération "Norwind" et contre-attaquèrent jusqu’à Achen. Leurs blindés arrivèrent même jusqu’au cimetière d’Etting, mais les soldats de la 2°DB du général Leclerc les repoussèrent. Le bruit des obus qui explosaient nous prit de panique et nous crûmes sage de fuir la zone des combats. D’autant que nous avions peur de représailles si les Allemands nous découvraient maintenant. Notre nouvelle fuite nous conduisit à pied jusqu’après Sarre-Union, à Bischtroff-sur-Sarre où les habitants nous logèrent deux semaines environ. Nous étions partis précipitamment, sans aucun bagage, sans un sou en poche.

Au retour, un autre épisode nous mit encore en danger, Joseph Huth, mon voisin, et moi. Beaucoup de matériel américain abandonné par les soldats traînait un peu partout dans la campagne, des munitions, mais aussi des effets vestimentaires. Un matin, j’avais décidé, avec Joseph, d’aller récupérer quelques vêtements qui nous auraient été utiles. Mais nous fûmes surpris, en train de fouiller, par des soldats américains et emmenés jusqu’à Gros-Réderching sous une pluie d’obus qui explosaient un peu partout.

Après un interrogatoire approfondi, nous fûmes heureusement libérés et reconduits le soir, avec des excuses, en Jeep, jusqu’à Etting.

Les longues soirées d’hiver se passaient maintenant à jouer au skat avec mon beau-frère Théophile Seltzer et Joseph  Huth. Pendant  une de ces parties de cartes, un obus allemand tomba dans le jardin, derrière la maison. Il explosa sans faire de victimes, ni de gros dégâts.

La guerre semblait maintenant terminée et je pensais avoir échappé définitivement à mes obligations militaires. Mais c’était sans compter sur les Français qui n’avaient pas encore eu leur compte.

Le 1er mai 1945, je fus mobilisé, à l’âge de 22 ans, dans l’armée française. Je me souviens très bien de ce jour, car, fait exceptionnel, il faisait froid et il neigeait. Un camion découvert me transporta avec mon camarade de la classe 23, Nicolas Freyermuth, un réfractaire comme moi, de Rohrbach-lès-Bitche à la caserne Chambières de Metz.


 


La vie à la caserne dura juste un jour, le temps de percevoir mes effets militaires et me voilà faisant partie des troupes d’occupation affectées à la surveillance d’un pipe-line, dans la région de Mayence, en Allemagne. Nous logions chez l’habitant et je n’avais aucun mal à m’entretenir avec mes hôtes car je parlais couramment l’allemand.


Ma démobilisation fut presque aussi rapide que ma mobilisation. Mon service de garde ne dura que 3 mois et je fus libéré sur place, avec mission de regagner mon foyer par mes propres moyens. La solde militaire était maigre et je n’avais pas un sou en poche. Il fallait se débrouiller pour rentrer. Je réussis à monter, sans me faire remarquer,  dans un wagon d’un train de marchandises en partance pour Sarrebruck. De là, c’était un jeu d’enfant pour arriver à Sarreguemines, puis à Etting. On était alors en août 45.

Je retrouvai désormais mes activités d’avant guerre, le métier de sellier-bourrelier et l’exploitation agricole familiale. Mais il était dit que je n’avais pas encore fini avec mes obligations militaires. Une seconde mobilisation de la classe 1943 me tomba dessus en 47, au moment des grandes grèves qui avaient débuté en avril et qui paralysaient le pays. Le gouvernement craignait une guerre civile et l’armée fut appelée en renfort. Je passais de nouveau
3 mois dans une caserne de Metz, mais nous n’eûmes pas à intervenir.(9)
L’année 48 me vit enfin définitivement dégagé de mes obligations militaires.

J’étais installé  depuis 3 ans à mon compte comme artisan sellier-bourrelier dans la maison paternelle, et pour tous les habitants du village, j’étais maintenant vraiment devenu Albert le sellier, "de Sàddler Àlbèèr". J’avais assez de travail car j’étais le seul artisan sellier au village. Mais peu à peu,
à partir des années 1954, les premiers tracteurs agricoles firent leur apparition au village et remplacèrent progressivement les animaux de trait. La modernisation était en route et mon activité commença à péricliter.
Les rentrées d’argent baissaient et le métier de sellier ne suffisait plus à nourrir son homme et encore moins un couple.

