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Les tribulations d’un réfractaire
Albert Lett
* 03/07/1923
† 09/03/2015
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Je fais partie de cette génération qui a connu la guerre et qui a payé un lourd tribut à la folie du régime national-socialiste allemand. Contrairement
à de nombreux jeunes Mosellans et Alsaciens de mon âge, les
Malgré-Nous, qui ont porté l’uniforme de la Wehrmacht, j’ai choisi,
pour ma part, le refus
de l’incorporation au "Reichsarbeitsdienst"
et par conséquent, à l’armée. Devenu réfractaire, j’ai dû me cacher et
vivre dans la clandestinité pendant de longs mois, avec chaque jour la
hantise d’être dénoncé et découvert.
Le sort des Malgré-Nous a été
longtemps ignoré des autorités françaises et de l’opinion publique.
Celui des réfractaires comme moi n’a jamais intéressé grand monde. Ne
nous appelait-on pas, par dérision, les "Hàuschdàllsoldààde",
les soldats de fenil ? Comme si se cacher au péril de sa vie ne
demandait pas un certain degré de courage. Ceux qui étaient découverts
se retrouvaient en prison ou au Struthof. Mon grand regret, au seuil de
ma vie, est ce manque de reconnaissance, par les autorités, du statut
de réfractaire au service militaire allemand.
Voici mon itinéraire de vie.
Notre maison du "Hundséck", le coin des chiens.
Je suis né le 3 juillet 1923, comme dernier enfant d’une famille
modeste, dans une petite maison d’agriculteurs de la rue d’Achen, à
Etting.
Mon père Paul était alors âgé de
43 ans, il exerçait le métier de sellier-bourrelier en même temps
qu’il exploitait un petit train de culture. Pour tous les habitants
d’Etting, il était le Sàddler Pool et moi, bien sûr le Sàddler Àlbèèr. Toute la famille portait le Hussnààme, le nom de maison Sàddlersch. (1)
Le travail ne manquait pas pour un
artisan comme lui. Tous les agriculteurs du village utilisaient encore
des animaux de trait, des chevaux pour les plus grands et des vaches ou
des bœufs pour les petits.
Le sellier, de Sàddler,
tout comme le forgeron et le charron, était absolument indispensable à
la vie rurale et les agriculteurs avaient besoin de ses services tout
au long de l’année. C’est lui qui fabriquait et réparait tout le
harnachement des bêtes de trait, les colliers et harnais composés de
brides,
de courroies et de sangles de cuir.
Il utilisait principalement du cuir
de vache ou de bœuf, mais aussi différents tissus et des toiles
caoutchoutées. Pour fabriquer les colliers destinés aux vaches de
trait, "de Kùmmètte", il devait
savoir travailler le bois et utilisait des clous, des rivets, des
ferrures et d’autres pièces de métal ainsi que de la bourre (des poils
d’animaux et de la filasse de chanvre).
Les chevaux tiraient les charges au moyen d’une large sangle rembourrée passant sur le poitrail du cheval et appelée "Brùschdblàtt", en français la bricole. L’ensemble du harnachement s’appelait "Fàhrgeschäär"
et se composait de nombreuses pièces, dont certaines s’usaient plus
vite que d’autres, surtout celles soumises aux efforts de traction. Il
fallait sans cesse recoudre et parfois carrément remplacer les parties
défectueuses.
On distingue nettement la large bricole qui passe sur le poitrail et qui est maintenue sur
le dos du cheval par 3 courroies appelées dossières, dont une est surmontée d’une petite selle, la sellette.
Le système de fixation des œillères, de Blèndkàbbe, comprend entre autres, une bride frontale, de Schdìrnrìeme
et une bride nasale, de Nààsrìeme .
Attelage de vaches portant le collier, "de Kùmmet".
www.marc-grodwohl.com
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(1)- Paul
Lett (23.07.1880-15.11.1944) est le descendant d’une lignée de
cordonniers attestée à Schmittviller avant 1682, puis à Rahling en 1720
et enfin à Etting en 1747. Son père Nicolas (1842-1926) était appelé Schùmmàchersch Nìggel.
Parmi ses outils il y avait le
couteau mécanique muni d’une réglette pour découper des lanières de
cuir, la molette ou la roulette équipée d’une roue crantée permettant
de tracer les lignes de couture. L’alène servait à percer les trous et
différentes aiguilles étaient utilisées pour coudre avec le fil de lin
enduit de poix.
Il utilisait encore le couteau à
pied pour la mise en forme et l’affinage du cuir ainsi que des outils
plus classiques comme le compas, le marteau, l’emporte-pièce, la pince
et la tenaille. Mon père n’avait pas encore de machine à coudre le cuir
et il faisait tout le travail à la main.
Quelques outils du sellier.
www.blikk.it
Il lui arrivait aussi d’être matelassier : il réparait aussi bien le fauteuil de la "Schdùbb" que la chaise longue de la cuisine, " ’s Chèss Lòò",
plus confortable que l’antique coffre de bois et qui permettait de
faire une sieste réparatrice sans avoir besoin de gagner la chambre. Il
renouvelait aussi le contenu des matelas (il fallait sortir la laine,
la carder à la main, puis la remettre) et rénovait les grands sommiers
à cadre de bois et à ressorts, couverts de toile.
L’intérieur d’un sommier et un matelas à toile rayée.
environnement.ecole.free.fr
Mon père n’avait pas d’atelier
réservé à son artisanat, mais il travaillait dans une pièce
spécialement aménagée à l’arrière de la maison. Il y avait installé un
établi et c’est là qu’il conservait tous ses outils et qu’il recevait
ses clients. Cette pièce devenait souvent un lieu de rencontre pour les
agriculteurs, surtout en soirée et il n’était pas rare que des
discussions interminables y aient lieu.
Ma mère, Pauline Fischer, était née en 1885 à Paris, mais je ne sais pas dans quelles circonstances. (2)
Elle avait beaucoup de mérite à s’occuper de notre éducation et aussi
des travaux agricoles. En tout nous étions 3 garçons et 3 filles : dans
l’ordre il y avait Louise, Jacques, Anne, Marie, nés avant la première
guerre mondiale et puis Nicolas et moi. Je ne me rappelle pas de toutes
leurs dates de naissance. (3)
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(2)- Pauline Fischer
(1.12.1885-19.07.1929) est déclarée née à Meudon. Elle est la fille de
Jean Fischer, verrier, né à Montbronn et de Marie Rohr d’Etting.
