FREYERMUTH JEAN


Ma guerre sous deux uniformes
De l'armée française à l'armée allemande

par Jean Nicolas Freyermuth

 

 

J'ai effectué mon service militaire légal au 91° Régiment d'Infanterie de Charleville-Mézières, pendant deux années, de 1936 à 1938.

Nous disposions de sections motorisées de mitrailleurs et utilisions pour cela de puissantes motos René Gillet de 750 et de 900 cm3 munies de side-cars. Nous formions des équipages de trois : le pilote, derrière lui le chargeur et dans le side-car, le tireur. Je pilotais une de ces motos et c'était un grand honneur pour moi.

 

Après mes classes, j'avais fait le peloton pour passer brigadier, mais je n'ai jamais réussi à le devenir car notre lieutenant-chef de section n'aimait pas du tout les Lorrains et il a tout mis en œuvre pour m'en empêcher. J'avais par contre de bonnes relations avec mes camarades et les sous-officiers.



Je suis sur la moto de gauche.

Contrairement à d'autres camarades du village, j'ai donc pu passer à l'armée mes permis de conduire les camions, les voitures et les motos. Peu de Kalhousiens détenaient ces précieux documents et j'en étais très fier.



Sur le lieu d'un champ de bataille de 1914-1918



A quelques jours de la libération,
nous posons pour la traditionnelle photo souvenir (je suis en bas à droite)

Dès mon retour à la vie civile, je fis valider mes permis auprès de la préfecture. Mais je n'aurai pas immédiatement besoin de ces papiers dans la vie civile car à cette époque l'argent me manquait pour acheter un moyen de locomotion.
Il n'y avait qu'une voiture dans le village, celle du boucher. A la rigueur j'aurais pu acquérir une moto, mais là aussi c'était trop cher pour mes petits moyens. Je n'aurai une voiture, une R4 Renault, que beaucoup plus tard dans les années 1980.

En 1938 je fus embauché par les Houillères du Bassin de Lorraine à Creutzwald, mais pas pour longtemps car la guerre se profilait à l'horizon et je fus bientôt mobilisé, dès mars 1939, au 153° Régiment d'Infanterie de Forteresse qui était cantonné au camp de sûreté d'Oermingen et qui comprenait un certain nombre de frontaliers comme moi.

A la mobilisation générale de septembre 39, le régiment fut scindé en trois et on créa en plus du 153°, le 133 RIF° et le 166°RIF.

Je fus affecté au 133° RIF dont l'insigne était un lion de profil dressé sur une dalle portant l'inscription : " Halte… ! Les lions sont là. "


Un détachement de ce régiment était stationné au casernement léger du Val d'Achen et je faisais partie de la 1° Compagnie d'Equipage des Casemates.

Nous devions servir alternativement dans toutes les casemates du secteur du Haut Poirier, c'est-à-dire dans les trois casemates d'Achen, dans celle de Wittring, dans celle du Grand Bois et même dans les trois blocs du petit ouvrage du Haut-Poirier. Cela représentait en tout 8 blocs de combat.

Notre vie se déroulait une semaine dans un bloc de combat et l'autre au casernement du Val d'Achen. Une semaine sur deux donc, on travaillait et on veillait, l'autre semaine on se reposait et les gradés en profitaient pour perfectionner notre instruction.

Il n'y avait pas de stress, notre vie militaire ressemblait à celle de toute caserne et comme tout soldat qui se respecte, nous avions envie de liberté.

Au début du mois de mai 39, je fis le mur pour me rendre en soirée à la fête patronale de Kalhausen, le fameux " Maikäferféscht ". Il y avait bal au restaurant Kihl et je ne voulais en aucun cas le rater. Quelle ne fut pas ma surprise de voir notre sergent dans la salle ! Ce dernier savait pertinemment que je n'avais pas de sortie ce soir-là. Il aurait pu me dénoncer à ses supérieurs, mais il ne le fit pas. Bien au contraire c'est lui qui me permit de rentrer en douce au bloc 1 du Haut-Poirier et je l'en remercie encore. Cela aurait pu me coûter cher !