Pour moi qui étais alors âgé de 25 ans, il était temps de songer à me caser. J’avais certes un métier et du travail, mais j’étais toujours seul. Une jeune fille du village, Marie Huth, âgée de 20 ans, m’intéressait beaucoup. Je la connaissais bien car elle habitait dans la même rue que moi et je la voyais souvent. Une seule maison nous séparait et je n’avais pas beaucoup de chemin à faire pour aller la voir. Elle avait aussi perdu sa mère il y a quelques années et nous avions sympathisé. Les choses devinrent rapidement sérieuses et notre mariage fut célébré le 20 novembre 1950.
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(9).    Les grèves insurrectionnelles de 47 débutent le 25 avril à la Régie Renault et s’étendent bientôt à de nombreux secteurs de la vie économique (Citroën, SNCF, banques, grands magasins, EDF, Michelin, Berliet, Peugeot…). Les causes de ce mouvement sont la dureté du rationnement, l’inflation galopante, l’introduction de la guerre froide, les contraintes du plan Marshall… On arrive rapidement à 32 millions de grévistes. Devant le danger de guerre civile, le gouvernement fait appel à l’armée pour rétablir l’ordre. (fr.wikipedia.org)
 












 
Entre-temps, j’avais décidé d’arrêter complètement mon activité artisanale devenue peu rentable et d’aller travailler dans la carrière de pierres calcaires de Wittring. Je commençai ma nouvelle activité le 2 janvier 1950.

Après notre union, notre jeune couple s’installa provisoirement dans la maison de mon beau-père, Jacques Huth. Le séjour dans la maison de mon épouse dura 5 ans et  je donnai souvent un coup de main à mon beau-père pour les travaux agricoles.


 
Mon beau-père était employé de la poste
et travaillait aux lignes téléphoniques.

Le travail dans la carrière était assez physique et éprouvant. Il fallait tout d’abord rejoindre Wittring à vélo chaque matin. Le trajet aller n’était pas bien fatigant, mais c’était autre chose le soir, après la journée de travail. Les conditions météorologiques n’étaient pas toujours idéales non plus pour le trajet à bicyclette, mais il fallait coûte que coûte aller travailler pour faire rentrer l’argent du ménage. D’autant qu’une petite Josette venait agrandir la famille le 6 octobre 1951. D’autres enfants suivront un peu plus tard : Justin, le 8 janvier 1957 et enfin Arlette, le 14 février 1959.


 


Par la suite, comme tous les jeunes, j’acquis une moto, une Motobécane de 125 cm3 pour pouvoir me rendre plus facilement sur le lieu de travail.
L’hiver était la saison la plus pénible à cause de la neige et du verglas qui rendaient les routes souvent impraticables. Il fallait alors aller à pied à Wittring en empruntant les mauvais sentiers qui passaient par le moulin de la "Gàllemihl" et la forêt du "Grosswàld".

Sur le lieu de travail, nous formions des équipes de trois dans chaque galerie d’exploitation, "im Schdolle" : un boute-feu haveur, "e Hààwer" et deux chargeurs-pousseurs, des "Schlèpper". Le premier forait des trous, y plaçait les bâtons de dynamite et faisait sauter la roche. Les autres se chargeaient de casser les trop gros blocs de pierres avec la masse, de remplir les wagonnets, "de Loori" et de les acheminer à l’extérieur jusqu’à leur lieu de déchargement. Dans les faibles descentes, il fallait freiner un peu pour éviter que le wagon  prenne trop de vitesse,  déraille et se renverse. Plus d’une fois nous dûmes relever un wagon déraillé et le recharger. C’était du temps perdu pour nous, car nous étions payés à la tâche, au wagonnet sorti de la carrière. Les montées étaient dures, quoique de faible dénivelé, surtout si le wagonnet était chargé. Il fallait s’arcbouter et pousser de toutes ses forces dans ce cas.

Je me rappelle très bien du contremaître Antoine Pascal et de mes collègues de travail, de Jean-Nicolas Béro, de Pierre Hoffmann, appelé "Schwàrz Nìggels Pééder", d’Albert Freyermuth, tous originaires d’Etting ou encore de Nicolas Collot de Wittring.

L’atmosphère des galeries était toujours humide et fraîche et les changements continuels de température très malsains pour nous qui devions rentrer dans les galeries et en sortir. De plus, la rentrée à moto après une journée de travail n’était franchement pas la meilleure solution non plus, car nos vêtements ne nous protégeaient pas suffisamment du froid et du vent.