(3)- Les enfants du couple
Paul Lett-Pauline Fischer sont Marie-Louise (23.03.1907-12.09.1976),
Jacques (2.07.1908-27.06.1972), Anne (9.08.1909-22.03.1994),
Marie (4.03.1912-1.10.2007), Nicolas (3.01.1920-15.10.1945 Kuznitsa
URSS) et Albert (3.07.1923-9.03.2015).
Je n’ai pas suffisamment connu ma
mère car elle est morte en 1929, âgée à peine de 43 ans. Je n’avais que
6 ans et c’est ma sœur Marie qui s’est alors occupée de moi avec
beaucoup de courage.
Je me souviens de mon instituteur, monsieur Kuchly (4), il n’était pas très sévère et nous le respections beaucoup. Le curé du village, l’abbé Wagner (5),
était par contre très sévère, il ne laissait rien passer et il valait
mieux assister aux offices et surtout se tenir à carreau à l’église si
on ne voulait pas
avoir d’ennuis. Il passait toujours dans le village avec son bâton dont il faisait allègrement usage lors du catéchisme.
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(4)- Auguste Kuchly a été
nommé en 1924 à Etting, il y fera toute sa carrière jusqu’à sa retraite
en 1956. Son épouse Marie, également enseignante, prendra sa retraite
en 1958. Le couple se retirera à Sarreguemines, où Auguste décèdera en
1963. (renseignements fournis par Hubert Kimmel)
(5)- Le chanoine Joseph
Wagner est né le 27.01.1866 à Pantin. Ordonné prêtre en 1894, il fut
curé d’Etting de 1905 à 1955. Décédé le 8.02.1956, il est inhumé à
Etting. (Le livre des familles d’Etting Sylvain Hittinger)
A la sortie de l’école, quand il
s’est agi de choisir un métier, ma voie était toute tracée. Quoi de
plus naturel que de suivre la tradition familiale et de continuer le
travail de mon père ! Je suis donc devenu à 14 ans officiellement
apprenti sellier-bourrelier et aide agricole.
Je connaissais déjà un peu le
métier car jeune garçon, je traînais souvent dans les pattes de mon
père et l’activité m’intéressait beaucoup. Mon père
était content que je me prépare à prendre sa succession, il avait déjà
59 ans et commençait à fatiguer. Il comptait beaucoup sur moi.
Mon frère Jacques travaillait comme ouvrier dans la faïencerie de Sarreguemines alors que Nicolas était peintre en bâtiments.
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Nicolas fut mobilisé par les Français en 1940,
puis dut servir dans l’armée allemande.
Il ne revint pas du front russe.
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Malheureusement mon apprentissage
fut rapidement bouleversé par l’épisode tragique de la seconde guerre
mondiale. La déclaration de la guerre, en septembre 1939, nous
jeta inexorablement sur les routes de l’évacuation. Les habitants
d’Etting furent déplacés en Charente, à Chabanais.
Notre famille par contre ne suivit
pas le mouvement général. Nous avions des proches dans le département
de la Marne, plus précisément à Vitry-la-Ville, petit village situé
entre Châlons-sur-Marne à l’époque et Vitry-le-François. Nicolas Lett
et Louise Bour, dont le mari Jean était mobilisé, étaient mes cousins
et ils exploitaient une ferme de 150 hectares.
Nous pensions trouver là-bas de meilleures conditions d’accueil qu’en
Charente et surtout du travail. Ma sœur Anne, séparée de son mari
Théophile Seltzer lui aussi mobilisé, avait déjà trouvé refuge chez eux
avec son bébé Gilbert né le 22 juin 39.
Mes autres sœurs Louise et Marie étaient déjà mariées et habitaient le village proche de Herbitzheim, dans le Bas-Rhin.
Nous avions trouvé par chance un agriculteur d’Etting, Joseph Demmerlé, appelé "Kimmel Joggèls Schosséf"
qui se rendait avec son attelage de chevaux dans la région marnaise,
avec femme et enfants. Il consentit à nous emmener avec nos maigres
bagages, mon père, mon frère Nicolas et moi. C’est ainsi que nous
arrivâmes en septembre 39 dans la Marne.
Lorsque les Allemands déclenchèrent
leur offensive en mai 40 contre la France, les choses commencèrent à se
gâter pour nous. Une folle rumeur circula bientôt dans la région,
laissant entendre que l’armée française se préparait, comme en
septembre 1914, à livrer une seconde bataille de la Marne pour défendre
Paris et contrer l’attaque allemande.
Les habitants du département
prirent peur et songèrent à se mettre en sécurité, à fuir devant
l’avance de l’ennemi et à se diriger vers le sud. Nous
avions déjà fuit une fois, quittant la Moselle, en prévision de combats
sur la ligne Maginot qui n’eurent pas lieu en automne 39 et voilà qu’il
fallait
encore une fois tout abandonner, notre famille, notre maison, notre
travail. Mon père regrettait de ne pas être allé en Charente, avec les
habitants d’Etting.
Mais mieux vaut tard que jamais, se
dit-il. Devant la menace allemande, il rejoignit Chabanais avec ma sœur
Anne et son bébé âgé maintenant de 11 mois pour se mettre en sécurité.
Moi par contre, je décidai de
rester sur place auprès de mes cousins Nicolas et Louise qui ne
voulaient pas abandonner leurs bêtes ni leurs terres.
Mais la panique générale en décida autrement. En fin de compte, ils
suivirent le mouvement et nous nous mîmes en route avec un attelage de
chevaux
et quelques bagages faits à la hâte, en direction du sud.
Les routes de l’exode étaient
encombrées d’attelages en tous genres, de voitures, de camions, de
vélos, de personnes à pied, d’animaux abandonnés. De soldats aussi qui
avaient perdu leur régiment et qui fuyaient lamentablement. Nous
reculions sans relâche, immense file d’hommes et de femmes, de jeunes
et de vieux qui essayaient de sauver leur peau, qui avaient tout perdu,
même leur honneur.
J’avais la rage au ventre, j’aurais
préféré ne pas fuir, mais j’étais entraîné par le mouvement général et
je ne pouvais rien faire avec mes pauvres
moyens. Je jurai que jamais je ne baisserai les bras devant les
Allemands et que je ne me laisserai pas faire. Pour le moment, c’était
mal engagé,
mais il fallait laisser passer l’orage et après on verrait.
Derrière nous, il y avait les
Allemands et leur progression rapide et continue, devant nous se
présentaient les avions italiens de Mussolini, l’allié de Hitler et les
pilotes ne se privaient pas de mitrailler notre convoi. Il y eut des
morts et de nombreux blessés. Nous décidâmes alors de ne plus voyager
que la nuit, nous cachant pendant la journée dans les forêts.