La caserne d'Achen était constituée de bâtiments bas à un seul niveau, avec des toits en terrasse. En hiver ces bâtiments étaient chauffés par de gros poêles circulaires.
Nous n'avions pas d'armoires pour ranger nos tenues, mais seulement une caissette en bois qu'on pouvait fermer par un cadenas, pour nos affaires personnelles.

La plupart du temps nous étions en tenue de travail, en treillis. La tenue de sortie était rangée dans un linge, soigneusement pliée, au-dessus de la caissette. Ces caissettes étaient disposées sur des planches, le long du mur de la chambre.

Pendant neuf mois, de septembre 39 à mai 40, nous passions notre temps à attendre l'attaque allemande. Il fallait encore perfectionner le système de défense : entourer les casemates d'un réseau de fils de fer barbelés, creuser des tranchées, déboiser les champs de tir.

En même temps on s'attachait à améliorer les conditions de vie.
A l'automne 39, je pouvais fréquemment retourner à Kalhausen vidé de ses habitants pour faire provision de victuailles. Lorsque j'étais au val d'Achen, je pouvais rentrer tous les soirs à vélo, après le service.

Il y avait encore des légumes dans notre potager et un sac de farine dans la chambre et je n'avais qu'à me servir. J'élevais aussi des lapins dans notre maison du " Hohléck " (l'actuelle rue des jardins) et nous arrivions ainsi à améliorer l'ordinaire.

L'hiver 39-40 fut exceptionnellement rigoureux et il fallait souvent faire provision de bois pour le chauffage. Heureusement que la forêt était toute proche. !
Je me rappelle qu'il gelait le 18 décembre 39. Ce jour-là j'avais bénéficié d'une permission pour aller rendre visite à ma famille évacuée en Charente. Tous ceux qui avaient eu une permission étaient conduits à pied par un sous-officier jusqu'à la gare de Sarre-Union. De tels déplacements ne me faisaient pas peur et nous étions habitués à la marche.

Plus tard, à partir de mai 40, je serai continuellement affecté à la casemate de Wittring.
Je formerai alors avec une trentaine d'autres camarades, des appelés comme moi ou des militaires de carrière, l'équipage de cette casemate.
Notre chef de casemate était l'adjudant-chef Hilaire et nous étions une douzaine à faire fonctionner l'ouvrage en temps normal.

C'était la première casemate du secteur fortifié de Rohrbach-lès-Bitche. Elle se trouvait sur le versant ouest de la vallée de la Sarre et on avait une belle vue sur le village de Wittring et sur la boucle formée par le canal et la Sarre.
Vers l'est se trouvaient la casemate du Grand Bois et le petit ouvrage du Haut Poirier avec ses trois blocs de combat. Vers l'ouest s'étendait le secteur fortifié de la Sarre avec ses zones inondées et les barrages de Wittring ainsi que celui de Herbitzheim, plus au sud.

Le confort était pratiquement inexistant tant à la casemate qu'au casernement. Ce manque de confort ne me pesait pas du tout et je me plaisais bien dans cette nouvelle vie.

L'atmosphère de la casemate était plutôt fraîche et humide. Il y avait du béton partout, peu de lumière, pas de chauffage et nous avions hâte de sortir à l'air libre après notre service.
Le dortoir se trouvait à l'étage inférieur, sous le niveau du sol. C'est là qu'il y avait aussi la réserve de vivres, les latrines, la salle des moteurs, la chambre de l'adjudant et le téléphone.

Mon travail consistait à grimper dans l'une des cloches cuirassées de la casemate et de faire le guet. C'était une cloche pour armes mixtes : un canon de 25 et un jumelage de mitrailleuses de 7,5 mm.