Plus d’une fois, je fus victime de refroidissements et de grippes. Je tins pourtant pratiquement 10 ans dans la carrière, jusqu’à ce qu’une pleurésie m’obligeât à rester de longs mois à l’hôpital de Saverne, puis en convalescence à la maison.
 


Devant l’entrée de la carrière.
Je suis le 4° à partir de la gauche, avec une écharpe
autour du cou et des bottes.




Un emploi d’ouvrier me fut alors proposé en 1961, à la SESA de Sarreguemines, et c’est là que je poursuivis ma vie professionnelle pendant 20 ans, jusqu’à l’âge de ma retraite en 1981.


Le travail était moins pénible, mais le trajet domicile-usine s’était passablement allongé. Un car de l’entreprise "Schneider Schull" nous attendait à 6 h15 au village pour nous conduire à la gare de Kalhausen. Là, il fallait attendre le train de Sarreguemines qui arrivait un peu avant 7 h. Arrivé à Sarreguemines, il fallait encore marcher presque 1 km jusqu’à la rue Fulrad où se trouvait la SESA.

En hiver il y avait toujours des problèmes, car le transporteur ne pouvait monter la côte de la "Bill" pour se rendre à Etting et il fallait aller à sa rencontre sur la route départementale, en face de la "Gàllemihl". Un jour, aucun car n’est apparu et j’ai dû, avec une collègue d’Achen, Thérèse Stern, aller à pied à la gare de Kalhausen. Qui ferait encore de nos jours une chose pareille? Combien préfèreraient rester à la maison dans ces conditions ?

Il y avait toujours les mêmes personnes dans le train et j’avais une bonne équipe avec moi pour jouer au skat, en particulier Jacques Lenhard de Kalhausen, appelé "Miinas Schàkkob"qui travaillait à la poste de Sarreguemines et qui sera maire de Kalhausen de 1965 à 1977.

A partir de ma retraite, je me suis pleinement occupé de mon jardin attenant à la maison que nous avions fait construire en 1955, à Etting, au coin de la rue des jardins et de la rue de Schmittviller.

Il y a quelques années, j’aimais beaucoup sortir dans la campagne et me promener avec d’autres retraités sur le chemin de Schmittviller ou en direction de l’Altkirch. Il n’était pas rare que je me déplace à pied jusqu’à Kalhausen pour rendre visite à ma fille Arlette.

Actuellement, je ne sors plus beaucoup de la maison si ce n’est pour m’occuper de mon jardin dont je suis très fier, pour rendre visite à mes enfants et leur famille ou pour aller en ville faire les courses.

Aujourd’hui, marcher me fatigue assez vite à mon âge et je me fais désormais transporter en voiture avec mon épouse pour les déplacements. Grâce à Dieu, nous sommes tous les deux encore valides et autonomes.

J’arrive au soir d’une vie bien remplie où j’aurai exercé beaucoup de métiers, où j’aurai vécu de nombreuses aventures plus ou moins périlleuses, pendant la guerre. J’ai eu cependant beaucoup de chance d’être sorti sans dommages du conflit.

 


A mon âge j’ai le temps de méditer sur ma jeunesse et ma vie passée et je me dis que c’était quand même de l’inconscience, voire de la folie de s‘être caché pendant 16 mois, en mettant ma propre vie en danger et celle de mon entourage. A bien y réfléchir, je crois que je ne le referais pas, quitte à agir comme tout le monde, à affronter d’autres périls et à se fier à sa bonne étoile. A vouloir jouer au héros, je n’ai rien gagné, sauf ma satisfaction personnelle et la fierté du devoir accompli.

Mon seul regret est que le statut de réfractaire à l’incorporation dans l’armée allemande n’ait pas été reconnu par l’Etat Français, contrairement à celui
des Malgré-Nous.


Les réfractaires certes n’ont pas été incorporés de force par les Allemands, ils n’ont pas connu la vie de caserne ni l’épreuve du feu sur le front. Ils ont pourtant fait preuve de courage en refusant de porter les armes et de servir une cause qui n’était pas la leur, en se cachant pendant des mois, avec chaque jour la peur au ventre de se faire dénoncer ou d’être découverts. Personne ne peut les taxer de lâches, bien au contraire. Ils ont osé résister au régime nazi au péril de leur vie. Cette résistance devrait aussi être reconnue.

Texte mis en forme par Gérard Kuffler.
Les souvenirs d’Albert ont été recueillis il y a quelques années.
Albert est décédé le 9 mars 2015, dans sa 92° année, comme doyen du village d’Etting.
Marie Lett, née Huth, est décédée à Sarreguemines le lundi 12 octobre dans sa 87e année.