Mais les Allemands étaient très
rapides, trop rapides et ils nous dépassèrent un beau jour. Nous étions
à ce moment dans le département de l’Aube et comprîmes que tout était
fini pour nous et la France, qu’il était désormais inutile de continuer
vers le sud, qu’il fallait rentrer à Vitry-la-Ville pour sauver ce
qu’il était encore possible de sauver.
Mon père rentra de Charente à
l’automne 40, avec les habitants d’Etting, mais moi, je me trouvais
bien auprès de mes cousins et je décidai de rester
dans la Marne. Mon père n’acceptait pas du tout ma décision, il voulait
que je sois à ses côtés pour le seconder dans son travail.
J’ai toujours été rebelle et je ne
voulais pas me laisser faire. En restant dans la Marne, j’espérais
échapper à la mainmise nazie sur le département de
la Moselle, purement et simplement annexé. Je souhaitais rester Français et ne voulais en aucun cas devenir citoyen allemand.
Mais j’étais encore mineur et mon
père avait des droits sur moi. Il n’hésita pas à les utiliser à son
profit, contre moi. Un jour, deux gendarmes allemands vinrent me
chercher manu militari et m’embarquèrent pour me ramener, moi le fils
récalcitrant et insoumis, à mon père qui m’attendait à la maison.
Je dus capituler devant plus fort que moi. C’est à contrecœur que je
suivis les représentants du nouvel ordre, dans le train, en direction
de la Moselle.
En route, ils me firent la morale,
me disant qu’il fallait obéir à l’autorité parentale, que je devais
désormais réintégrer ma province d’origine qui faisait maintenant
partie du grand "Reich", que je devais être fier d’appartenir au peuple allemand et me montrer digne de servir le "Führer" qui ne voulait que notre bien.
Je n’étais bien sûr pas du tout
d’accord avec mes gardiens, mais je ne voulais pas les contredire.
Pourtant, à un moment donné, je lâchai : "Ùnn isch dùù doch kènn Schdiwle òòn".
(Et je ne mettrai quand même pas de bottes.) Cette réflexion ne leur
plut pas du tout et à notre arrivée en gare de Metz, ils en avisèrent
leurs supérieurs. Cela me valut un jour de cachot dans une caserne de
la ville. Les autorités allemandes n’avaient rien contre moi qui leur
eût permis de me garder plus longtemps en leur aimable compagnie et ils
me mirent dans le train pour Sarreguemines. De là, je dus rentrer à
pied car les trains ne circulaient pas encore dans la vallée de la
Sarre, à cause des ponts détruits.
Je revins à la maison,
contraint et forcé, mais pourtant fier d’avoir résisté un peu à mon
père et aux autorités d’occupation et résolument décidé de ne pas me
laisser faire à l’avenir. J’étais resté loin de mon village annexé un
an de plus que les autres évacués, j’avais 18 ans et les perspectives
qui s’ouvraient à moi n’étaient guère brillantes. On était alors en
octobre 1941.
Dès janvier de l’année suivante, je
dus passer avec mes camarades des classes 1922 et 1923 devant le
conseil de révision à Rohrbach-lès-Bitche. Je fus malheureusement
déclaré apte au service national et cela n’augurait rien de bon.
Je savais que je devrai bientôt partir pour le "Reichsarbeitsdienst", le service du travail, mais qui était en réalité une préparation militaire déguisée.
Mon père avait réussi à obtenir pour moi un sursis à l’incorporation
car j’étais indispensable pour son activité de sellier. Mes autres
camarades furent tous rapidement incorporés au RAD au cours de l’année
42, puis versés quelques mois plus tard dans la "Wehrmacht". Pour le moment, j’avais la chance de pouvoir encore rester un peu à la maison et pourquoi pas indéfiniment ?
Mais à mesure que les classes d’âge
étaient incorporées, ma crainte de devoir partir à mon tour augmentait
de jour en jour car le sursis n’était pas
éternel et il pouvait être révoqué à tout moment, selon les besoins des Nazis.
Effectivement l’ordre d’incorporation, le "Gestellungsbefehl", arriva au début du mois d’août 43 par la poste. La date d’incorporation était fixée au 15.
Ma décision était prise depuis longtemps. Avec l’assentiment de mon
père, je décidai de résister au régime en place, de ne pas me présenter
à la convocation au RAD et de me cacher. Je devenais par là un
réfractaire à l’incorporation et au service militaire allemand, comme
d’autres jeunes du village, comme Rodolphe Dehlinger, Nicolas
Freyermuth, comme tant de jeunes Alsaciens, Mosellans et
Luxembourgeois. J’avais décidé de me cacher, de devenir invisible, bref
de me faire oublier.
J’eus beaucoup de chance pendant
cette période de résistance car mes cachettes n’étaient sans doute pas
toujours les meilleures. J’ai dû changer souvent de "planque" et j’aurais très bien pu me faire dénoncer ou tout simplement attraper.
Mon père a eu lui aussi beaucoup de
chance car les autorités allemandes ne firent pas de recherches à mon
sujet et ne s’en prirent pas à lui en représailles. D’autres parents de
réfractaires ou de déserteurs eurent moins de chance et furent déportés
dans le "Reich" à cause du choix de leur fils.
Au départ il n’y eut qu’une petite
enquête : mon père fut questionné et il ne put que répondre que j’avais
bel et bien quitté le village pour me rendre au lieu de
l’incorporation, mais qu’il était sans nouvelles de moi. Les autorités
allemandes n’étaient pas dupes de ses mensonges, mais n’entreprirent
rien. Peut-être avaient-ils besoin de ses services, comme sellier, et
ils ne s’en prirent pas à notre famille.
Ma première cachette fut trouvée dans la maison de ma tante, chez Célestine Lett, dans le "Kàtzenéck" (6). "Léstinn"
avait 6 filles, mes cousines Marie, Rosa, Mathilde, Célestine, Cécile
et Thérèse. Je restai environ 6 semaines dans cette maison, cloîtré
dans une pièce, sans pouvoir sortir dans la rue
ou le jardin, si ce n’est un peu la nuit. Je savais que je représentais
un danger pour mes hôtes en cas de recherche ou de découverte par les
gendarmes allemands.
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(6)- Le "Kàtzenéck" ou coin des chats est la partie de l’actuelle rue de la Paix, située derrière le presbytère.
Je revins alors dans la maison
paternelle où je me tins aussi caché dans une pièce pendant environ 5
semaines. Mais ce n’était pas l’idéal et je ne me sentais pas du tout
en sécurité. Le mieux serait de quitter carrément le village.