Notre vie dans la casemate était rythmée par des périodes de 8 heures aux postes de combat, puis dans la chambrée où pouvaient dormir 12 hommes. Dans les cloches de guet nous étions relayés toutes les heures.
Comme la place était comptée dans la casemate, les repas se prenaient dans une maisonnette bâtie à proximité et qui comprenait une cuisine ainsi qu'un réfectoire.

Chaque jour il fallait se rendre au casernement d'Achen pour chercher les repas. A la casemate nous avions un camarade, cuisinier dans le civil, qui nous préparait parfois des repas spéciaux avec ce que nous lui ramenions : un lièvre piégé dans le Grand Bois ou un bovin récupéré plus ou moins légalement.

Il n'y avait qu'un seul réchaud à pétrole dans la casemate pour réchauffer les repas en cas de combat, lorsque la vie à l'extérieur n'était plus possible.
La casemate pouvait alors vivre en autonomie si elle était attaquée. Les moteurs Diesel fournissaient le courant électrique pour l'éclairage et le fonctionnement des ventilateurs.
Il y avait des vivres pour 45 jours et du vin pour 20 jours.

Les déplacements entre la casemate et le casernement s'effectuaient à pied. La distance n'était pas bien grande, à peu près 1 km et demi, mais c'était fastidieux car il fallait à chaque fois emmener tout son paquetage.


Notre casemate n'a jamais été directement attaquée par les soldats allemands pour la bonne raison qu'elle était située sur le versant ouest du Grand Bois. Les Allemands avaient installé des canons de 150 sur les hauteurs près de la route de Oermingen à Kalhausen et tiraient sur les blocs du Haut Poirier. Nous étions invisibles pour eux, cachés et protégés par la forêt.
Pour plus de détails sur l'attaque menée contre Le Haut-Poirier, il convient de se reporter au livre de Roger Bruge : On a livré la Ligne Maginot, Paris, Fayard, 1975 pp. 175-182.
Dans la journée du 21 juin 40 des fantassins allemands sont visibles sur la rive gauche de la Sarre et essaient de passer la rivière, mais tous les ponts ont été dynamités et l'inondation assez large à cet endroit les oblige à rebrousser chemin.
Nous sommes sur le qui-vive et chacun est à son poste de combat.
Dans la soirée notre adjudant nous rassemble et nous apprend qu'un des blocs du Haut Poirier a été sévèrement touché et qu'il y a eu des morts. Il nous explique qu'il est inutile de continuer à se battre dans ces conditions et que le commandant Jolivet, qui a le secteur sous ses ordres, a décidé de se rendre pour épargner les vies humaines.

Vers 22 heures l'adjudant fait fixer un drapeau blanc à une des cloches de guet. Nous pouvons encore passer la nuit dans la casemate, mais le cœur n'y est plus.
Nous sommes certes soulagés mais nous ne savons rien de notre avenir de futurs prisonniers de guerre.
Le lendemain les soldats allemands sortent tranquillement du Grand Bois et descendent vers nous pour prendre possession de la casemate.

Nous devons tout abandonner sur place : l'armement, intact, les caisses de munitions, les vivres. Ce sont les Allemands qui vont en profiter, surtout de la réserve d'eau-de-vie que nous avions à la casemate. Je suis le seul de l'équipage à parler allemand et je fais l'interprète entre notre adjudant et nos vainqueurs.

Le chemin de la captivité nous conduit au matin du 22 juin, d'abord à Bliesbruck, puis à la prison de Sarreguemines. De là nous gagnons, toujours à pied, la prison de Sarrebruck où nous restons deux jours. Un train nous transfère alors dans un camp de prisonniers en Allemagne, à Ludwigsburg sur le Neckar, dans le Land de Bade-Wurttemberg.

Les Allemands se sont montrés bienveillants envers nous. Notre adjudant n'a même pas eu besoin de porter ses affaires pendant le trajet à pied : c'est un soldat de la Wehrmacht qui s'en est chargé pour lui !

