les_boulangers_de_kalhausen
Les boulangers de Kalhausen
De Kalhuuser Bägger
Au début du 20° siècle, la commune
de Kalhausen compte deux boulangeries. Mais les boulangers Nicolas
Fabing et Neu frères ne peuvent vivre exclusivement de leur métier, ils
pratiquent une petite agriculture à côté de leur activité principale.
En effet, la demande de pain, pour
un village de 843 habitants (recensement de 1900), n’est pas aussi
grande qu’on pourrait l’imaginer, car de nombreux foyers ont encore un
four personnel qu’ils allument une fois par semaine pour cuire leur
pain. Le pain blanc du boulanger est meilleur que celui produit à la
maison. Ce pain, préparé par la ménagère, se garde une semaine à la
cave où le degré d’hygrométrie est important, mais à la longue, il
devient sec et dur. Les enfants et certaines grandes personnes
préfèrent donc le pain du boulanger, qui est frais tous les jours.
Miches de pain de 4 kg environ et couronnes (Krònskùùche).
Pour arriver à s’en sortir, le
boulanger doit vendre son pain à l’extérieur du village en faisant des
tournées quotidiennes dans les communes voisines dépourvues de
boulangerie.
Il faut savoir qu’en 1900, on
consommait en moyenne 900 g de pain par jour et par personne en France.
Cette moyenne est en constante baisse pour arriver à 630 g en 1920 et
seulement 120 g en 2017, soit une demi-baguette.
Le boulanger produisait du pain
blanc, c’est-à-dire sans son. La baguette représentait une infime
partie de sa production. Il en vendait tout au plus 5 à 6 sur
commande le samedi, pour ceux qui faisaient un pot-au-feu. Par contre,
il vendait, principalement aux agriculteurs, des pains longs de 3
livres, appelés "Drèipìndere",
ou des miches du même poids, mais aussi des pains de 1kg (en réalité,
ils ne pesaient que 640 g). Ces pains plus petits étaient destinés plus
spécialement aux ouvriers. A côté de cette production, il cuisait
encore journellement quelques petits pains au lait, "Mìllìschwégge" et des escargots, "Schnègge". Le pain de 3 livres coûtait 85 F en 1956-57 et celui de 1 kg valait 51 F.
Pain de 3 livres.
(www.paperblog.fr)
Les petits pains à l’eau, "Wàsserwégge" n’étaient cuits que sur commande, principalement en été, pour les associations qui organisaient une fête,
"e Gààrdeféscht", et qui vendaient des casse-croûte (pain avec viennoise).
Les gâteaux, "Schtreusselkùùche" (brioche recouverte d’une pâte faite de farine, de sucre, de beurre et de cannelle), la couronne, "e Kronskùùche" ou la tresse, "e Zopp", figuraient rarement au menu des habitants. Ils étaient cuits en petite quantité le vendredi soir et vendus le samedi.
Certains boulangers avaient une autorisation d’achat de farine auprès des grands moulins, "e Kùndigènt" : ils pouvaient se faire livrer de la farine conditionnée en sacs de jute de 100 kg, et vendre leur pain.
Les petits meuniers d’Achen, tels celui de la "Gàllemihl", "de Eymann Sépp", ou celui de la "Ohligmihl",
travaillaient en rétrocession. Le cultivateur apportait son blé et il
recevait en retour la farine. Il devait se munir au préalable d’une
carte lui donnant le droit de faire moudre sa récolte et qui
mentionnait le poids de blé correspondant au poids de farine
réceptionnée, "e Màhlkàrd".
Joseph Eymann
Si l’on voulait recevoir sa propre
farine de blé, il fallait laisser les sacs de blé au moulin et le
meunier moulait les céréales au fur et à mesure. Quand il avait une
certaine quantité de farine, il en profitait pour faire sa tournée dans
le village et livrer ses clients, au moyen de sa charrette tirée par
des chevaux. Pour Kalhausen, c’était le valet de la "Gàllemihl", Pierre
Klein, appelé "de Knàllpééder", qui s’occupait de la livraison.
Il n’était pas rare que des
personnes aillent à pied au moulin de la "Gàllemihl", le plus proche du
village de Kalhausen, en poussant ou tirant une petite carriole avec
leur sac de blé. Certains habitants de Herbitzheim, dépourvus de moyen
de locomotion hippomobile, venaient également à pied de cette façon,
surtout pendant la guerre.
Dans les années 1956-1957, le sac
de blé de 100 kg, "e Dobbèlzèntner", donnait droit à 50 kg de farine de
pâtisserie, "e Zèntner", et à 50 livres de son, "50 Pùnd Kléiè", soit 25 kg.
Si l’on voulait de la farine pour
pain, "Broodmèhl", moins tamisée, on recevait pour 100 kg de blé, 135
livres de farine, soit 67,5 kg et toujours 50 livres de son.