Justement, ma sœur aînée Louise,
mariée à Aloyse Gubeno et installée à Herbitzheim, avait une
proposition à me faire. Elle connaissait bien Marcel et Henriette
Zimmer, un couple sans enfant qui habitait dans la rue de Keskastel et
qui était disposé à m’héberger. Ce serait la cachette idéale et
personne n’aurait jamais l’idée de me rechercher là. Je passai donc 4
mois dans leur grande maison, sans jamais sortir dans la rue, à l’insu
de tous et surtout des voisins. J’aurais pu y rester jusqu’à la fin de
la guerre si les évènements n’avaient pas pris une autre tournure. La
situation devint dangereuse pour moi et mes hôtes le jour où des
officiers allemands vinrent s’installer dans la maison. Il me fallait
déménager sans tarder. J’aurais pu demander à mes sœurs Louise ou
Marie, elle aussi installées à Herbitzheim de me cacher, mais je ne
voulais pas les mettre en péril et je décidai de rentrer à Etting, bien
que ce ne fut pas une bonne solution.
La maison Zimmer, actuellement Paul Muller,
se trouve pratiquement en face de la pharmacie de Herbitzheim.
Mon beau-frère, Joseph Amann,
m’accompagna lors de mon retour à Etting. Nous avions chacun un vélo et
profitions de la nuit pour effectuer ensemble
les quelques kilomètres du retour. Notre virée nocturne aurait pu avoir
de graves conséquences pour nous car elle croisa une patrouille
allemande sur la route qui passe devant le "Mìhlewàld", après la gare de Kalhausen. Certes les Allemands n’étaient que trois, mais ils étaient armés et auraient pu nous arrêter.
Le premier moment de stupeur passé (nous ne pouvions faire demi-tour
sans éveiller leurs soupçons) nous fîmes comme si de rien était, leur
souhaitâmes une bonne nuit et continuâmes notre chemin sans nous
retourner, mais en appuyant de plus belle sur les pédales. Pour plus de
précautions, nous regagnâmes Etting en faisant un détour par Achen.
Je ne voulais plus revenir dans ma
première cachette et décidai de résider de nouveau dans la maison
paternelle. J’avoue que c’était la moins sûre des cachettes et j’étais
conscient que les Allemands commenceraient leurs investigations par là,
s’ils devaient me rechercher, mais je n’avais pas d’autre solution au
village.
Vers la fin de mars 44, mon père
m’apprit que des soldats allemands avaient encerclé entre autres le
village voisin de Rahling à la recherche de réfractaires et de
déserteurs (7). Les caches dans le village n’étaient
désormais plus sûres et à tout moment une telle opération devenait
possible pour Etting aussi, car de nombreux jeunes insoumis se
terraient dans les maisons. Il fallait quitter le village et se cacher
en forêt ou en rase campagne.
La forêt du "Grosswàld", la
plus proche et la plus grande, était aussi la moins indiquée pour une
planque à cause de la présence de nombreux Allemands à Weidesheim, les
autres forêts étaient trop éloignées. Il ne restait plus qu’une
solution, se cacher dans la campagne autour du village. Mais des
problèmes nouveaux allaient se poser : l’approvisionnement rendu
difficile à cause de l’éloignement et surtout les rigueurs climatiques
de la fin de l’hiver.
Il faisait encore froid en cette fin du mois de mars, surtout la nuit,
et il pouvait encore geler. Tant pis, il fallait partir encore une fois
pour sauver sa peau. Contrairement à une cachette dans la forêt, où les
arbres forment un couvert protecteur, surtout en période de végétation,
le risque d’être découvert dans la campagne était bien réel, car de
nombreux agriculteurs s’affairaient dans leurs champs, principalement à
partir du printemps.
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(7)- Une opération de ratissage (Fahndungsaktion)
fut programmée le 17 mars 1944 dans le but de mettre la main sur les
réfractaires et les déserteurs cachés dans les forêts ou dans les
villages, ainsi que les personnes qui leur servent de soutien. Ce
jour-là 25 gendarmes, 25 policiers de la Gestapo et de la Kripo, aidés
par 2000 soldats de la Wehrmacht passent à l’action dans les villages
de Goetzenbruck, Rahling, Montbronn et Siersthal, ainsi que dans les
forêts voisines. Pendant que les unités de l’armée ratissent les bois
et rabattent les insoumis vers les villages, les gendarmes et les
policiers fouillent les maisons et procèdent aux arrestations.
L’opération est un succès puisque pas moins de 37 personnes sont
arrêtées.
Renseignements tiré de l’ouvrage de Cédric Neveu : La Gestapo en Moselle Edition Serpenoise 2012
Malgré ces risques, je pris donc le
maquis, muni de vêtements chauds et d’une bonne dose de courage, sinon
d’inconscience. Un autre jeune du village, Victor Hoffmann, un peu plus
âgé que moi, m’accompagnait. Nous nous dirigeâmes de nuit vers la ferme
du "Mohrehoft", entre Etting et
Bining. Nous essayâmes de nous protéger du froid en construisant un
abri de fortune avec quelques pierres, dans une haie, sur les hauteurs
dominant la ferme. Mais des chiens se mirent à aboyer et nous dûmes
nous éloigner de la ferme et rechercher un nouvel abri. Inutile de vous
dire que le sommeil ne vint pas cette nuit-là à cause du froid et de la
peur d’être découvert.
Le lendemain, nous aperçûmes au
loin deux silhouettes, des jeunes, qui semblaient vouloir aussi se
cacher et chercher un abri. Nous reconnûmes Rodolphe et Lucien
Dehlinger, deux frères originaires d’Etting, que nous connaissions bien
et qui étaient aussi réfractaires à l’incorporation. Nous étions
désormais quatre à nous cacher dans la campagne, à nous serrer
les uns contre les autres dans notre dérisoire abri pour lutter contre
le froid. Dans notre recherche d’un refuge plus sûr, nous eûmes la
chance de tomber par hasard sur l’entrée d’un souterrain, en fait un
abri construit pendant la Drôle de Guerre de 39-40 par les soldats
français. L’entrée était dissimulée sous les ronces dans la pente d’une
petite colline et le plafond était constitué de tôles et de troncs
d’arbres. Un autre jeune d’Etting, Nicolas Hittinger, vint nous
rejoindre aussi.
Nous étions au moins protégés du
vent et de la pluie, mais il n’était pas question d’allumer du feu pour
nous réchauffer bien que l’envie ne nous manquait pas. Nous nous
tenions cachés toute la journée, nous efforçant de ne pas faire trop de
bruit. D’ailleurs la campagne était encore plus ou moins déserte à
cette époque de l’année et nous avions peu de chance d’être découverts.