Notes complémentaires

Les réfractaires

De nombreux réfractaires à l’incorporation et évadés de la Wehrmacht se cachaient dans les communes du Bas-Rhin et de la Moselle, surtout vers
la fin de la guerre. La Moselle a compté 6 273 réfractaires et 21 000 incorporés de force, et l’Alsace 61 834 incorporés ainsi que 14 225 réfractaires. (source volmunster. blogspot.fr)


Pour exemple, pas moins de 25 réfractaires étaient présents à Schalbach en 1944, venant du village même, mais aussi de Lixheim, Siewiller
et de Metz.(Charles Serfass dans Déchirure. Alsace Bossue 1939-1945)


Dans Kalhausen : les années sombres 1939-1945, Claude Freyermuth cite comme réfractaires cachés au village Auguste Muller, Florian Demmerlé, Pierre Lang, Jacques Klein, Joseph Weittmann et Jean Pierre Kihl.

Dans Wittring. Un village lorrain de paix et de guerre, Robert Mourer compte 21 réfractaires et 22 insoumis, sans donner plus de précisions.
Pour Etting, Hubert Kimmel cite le nombre de 58 réfractaires, insoumis ou évadés de l’Armée Allemande.

Les Fléchards


Entre le 1er et le 17 décembre 1944, les Américains demandent aux autorités civiles de recenser les évadés de la Wehrmacht (ceux qui n’ont pas rejoint leur régiment après une permission) et les réfractaires à l’incorporation. Ceux qui se présentent à la convocation en mairie sont considérés par les Américains, contre toute attente,  comme prisonniers de guerre.

Parfois des personnalités locales interviennent auprès des Américains et leur demandent de laisser les jeunes gens libres et de leur éviter cette humiliation. C’est le cas de Bining (intervention du curé Nicolas Schneider) et de Meisenthal (intervention du maire Antoine Maas).

Ceux qui ont naïvement fait confiance aux libérateurs sont emmenés sur le champ, sans a voir pu prendre de bagages, en camions découvert vers Toul, puis Stenay, dans la Meuse, pour arriver après une nuit en train, dans un camp de prisonniers de guerre.

Ainsi 225 Alsaciens et Lorrains sont internés avec des prisonniers de guerre allemands à Thorée-les-Pins, dans la Sarthe, près de la Flèche. 850 autres Alsaciens-Lorrains sont internés au camp de la Blancarde à Aubagne. 



www.ouest-france.fr




A La Flèche, entre 20 000 et 40 000 PW (Prisoner of War), selon la période, la plupart des Allemands, sont logés dans des baraques et sous des tentes. Le service de garde est assuré au début par des FFI, puis plus tard, conjointement par les FFI et les Américains.


Les Alsaciens-Lorrains, tous logés sous les tentes, subissent de nombreuses humiliations et vexations, tout d’abord de la part de la population civile dans les villes traversées (jets de pierres à Nancy), car on les prend pour des miliciens, puisqu’ils sont en civil, ensuite de la part des prisonniers allemands qui tiennent tous les postes de commande dans le camp (cuisine, habillement, intendance) et avantagent leurs compatriotes, enfin de la part des gardiens français qui les prennent aussi pour des miliciens.

Les conditions de détention sont dures, on couche à même le sol dans les hangars et sous les tentes, les couvertures manquent et les rations alimentaires sont nettement insuffisantes. Pour passer le temps, on joue aux cartes et on monte des spectacles.

La détention des Alsaciens-Lorrains dure 5 mois.  Les démarches entreprises par les autorités françaises restent longtemps sans succès.
Enfin, après un tri effectué par une commission dirigée par le lieutenant Lomont, qui avait séparé les Alsaciens-Lorrains des autres prisonniers,
les "Fléchards" quittent le camp de Thorée-les-Pins le 15 mai 1945 pour Châlon-sur-Saône. Après un dernier interrogatoire, ils sont remis aux autorités françaises et libérés le 25 mai suivant.


 Sources :
  Robert Mourer, dans Wittring. Un village lorrain de paix et de guerre recense 5 Wittringeois qui font partie des 225 jeunes, presque tous originaires
 de la région de Sarreguemines, internés à Thorée : Joseph Barthel, Nicolas Kirch, Victor Schilling, Marcel Tousch et lui-même.
 Malgré-Nous. Qui êtes-vous ? Volume 2 Laurent Kleinhentz et volmunster.blogspot.fr