Si l’on n’avait pas besoin du son,
on le laissait au meunier en compensation de son travail, c’était son
salaire, "de Màhlerlohn". Dans le cas contraire, il fallait payer une
certaine somme d’argent par kilo de farine obtenue.
Je sais que mon père, dans les
années 1960, allait en tracteur, avec sa remorque chargée de sacs de
blé, au moulin Dubach de Sarralbe et il obtenait directement de la
farine conditionnée en sacs de papier de 50 kg, qu’il allait décharger
chez les boulangers de Herbitzheim dont nous étions clients. On
inscrivait le poids de la farine dans un carnet et le boulanger tenait
aussi une comptabilité. Il déduisait chaque fois le poids du pain
acheté, jusqu’à épuisement de la farine. Après, il fallait payer son
pain.
Au début de la campagne 1968-1969,
mes parents avaient déposé pour 241,12 F de farine chez le boulanger Roger Schemel.
A la fin de la campagne, le 11 décembre 1969,
le décompte indique que le compte a été dépassé de 63,09 F. Il faut donc payer cette somme.
Le boulanger rétrocédait, pour 135
livres de farine, 156 livres de pain si l’on payait 10 centimes pour la
cuisson d’un pain de 3 livres. Si l’on ne voulait pas payer la
cuisson, "de Bäggerlohn", il donnait 135 livres de pain pour autant de
farine, soit gramme pour gramme.
Nicolas Fabing, "de àld Bägger Nìggel"
C’est à Bining, le 17 novembre
1851, que naît celui qui devait être le premier boulanger de Kalhausen.
Nicolas Fabing épouse, le 21 novembre 1881, Marie Muller, née le 11
août 1856 à Kalhausen. Il aura quatre enfants, nés en 1882, 1883 (des
jumeaux) et 1885. Les 3 premiers meurent prématurément. Son épouse
décède le 9 mars 1885, à l’âge de 28 ans, presque 2 semaines après la
naissance de Catherine Joséphine, le 26 février 1885. Ce décès est
certainement à relier à la naissance du quatrième enfant.
Catherine (26.02.1885-14.11.1961) épouse le boucher Nicolas Muller, elle est à l’origine de la lignée des Laluet de Kalhausen.
22 avril 1907.
Nicolas Muller et Catherine Joséphine Fabing.
Nicolas se remarie le 3 février
1890 avec Marie Julie Bour, la fille de l’instituteur décédé
Pierre Bour. Marie a alors 22 ans, alors que Nicolas en a 38. Ils
auront encore 3 enfants : Nicolas Guillaume en 1891, Anne Marie Julie
en 1892 et Joseph Justin en 1897.
Nicolas sera le maire de Kalhausen
de 1896 jusqu’à sa mort, le 17 juin 1915 à l’âge de 63 ans. C’est
lui qui s’opposera au curé Michel Albert dans les affaires du nouveau
presbytère, du cimetière et de la rue de la gare.
Lien vers le dossier "Les relations maire-curé à la fin du 19° et au début du 20° siècle".
Morceau de la sole du four en brique réfractaire, daté de 1880.
Nicolas junior
(9.05.1891-26.11.1967) reprendra le métier de son père, il sera aussi
appelé "de Bägger Nìggel". Sa sœur Anne (27.09.1892-15.10.1959) tiendra
l’épicerie du village d’abord dans le bâtiment Léon Lett, puis dans
l’ancien presbytère ; elle est connue sous le nom de " ’s roode Onna".
Joseph (10.06.1897-18.05.1968) travaillera à la poste.
Epicerie « Bon marché » au coin de l’ancien immeuble Léon Lett.
Dans l’ancien presbytère.
En 1930, Anne Fabing est la marraine du drapeau du Vélo Club.
Nicolas Fabing, en 1948, avec sa casquette, est debout sur l’escalier de sa maison.
L’enseigne du magasin est visible à droite.
La boulangerie Fabing.
Le magasin de vente est à droite et le fournil à gauche.
La maison Fabing date du 18° siècle. La travée agricole a été transformée
(suppression de la grange et transformation en fournil).
L’étable est restée. En 1973, la boulangerie est fermée.
Nicolas Fabing junior vendait moins
de pain que l’autre boulanger (1/3 contre 2/3). Il s’occupait aussi un
peu d’agriculture et avait une grange au bout de la rue de
Schmittviller. Il y logeait 2 vaches.
Nicolas Fabing en 1934. Il a 43 ans.
La grange, propriété désormais de Norbert Beck.
Certains habitants du village
apportaient, en été, leurs tartes aux mirabelles ou aux quetsches au
boulanger pour qu’il les cuise dans son four.
Pour pouvoir faire sa tournée,
Nicolas junior avait acheté juste avant la guerre une voiture NKW Auto
Union boulangère, mais les Allemands la réquisitionnèrent lors de leur
retraite en 1944. Il avait bien enlevé une roue pour la rendre
indisponible, mais ils réussirent à trouver une roue de rechange et
elle disparut. Il dut racheter une Renault NN pour la remplacer.