Nous profitions de la nuit pour sortir à l’air libre, nous dégourdir
les jambes et surtout pour retourner au village, à tour de rôle, tous
les deux jours, en vue du ravitaillement. Notre séjour dans ces
conditions difficiles pesait chaque jour un peu plus sur notre moral et
ne pouvait durer trop longtemps car bientôt les travaux des champs
allaient reprendre et nous mettre en péril. Nous risquions alors à tout
moment d’être découverts, d’autant que les agriculteurs emmenaient
souvent leur chien avec eux. D’ailleurs la situation était
redevenue calme et les Allemands avaient cessé leurs recherches dans le
secteur.
Nous nous dispersâmes au début du
mois d’avril 44 et chacun regagna une autre cachette. Je revins encore
une fois au village, cette fois dans la maison d’Aloyse Dehlinger,
appelé "Lutze Àliss", à quelque
distance de la maison paternelle. Quelle chance de pouvoir à nouveau
disposer d’une chambre confortable et d’être à l’abri du froid ! Vers
la fin du mois de juillet je décidai, pour ne pas mettre mon nouvel
hôte trop longtemps en danger, de retourner dans la maison paternelle.
Il fallait que ma cachette soit
désormais indétectable et il n’était plus question que je passe mon
temps dans une pièce de la maison. Cela aurait été par trop imprudent.
Je me mis donc à creuser un trou d’homme dans l’appentis, sous la
batteuse, à l’endroit où tombait la balle de blé, "de Schbrìere".
Des planches recouvraient la cache et je passais mes journées dans ce
réduit sans lumière à m’ennuyer copieusement, sans pouvoir beaucoup
bouger.
Je ne sortais que pour faire mes
besoins ou ma toilette et le plus souvent la nuit. Ma sœur Anne
m’apportait à manger. Mon séjour se passait bien et je gardais le moral
car je savais que les Alliés avaient débarqué en Normandie et que la
libération de mon pays était en route.
Un beau jour, des soldats allemands
s’installèrent dans la maison pour y passer la nuit. J’eus encore plus
peur de me faire remarquer. Ma sœur attendit que les soldats allemands
soient partis, pour me faire sortir de ma "prison".
Je pus alors tranquillement faire ma toilette, me raser et prendre mon
petit-déjeuner, mais il fallait constamment être sur ses gardes et
vivre dans l’angoisse d’être découvert.
Un matin, Anne me fit signe que la
voie était libre et que je pouvais venir. Pendant que je me lavais
devant l’évier de la cuisine, on frappa à la porte et quelle ne fut pas
ma surprise de voir entrer un soldat allemand à la recherche de ma sœur
! Je gardai mon sang-froid et continuai calmement ma toilette.
L’Allemand s’assit sur une chaise et discuta avec Anne qui, elle aussi,
ne se démonta pas. Ma toilette finie, je m’installai à table et
toujours sans un mot, je pris mon café.
Ma présence insolite l’avait
sûrement frappé, il devait se douter de quelque chose, mais il
n’interrogea pas ma sœur, il ne réagit pas et s’en retourna plus tard à
ses occupations. Je l’avais encore une fois échappé belle. Une autre fois déjà, j’avais failli être découvert à cause de mon imprudence et de celle de mon père.
C’était lors de mon premier séjour
dans la maison, en septembre-octobre 43. Mon père avait reçu la visite
de deux civils allemands installés au village et faisant partie d’une
entreprise de reconstruction, peut-être l’organisation Todt. Ils s’appelaient Bachmann et Remitius.
Mon père entreprit naïvement de leur montrer le cochon qu’il
engraissait dans l’appentis sans savoir que je n’étais pas dans ma
chambre, mais justement dans l’appentis. J’eus à peine le temps de me
cacher entre le mur et le tas de betteraves fourragères. Les Allemands
allaient et venaient devant le tas et leur manège durait
interminablement. J’étais obligé de me déplacer de droite à gauche pour
ne pas être vu.
Dans la discussion, mon père, sans réfléchir aux conséquences possibles, lâcha : "Ùnn de Ditsche sìnn Barbaare !"
(Et les Allemands sont des barbares !) Cette affirmation imprudente
aurait pu avoir de graves suites et nous mettre tous en danger. Mais
les civils en question étaient de braves types et ma sœur Anne
s’empressa de leur proposer un jambonneau pour acheter leur silence.
Dans ces périodes de pénurie, ils ne purent refuser le cadeau et nous
fûmes quittes pour une peur rétroactive.
Mon père entretenait de bonnes relations avec l’occupant qui avait souvent besoin de ses services. Ainsi le gendarme allemand Hesse,
qui logeait à Kalhausen et se déplaçait le plus souvent à cheval,
venait-il fréquemment faire réparer le harnachement ou la selle de sa
monture chez lui et mon père s’arrangeait toujours pour s’attirer ses
bonnes grâces en ne le faisant pas payer. Je pense qu’il aurait pu
compter sur sa bienveillance en cas de coup dur.
Beaucoup d’habitants venaient dans
la "Werkschdàttkàmmer", la pièce-atelier de mon père, et ils auraient
facilement pu suspecter quelque chose. Mais je faisais mon possible
pour ne jamais me faire voir, pour rester caché pendant la journée. Je
pense que beaucoup d’habitants du village étaient au courant des jeunes
gens cachés et ils connaissaient leurs cachettes. Mais le patriotisme
dictait leur conduite et ils n’auraient jamais dénoncé quelqu’un.
Cette dernière période de présence
à la maison dura 5 mois, les derniers mois de l’occupation allemande,
jusqu’à l’arrivée des Américains.
Pendant cette période, mon père
décéda, exactement le 15 novembre 44, et il n’eut plus la joie de voir
nos libérateurs. Le mois de novembre était un mois particulièrement
dangereux car les Américains approchaient et souvent des obus
s’abattaient sur le village. Les habitants se terraient dans les
caves
des maisons et n’osaient pas sortir par peur des bombardements. Mon
père, pourtant favorablement connu et apprécié dans le village, eut
droit à un enterrement réduit au strict minimum. Le curé avait demandé
aux paroissiens de rester chez eux et seule la famille toute proche et
les voisins l’accompagnèrent à sa dernière demeure. Même moi, je n’ai
pas pu assister à ses funérailles, obligé de rester invisible.
L’arrivée des Américains, le 6
décembre 44, fut un immense soulagement pour tous les villageois et
surtout pour nous, les réfractaires. Je pouvais enfin me déplacer
librement, vivre normalement après ces 16 longs mois de vie
clandestine, d’angoisses et de privations, pendant lesquels j’avais
utilisé pas moins de 7 caches dans le village et les environs.