Les occupants de la casemate voisine ont eu moins de chance que nous : pendant le trajet jusqu'à Bliesbruck, ils doivent marcher les mains en l'air car un soldat allemand avait été tué sur les dessus de la casemate.

En Allemagne, nous sommes affectés à des travaux agricoles dans les fermes voisines, pour remplacer les hommes mobilisés. Chaque soir il nous faut rentrer sous bonne escorte au camp, mais nos gardes, d'anciens combattants de la première guerre mondiale, ne sont pas trop sévères. Nous nous tenons à carreau et ils ne nous embêtent pas.

Le retour de captivité s'effectua au début du mois de septembre 40, un peu avant l'arrivée au village des évacués de Charente.
Et je repris une vie tant soit peu normale. J'étais prêt à faire tous les métiers pour gagner un peu d'argent car j'avais projeté de me marier dès la fin de la guerre avec une jeune fille du village, Anne Dier, appelée " Wisslìngersch Ònna " que je fréquentais depuis peu.

C'est ainsi qu'une entreprise allemande m'engagea dès l'automne pour nettoyer la campagne des fils de fer barbelés qui ne servaient désormais plus à rien. Avec d'autres gars du village, nous étions munis de longues tiges de fer et nous devions récupérer les barbelés et les charger sur des wagons, entre Wittring et Herbitzheim.

C'était un travail fatigant et surtout dangereux car nous n'avions pas de gants pour protéger nos mains.

Nous nous réchauffons autour d'un brasero.
Je suis le troisième à partir de la gauche.

 

Ensuite je fus engagé par l'entreprise locale de maçonnerie Pierre Freyermuth qui s'occupait de la reconstruction et de la réparation des dommages de guerre.
A côté de ces occupations, je donnais, dans la mesure du possible, un coup de main à mes parents pour les travaux agricoles.

Sur un chantier de reconstruction.
Je suis à gauche au premier plan.


Et mon tour d'être incorporé dans l'armée allemande arriva. On pouvait difficilement se soustraire à cette incorporation tant redoutée sans mettre en danger les parents. Se cacher dans le village aurait été facile, mais les autorités auraient tôt fait de se venger de cette insoumission en déportant les parents.

Je partis donc, contre mon gré, en mars 43, pour la caserne de Sarreguemines. Voilà que je faisais maintenant partie de cette " Wehrmacht " que j'avais combattue en juin 40, dans ma casemate de Wittring et que je n'aimais pas du tout.

 

En uniforme allemand.
Je suis à droite au premier rang.


Après une courte formation, je me retrouvai dès juillet en Russie, à Novograd-Volinsk où le régiment était occupé à la chasse aux partisans.
Les Allemands fanatiques n'aimaient pas beaucoup ces Alsaciens-Lorrains qui faisaient la guerre, contraints et forcés, à leurs côtés et ils ne leur faisaient pas confiance. Nous avions parfois des sous-officiers bornés qui nous avaient pris en grippe, mais les officiers, le plus souvent, se montraient sympathiques, dès qu'ils savaient que je parlais le français et ils aimaient s'entretenir avec moi dans cette langue.

De notre côté nous n'aimions pas du tout cette guerre et encore moins les soldats allemands fanatiques. Mais nous ne le montrions pas trop par peur des représailles. La plupart des camarades allemands étaient résignés, comme moi, et ils subissaient cette guerre. Un bon esprit de camaraderie régnait entre nous et nous nous entraidions, car nous étions sur le même bateau et exposés aux mêmes dangers.

C'est le 1er janvier 44 que je vis mon premier mort de la guerre, un soldat russe tué par nos mitrailleuses.
Le dégel arriva au printemps et il y avait de la neige fondue et de la gadoue partout. Nous avions beaucoup de difficultés à nous déplacer et les Russes nous harcelaient sans cesse. C'est ainsi que je dus un jour rester pendant presque une heure couché dans un fossé rempli de neige fondante, au bord d'un chemin, sans pouvoir bouger, car les mitrailleuses russes tiraient sur tout ce qui bougeait. J'étais transi de froid et ne pouvais plus bouger un seul de mes membres. Ce n'est qu'après l'élimination de la mitrailleuse russe que je pus enfin me relever avec l'aide de mes camarades qui me réchauffèrent en me frictionnant et en me faisant boire de l'eau-de-vie.
Ce jour-là j'ai eu beaucoup de chance car j'aurais pu mourir d'hypothermie dans ce fossé.