Mais les GI se méfiaient de tous
les habitants du village et surtout des réfractaires et évadés de
l’armée allemande qui étaient pour eux de mauvais patriotes allemands,
des traîtres. Les Américains ne comprenaient pas notre situation
politique et ne s’embarrassaient pas de scrupules. La suite des
évènements allait le prouver.
Le jour de leur arrivée,
l’appariteur Jacques Stéffanus, "de Biddel", fit le tour du
village, en annonçant au son de sa cloche que tous les insoumis
devaient se rendre devant l’église pour un recensement. J’étais méfiant
et je flairais le guet-apens. Un camion américain, un GMC, attendait
devant l’église et tous ceux qui se présentaient étaient embarqués. Ce
jour-là, je ne sortis pas de la maison et restais enfermé par peur de
me faire embarquer. Bien m’en prit car mes camarades furent conduits
dans un camp d’hébergement de prisonniers allemands où ils furent
enfermés avec des Alsaciens-Lorrains et surtout de nombreux nazis. On les questionna longuement avant
de les relâcher quelques mois plus tard. (8)
__________________
(8)-Ils furent
emmenés au camp d’Oermingen, puis transférés à Compiègne et dans
d’autres camps de prisonniers de guerre. (renseignement Hubert Kimmel)
Au 31 décembre, les Allemands
lancèrent l’opération "Norwind" et contre-attaquèrent jusqu’à Achen.
Leurs blindés arrivèrent même jusqu’au cimetière d’Etting, mais les
soldats de la 2°DB du général Leclerc les repoussèrent. Le bruit des
obus qui explosaient nous prit de panique et nous crûmes sage de fuir
la zone des combats. D’autant que nous avions peur de représailles si
les Allemands nous découvraient maintenant. Notre nouvelle fuite nous
conduisit à pied jusqu’après Sarre-Union, à Bischtroff-sur-Sarre où les
habitants nous logèrent deux semaines environ. Nous étions partis
précipitamment, sans aucun bagage, sans un sou en poche.
Au retour, un autre épisode nous
mit encore en danger, Joseph Huth, mon voisin, et moi. Beaucoup de
matériel américain abandonné par les soldats traînait un peu partout
dans la campagne, des munitions, mais aussi des effets vestimentaires.
Un matin, j’avais décidé, avec Joseph, d’aller récupérer quelques
vêtements qui nous auraient été utiles. Mais nous fûmes surpris, en
train de fouiller, par des soldats américains et emmenés jusqu’à
Gros-Réderching sous une pluie d’obus qui explosaient un peu partout.
Après un interrogatoire approfondi,
nous fûmes heureusement libérés et reconduits le soir, avec des
excuses, en Jeep, jusqu’à Etting.
Les longues soirées d’hiver se
passaient maintenant à jouer au skat avec mon beau-frère Théophile
Seltzer et Joseph Huth. Pendant une de ces parties de
cartes, un obus allemand tomba dans le jardin, derrière la maison. Il
explosa sans faire de victimes, ni de gros dégâts.
La guerre semblait maintenant
terminée et je pensais avoir échappé définitivement à mes obligations
militaires. Mais c’était sans compter sur les Français qui n’avaient
pas encore eu leur compte.
Le 1er mai 1945, je fus mobilisé, à
l’âge de 22 ans, dans l’armée française. Je me souviens très bien de ce
jour, car, fait exceptionnel, il faisait froid et il neigeait. Un
camion découvert me transporta avec mon camarade de la classe 23,
Nicolas Freyermuth, un réfractaire comme moi, de Rohrbach-lès-Bitche à
la caserne Chambières de Metz.
La vie à la caserne dura juste un
jour, le temps de percevoir mes effets militaires et me voilà faisant
partie des troupes d’occupation affectées à la surveillance d’un
pipe-line, dans la région de Mayence, en Allemagne. Nous logions chez
l’habitant et je n’avais aucun mal à m’entretenir avec mes hôtes car je
parlais couramment l’allemand.
Ma démobilisation fut presque aussi
rapide que ma mobilisation. Mon service de garde ne dura que 3 mois et
je fus libéré sur place, avec mission de regagner mon foyer par mes
propres moyens. La solde militaire était maigre et je n’avais pas un
sou en poche. Il fallait se débrouiller pour rentrer. Je réussis à
monter, sans me faire remarquer, dans un wagon d’un train de
marchandises en partance pour Sarrebruck. De là, c’était un jeu
d’enfant pour arriver à Sarreguemines, puis à Etting. On était alors en
août 45.
Je retrouvai désormais mes
activités d’avant guerre, le métier de sellier-bourrelier et
l’exploitation agricole familiale. Mais il était dit que je n’avais pas
encore fini avec mes obligations militaires. Une seconde mobilisation
de la classe 1943 me tomba dessus en 47, au moment des grandes grèves
qui avaient débuté en avril et qui paralysaient le pays. Le
gouvernement craignait une guerre civile et l’armée fut appelée en
renfort. Je passais de nouveau
3 mois dans une caserne de Metz, mais
nous n’eûmes pas à intervenir.(9) L’année 48 me vit enfin définitivement dégagé de mes obligations militaires.
J’étais installé depuis 3 ans
à mon compte comme artisan sellier-bourrelier dans la maison
paternelle, et pour tous les habitants du village, j’étais maintenant
vraiment devenu Albert le sellier, "de Sàddler Àlbèèr". J’avais assez
de travail car j’étais le seul artisan sellier au village. Mais peu à
peu,
à partir des années 1954, les premiers tracteurs agricoles firent
leur apparition au village et remplacèrent progressivement les animaux
de trait. La modernisation était en route et mon activité commença à
péricliter. Les rentrées d’argent baissaient et le métier de sellier ne suffisait plus à nourrir son homme et encore moins un couple.
Pour moi qui étais alors âgé de 25
ans, il était temps de songer à me caser. J’avais certes un métier et
du travail, mais j’étais toujours seul. Une jeune fille du village,
Marie Huth, âgée de 20 ans, m’intéressait beaucoup. Je la connaissais
bien car elle habitait dans la même rue que moi et je la voyais
souvent. Une seule maison nous séparait et je n’avais pas beaucoup de
chemin à faire pour aller la voir. Elle avait aussi perdu sa mère il y
a quelques années et nous avions sympathisé. Les choses devinrent
rapidement sérieuses et notre mariage fut célébré le 20 novembre 1950.
______________________
(9). Les grèves
insurrectionnelles de 47 débutent le 25 avril à la Régie Renault et
s’étendent bientôt à de nombreux secteurs de la vie économique
(Citroën, SNCF, banques, grands magasins, EDF, Michelin, Berliet,
Peugeot…). Les causes de ce mouvement sont la dureté du rationnement,
l’inflation galopante, l’introduction de la guerre froide, les
contraintes du plan Marshall… On arrive rapidement à 32 millions de
grévistes. Devant le danger de guerre civile, le gouvernement fait
appel à l’armée pour rétablir l’ordre. (fr.wikipedia.org)
Entre-temps, j’avais décidé
d’arrêter complètement mon activité artisanale devenue peu rentable et
d’aller travailler dans la carrière de pierres calcaires de Wittring.
Je commençai ma nouvelle activité le 2 janvier 1950.
Après notre union, notre jeune
couple s’installa provisoirement dans la maison de mon beau-père,
Jacques Huth. Le séjour dans la maison de mon épouse dura 5 ans
et je donnai souvent un coup de main à mon beau-père pour les
travaux agricoles.
Mon beau-père était employé de la poste
et travaillait aux lignes téléphoniques.
Le travail dans la carrière était
assez physique et éprouvant. Il fallait tout d’abord rejoindre Wittring
à vélo chaque matin. Le trajet aller n’était pas bien fatigant, mais
c’était autre chose le soir, après la journée de travail. Les
conditions météorologiques n’étaient pas toujours idéales non plus pour
le trajet à bicyclette, mais il fallait coûte que coûte aller
travailler pour faire rentrer l’argent du ménage. D’autant qu’une petite Josette
venait agrandir la famille le 6 octobre 1951. D’autres enfants suivront
un peu plus tard : Justin, le 8 janvier 1957 et enfin Arlette, le 14
février 1959.
Par la suite, comme tous les
jeunes, j’acquis une moto, une Motobécane de 125 cm3 pour pouvoir me
rendre plus facilement sur le lieu de travail.
L’hiver était la saison la plus
pénible à cause de la neige et du verglas qui rendaient les routes
souvent impraticables. Il fallait alors aller à pied à Wittring en
empruntant les mauvais sentiers qui passaient par le moulin de la "Gàllemihl" et la forêt du "Grosswàld".
Sur le lieu de travail, nous
formions des équipes de trois dans chaque galerie d’exploitation, "im
Schdolle" : un boute-feu haveur, "e Hààwer" et deux
chargeurs-pousseurs, des "Schlèpper". Le premier forait des trous, y
plaçait les bâtons de dynamite et faisait sauter la roche. Les autres
se chargeaient de casser les trop gros blocs de pierres avec la masse,
de remplir les wagonnets, "de Loori" et de les acheminer à
l’extérieur jusqu’à leur lieu de déchargement. Dans les faibles
descentes, il fallait freiner un peu pour éviter que le wagon
prenne trop de vitesse, déraille et se renverse. Plus d’une fois
nous dûmes relever un wagon déraillé et le recharger. C’était du temps
perdu pour nous, car nous étions payés à la tâche, au wagonnet sorti de
la carrière. Les montées étaient dures, quoique
de faible dénivelé, surtout si le wagonnet était chargé. Il fallait
s’arcbouter et pousser de toutes ses forces dans ce cas.
Je me rappelle très bien du
contremaître Antoine Pascal et de mes collègues de travail, de
Jean-Nicolas Béro, de Pierre Hoffmann, appelé "Schwàrz Nìggels Pééder", d’Albert Freyermuth, tous originaires d’Etting ou encore de Nicolas
Collot de Wittring.
L’atmosphère des galeries était
toujours humide et fraîche et les changements continuels de température
très malsains pour nous qui devions rentrer dans les galeries et en
sortir. De plus, la rentrée à moto après une journée de travail n’était
franchement pas la meilleure solution non plus, car nos vêtements ne
nous protégeaient pas suffisamment du froid et du vent.
Plus d’une fois, je fus victime de
refroidissements et de grippes. Je tins pourtant pratiquement 10 ans
dans la carrière, jusqu’à ce qu’une pleurésie m’obligeât à rester de
longs mois à l’hôpital de Saverne, puis en convalescence à la maison.
Devant l’entrée de la carrière.
Je suis le 4° à partir de la gauche, avec une écharpe
autour du cou et des bottes.
Un emploi d’ouvrier me fut alors
proposé en 1961, à la SESA de Sarreguemines, et c’est là que je
poursuivis ma vie professionnelle pendant 20 ans, jusqu’à l’âge de ma
retraite en 1981.
Le travail était moins pénible,
mais le trajet domicile-usine s’était passablement allongé. Un car de
l’entreprise "Schneider Schull" nous attendait à 6 h15 au village
pour nous conduire à la gare de Kalhausen. Là, il fallait attendre le
train de Sarreguemines qui arrivait un peu avant 7 h. Arrivé à
Sarreguemines, il fallait encore marcher presque 1 km jusqu’à la rue
Fulrad où se trouvait la SESA.
En hiver il y avait toujours des
problèmes, car le transporteur ne pouvait monter la côte de la "Bill"
pour se rendre à Etting et il fallait aller à sa rencontre sur la route
départementale, en face de la "Gàllemihl". Un jour, aucun car n’est
apparu et j’ai dû, avec une collègue d’Achen, Thérèse Stern, aller à
pied à la gare de Kalhausen. Qui ferait encore de nos jours une
chose pareille? Combien préfèreraient rester à la maison dans ces
conditions ?
Il y avait toujours les mêmes
personnes dans le train et j’avais une bonne équipe avec moi pour jouer
au skat, en particulier Jacques Lenhard de Kalhausen, appelé "Miinas
Schàkkob"qui travaillait à la poste de Sarreguemines et qui sera maire
de Kalhausen de 1965 à 1977.
A partir de ma retraite, je me suis
pleinement occupé de mon jardin attenant à la maison que nous avions
fait construire en 1955, à Etting, au coin de la rue des jardins et
de la rue de Schmittviller.
Il y a quelques années, j’aimais
beaucoup sortir dans la campagne et me promener avec d’autres retraités
sur le chemin de Schmittviller ou en direction de l’Altkirch. Il
n’était pas rare que je me déplace à pied jusqu’à Kalhausen pour rendre
visite à ma fille Arlette.
Actuellement, je ne sors plus
beaucoup de la maison si ce n’est pour m’occuper de mon jardin dont je
suis très fier, pour rendre visite à mes enfants et leur famille ou
pour aller en ville faire les courses.