Nous devions nous déplacer sans arrêt car les Russes nous attaquaient continuellement et nous étions obligés de reculer avec nos armes et notre matériel. Nous n'avions pas de répit et ne pouvions guère nous reposer.
Il nous est arrivé de marcher pendant 5 jours et 5 nuits sans autre nourriture que nos rations de guerre, sans repas chaud pour nos estomacs affamés.
Nous fûmes un jour, tout contents de croiser la route d'un cochon enfermé dans un enclos et qui fit les frais de notre faim. Nous n'avions aucune pensée pour les propriétaires de ce cochon qui devaient être de pauvres paysans éprouvés par la guerre et auxquels nous avions volé de la nourriture. Ne comptait que le fait de manger enfin de la viande, c'était pour nous enfin un repas chaud, l'occasion de reprendre des forces.

J'ai aussi fait l'expérience des " Orgues de Staline " appelées " Katiouschka " qui noyaient tout sous un déluge de feu. Quand elles tiraient, on n'avait qu'une solution, se faire tout petit, se protéger et attendre que cela se passe en priant d'être épargné.

Pendant 15 jours je bénéficiais d'une permission et je pus retourner au village revoir ma famille et surtout ma fiancée Anne. Nous nous écrivions souvent et j'avais ainsi toujours des nouvelles de mon village.
Au retour de la permission, je changeai de régiment et je fus envoyé au Danemark. Ce changement était le bienvenu pour moi car je quittais le froid et les dangers pour un pays plus accueillant. Désormais je ne souffrais plus de la faim et des privations. On trouvait de tout dans les magasins et je pus envoyer à ma fiancée une paire de bas en soie et une petite trousse de maquillage en cuir contenant un poudrier et un miroir. C'étaient des articles de luxe qu'on ne trouvait plus depuis longtemps en France et Anne en fut très fière.

Après le débarquement allié en Normandie, le 6 juin 44, mon régiment fut envoyé en renfort en France. Un train nous conduisit jusqu'en Hollande et de là nous dûmes traverser à pied la Belgique pour être fin juillet à Vire, dans le Calvados. Les déplacements s'effectuaient la nuit par peur des attaques aériennes et nous nous reposions le jour dans les forêts ou les vergers sous les nombreux pommiers de la région.

Nous n'avions plus les Russes en face de nous et c'était tant mieux, car nous les craignions plus que tout et ils avaient mauvaise réputation pour le peu de cas qu'ils faisaient de leurs prisonniers. Nous avions désormais affaire aux Américains qui avaient meilleure réputation.

J'étais dans mon pays et l'idée de déserter naquit peu à peu dans mon esprit. Nous sentions la guerre perdue pour les Allemands, même si les gradés ne l'admettaient pas encore ouvertement.
J'avais déjà pris quelques contacts avec la résistance locale dans la ferme où je venais me ravitailler en lait. Je parlais le français et je n'avais aucun mal à expliquer ma situation d'incorporé de force dans une armée que je haïssais.

Mais je n'eus pas le temps de mettre mon plan à exécution car les GI, dans leur avancée victorieuse, me firent prisonnier avec 12 autres camarades.
Pour nous ce fut un grand soulagement car la guerre était terminée. Il valait mieux être dans un camp de prisonniers qu'au front et on savait que les Américains nous traiteraient mieux que les Russes ne l'auraient fait.
Après un interrogatoire je fus placé dans un camp provisoire de prisonniers allemands, fait d'une multitude de tentes.

Les Alsaciens-Lorrains, peu nombreux, n'étaient pas séparés des Allemands. Un jour un drapeau français, sorti je ne sais d'où, fit son apparition au milieu des prisonniers français. Mais les Allemands n'apprécièrent pas beaucoup cette manifestation de patriotisme de notre part et le drapeau disparut pendant la nuit, volé par un Allemand. Le commandement du camp décida alors de séparer les prisonniers français des Allemands pour éviter des histoires et des affrontements toujours possibles car on ne s'appréciait pas beaucoup mutuellement.

On nous rassembla ensuite dans un camp plus grand, à Cherbourg et on nous affecta à des travaux agricoles dans la région : c'était l'automne et le travail ne manquait pas dans les vergers. Il fallait surtout ramasser les pommes destinées à la fabrication du cidre.

C'est dans ce camp que j'appris à la radio, le 3 janvier 45, le lancement de l'opération " Nordwind ", mais je donnais peu de chance aux Allemands car j'avais vu la masse incroyable de matériel et d'armement dont disposaient les Américains.
J'avais surtout peur pour mon village qui n'était pas loin des opérations.

Le 11 janvier, les Alsaciens-Lorrains furent transférés dans une caserne française au Mans, puis à Angers. Puis plus tard, on nous rapatria à Metz, à la caserne Ney de Chambières. Nous allions bientôt être libérés et j'avais hâte de revoir les miens.

On nous donna un uniforme américain et un ordre de mission pour passer les différents contrôles et on nous …lâcha. C'était le 23 février 1945.

Enfin libre ! Ce moment je l'attendais depuis deux ans passés dans la " Wehrmacht ", obligé de servir une nation qui n'était pas la mienne.
Muni d'une petite valise, je me mis en route dès le matin en direction de Sarreguemines. Je marchais sur la nationale, à la sortie de Metz et un camion s'arrêta à ma hauteur pour m'emmener jusqu'à Creutzwald.

Je n'étais plus très loin de chez moi. J'eus la chance de trouver une voiture qui m'emmena à Sarralbe. Et là je repartis de plus belle, à pied cette fois, en direction de Kalhausen. Il ne me restait plus qu'une douzaine de kilomètres à parcourir.

Arrivé à la gare de Kalhausen, je fus arrêté par un barrage de soldats américains. Pendant que les GI examinaient mon ordre de mission, une Jeep s'arrêta à leur hauteur et quelle ne fut pas ma surprise de reconnaître Nicolas Demmerlé père, assis sur un tas de bois à l'arrière du véhicule. Nicolas et son chauffeur revenaient de la forêt de Herbitzheim.
Nous tombâmes dans les bras l'un de l'autre. J'avais encore une fois trouvé un véhicule pour m'emmener.

Au village je retrouvai avec joie ma famille et surtout ma fiancée. Mon frère Victor était là aussi, en permission, par le plus grand des hasards. Je ne l'avais pas revu depuis longtemps car il était resté en Charente et s'était engagé dans le maquis. Nous avions beaucoup de souvenirs à nous raconter.
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J'étais content d'être revenu sain et sauf de ce long périple à travers l'Europe. J'avais eu à affronter tous les dangers du front : les partisans russes, le froid, la neige, la gadoue et les Américains. Grâce à Dieu j'ai pu retrouver mon village, ma famille et ma fiancée Anne avec qui je fonderai un foyer le 13 novembre de la même année encore.
Beaucoup de camarades n'ont pas eu cette chance et ont laissé leur jeune vie sur le front russe ou en captivité, surtout dans le sinistre camp de Tambov. Je pense à Lucien Gross, à Joseph Bruch, à Henri Kihl, aux frères Lucien et Albert Klein, à André Zins, à Antoine Wendel et à tant d'autres…

 

Récit de Gérard Kuffler.
D'après le témoignage de Jean Freyermuth. Il est décédé le 31 octobre 2008 dans sa 93e année.
Septembre 2007.