Aujourd’hui, marcher me fatigue
assez vite à mon âge et je me fais désormais transporter en voiture
avec mon épouse pour les déplacements. Grâce à Dieu, nous sommes tous
les deux encore valides et autonomes.
J’arrive au soir d’une vie bien
remplie où j’aurai exercé beaucoup de métiers, où j’aurai vécu de
nombreuses aventures plus ou moins périlleuses, pendant la guerre. J’ai
eu cependant beaucoup de chance d’être sorti sans dommages du conflit.
A mon âge j’ai le temps de méditer
sur ma jeunesse et ma vie passée et je me dis que c’était quand même de
l’inconscience, voire de la folie de s‘être caché pendant 16 mois, en
mettant ma propre vie en danger et celle de mon entourage. A bien y
réfléchir, je crois que je ne le referais pas, quitte à agir comme tout
le monde, à affronter d’autres périls et à se fier à sa bonne étoile. A
vouloir jouer au héros, je n’ai rien gagné, sauf ma satisfaction
personnelle et la fierté du devoir accompli.
Mon seul regret est que le statut
de réfractaire à l’incorporation dans l’armée allemande n’ait pas été
reconnu par l’Etat Français, contrairement à celui
des Malgré-Nous.
Les réfractaires certes n’ont pas
été incorporés de force par les Allemands, ils n’ont pas connu la vie
de caserne ni l’épreuve du feu sur le front. Ils ont pourtant fait
preuve de courage en refusant de porter les armes et de servir une
cause qui n’était pas la leur, en se cachant pendant des mois, avec
chaque jour la peur au ventre de se faire dénoncer ou d’être découverts. Personne ne peut les taxer de
lâches, bien au contraire. Ils ont osé résister au régime nazi au péril
de leur vie. Cette résistance devrait aussi être reconnue.
Texte mis en forme par Gérard Kuffler.
Les souvenirs d’Albert ont été recueillis il y a quelques années.
Albert est décédé le 9 mars 2015, dans sa 92° année, comme doyen du village d’Etting.
Marie Lett, née Huth, est décédée à Sarreguemines le lundi 12 octobre dans sa 87e année.
Notes complémentaires
Les réfractaires
De nombreux réfractaires à
l’incorporation et évadés de la Wehrmacht se cachaient dans les
communes du Bas-Rhin et de la Moselle, surtout vers
la fin de la
guerre. La Moselle a compté 6 273 réfractaires et 21 000 incorporés de
force, et l’Alsace 61 834 incorporés ainsi que 14 225 réfractaires.
(source volmunster. blogspot.fr)
Pour exemple, pas moins de 25
réfractaires étaient présents à Schalbach en 1944, venant du village
même, mais aussi de Lixheim, Siewiller
et de Metz.(Charles Serfass
dans Déchirure. Alsace Bossue 1939-1945)
Dans Kalhausen : les années sombres
1939-1945, Claude Freyermuth cite comme réfractaires cachés au village
Auguste Muller, Florian Demmerlé, Pierre Lang, Jacques Klein, Joseph
Weittmann et Jean Pierre Kihl.
Dans Wittring. Un village lorrain
de paix et de guerre, Robert Mourer compte 21 réfractaires et 22
insoumis, sans donner plus de précisions.
Pour Etting, Hubert Kimmel cite le nombre de 58 réfractaires, insoumis ou évadés de l’Armée Allemande.
Les Fléchards
Entre le 1er et le 17 décembre
1944, les Américains demandent aux autorités civiles de recenser les
évadés de la Wehrmacht (ceux qui n’ont pas rejoint leur régiment après
une permission) et les réfractaires à l’incorporation. Ceux qui se
présentent à la convocation en mairie sont considérés par les
Américains, contre toute attente, comme prisonniers de guerre.
Parfois des personnalités locales
interviennent auprès des Américains et leur demandent de laisser les
jeunes gens libres et de leur éviter cette humiliation. C’est le cas de
Bining (intervention du curé Nicolas Schneider) et de Meisenthal
(intervention du maire Antoine Maas).
Ceux qui ont naïvement fait
confiance aux libérateurs sont emmenés sur le champ, sans a voir pu
prendre de bagages, en camions découvert vers Toul, puis Stenay, dans
la Meuse, pour arriver après une nuit en train, dans un camp de
prisonniers de guerre.
Ainsi 225 Alsaciens et Lorrains
sont internés avec des prisonniers de guerre allemands à
Thorée-les-Pins, dans la Sarthe, près de la Flèche. 850 autres
Alsaciens-Lorrains sont internés au camp de la Blancarde à Aubagne.
www.ouest-france.fr
A La Flèche, entre 20 000 et 40 000
PW (Prisoner of War), selon la période, la plupart des Allemands,
sont logés dans des baraques et sous des tentes. Le service de garde
est assuré au début par des FFI, puis plus tard, conjointement par les
FFI et les Américains.
Les Alsaciens-Lorrains, tous logés
sous les tentes, subissent de nombreuses humiliations et vexations,
tout d’abord de la part de la population civile dans les villes
traversées (jets de pierres à Nancy), car on les prend pour des
miliciens, puisqu’ils sont en civil, ensuite de la part des prisonniers
allemands qui tiennent tous les postes de commande dans le camp
(cuisine, habillement, intendance) et avantagent leurs compatriotes,
enfin de la part des gardiens français qui les prennent aussi pour des
miliciens.
Les conditions de détention sont
dures, on couche à même le sol dans les hangars et sous les tentes, les
couvertures manquent et les rations alimentaires sont nettement
insuffisantes. Pour passer le temps, on joue aux cartes et on monte des
spectacles.
La détention des Alsaciens-Lorrains
dure 5 mois. Les démarches entreprises par les autorités
françaises restent longtemps sans succès.
Enfin, après un tri effectué par
une commission dirigée par le lieutenant Lomont, qui avait séparé les
Alsaciens-Lorrains des autres prisonniers,
les "Fléchards" quittent
le camp de Thorée-les-Pins le 15 mai 1945 pour Châlon-sur-Saône. Après
un dernier interrogatoire, ils sont remis aux autorités françaises et
libérés le 25 mai suivant.
Sources :
Robert Mourer, dans Wittring. Un
village lorrain de paix et de guerre recense 5 Wittringeois qui font
partie des 225 jeunes, presque tous originaires
de la région de
Sarreguemines, internés à Thorée : Joseph Barthel, Nicolas Kirch,
Victor Schilling, Marcel Tousch et lui-même.
Malgré-Nous. Qui êtes-vous ? Volume 2 Laurent Kleinhentz et volmunster.blogspot.fr