Limousine DKW F7 de 1937
(Photo www.dkw.elge.com)
Renault NN boulangère.
La Renault NN est produite de 1924 à 1930,
c’est une 4 cylindres, elle a 3 vitesses et affiche 6 CV.
(autotitre.com)
Pendant la guerre, Nicolas Fabing
employait comme aide un jeune du village, Erwin Demmerlé. Ce dernier
fut témoin du bombardement du village le 1er décembre 1944, lorsqu’un
premier obus frappa la cour de la maison Aloyse Pefferkorn, en face de
la boulangerie. Un second obus tomba sur la maison "Chrìsdoffels", à côté
de Thinnes, et un troisième tomba devant la maison Bour, à côté de
l’église, sans éclater. Les Américains avaient sans doute visé le
clocher de l’église. Aloyse Pefferkorn fut la première victime civile
de Kalhausen. (d’après Claude Freyermuth dans Kalhausen, les années
sombres 1939-1945)
Après le décès en 1951 de son
épouse, Véronique Thinnes, Nicolas continue encore pendant quelques
années son métier de boulanger.
La boulangerie Fabing est devenue la maison Lejosne.
La boulangerie Neu
La famille Neu est originaire de
Medelsheim, à proximité de Gersheim, dans le land de Sarre, tout près
de la frontière franco-allemande.
André Neu est né le 12 août 1867 à
Medelsheim, mais la famille s’établit plus tard à Rohrbach. Les Neu
seront tanneurs et laboureurs, ils exploiteront aussi la carrière
locale de gypse. André se marie à Kalhausen, le 18 mai 1896, avec Marie
Pétry (14.02.1868-3.05.1933).
André Neu et Marie Pétry.
Le couple a au total 9 enfants :
l’aîné des garçons, François, né le 6 juin 1898, est une victime de la
Grande Guerre et une fille, Pauline, sera sœur enseignante de la
congrégation de Saint-Jean-de-Bassel (14.03.1901-17.09.1984).
François était tireur d’élite dans une compagnie de mitrailleuses.
Il est tombé le 2 novembre 1918, à l’âge de 20 ans, près de Sedan.
Jean Baptiste
(13.06.1902-23.04.1982) reprendra l’exploitation agricole. Ferdinand
(24.01.1905-25.08.1967) et Charles (16.05.1908-9.02.1990) créent la
boulangerie dans la maison paternelle de la rue de Schmittviller, "ìm
Lòngenéck".
Charles en 1938
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Ferdinand
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Ferdinand a fait son apprentissage
auprès du boulanger Bruhl de Rohrbach. Selon ses dires, il savait déjà
cuire du pain tout seul, après les trois premiers mois de son
apprentissage.
Il en a fallu du courage aux jeunes
Ferdinand et Charles pour investir dans une boulangerie, alors qu’il en
existe déjà une au village. La boulangerie ouvre dans les années 1925,
au retour du service militaire de Ferdinand.
Le magasin de vente se
trouve dans la pièce de droite de la maison, alors que le fournil est à
l’arrière. Dans un premier temps, les frères travaillent ensemble, mais
leur collaboration cessera bientôt et Charles trouvera du travail dans
l’entreprise Dietsch de Sarreguemines.
La boulangerie n’est indiquée par
aucune enseigne, ce n’est pas nécessaire, car tous les habitants du
village la connaissent et il n’y a pas de clientèle extérieure au
village.
La maison Neu.
C’est un four simple, à une seule
porte. On allume un feu de bois et on chauffe le four pendant 2 h
environ. Ensuite, au moyen d’un racloir, "e Lùùs", on évacue les
braises, "de Glùùde", dans un tiroir métallique placé sous la porte du
four.
On nettoie ensuite la sole du four avec un long bâton muni d’un
sac de jute mouillé. On enfourne ensuite le pain avec une grande pelle
plate en bois.
Au bout d’une demi-heure, il faut changer le pain de
place, car le pain du fond est toujours plus cuit que le reste. Au bout
d’une autre demi-heure, la cuisson est terminée. On peut ainsi, sans
avoir à réchauffer le four, faire se succéder 2 fournées. Après, pour
une fournée supplémentaire, il faut rallumer un feu.
Ferdinand a une calèche tirée par
un cheval et il effectue une tournée quotidienne dans les villages
d’Achen, de Singling, d’Etting, de Schmittviller et de Gros-Réderching
où existent deux dépôts.
Il s’attarde parfois dans un
restaurant pour boire un verre. Ensuite, il remonte sur la calèche
et, sans doute fatigué par ses horaires de travail, somnole. Le cheval, qui connaît le chemin pour rentrer, s’arrête devant
la boulangerie.
La calèche stationne devant la maison Neu.
Pendant la guerre de 1939-1945,
Weidesheim accueille de nombreux prisonniers de guerre russes,
"Krìeschsgefòngene", et des travailleurs déplacés de l’est de
l’Europe, "Zwàngsàrbeidere". Pour nourrir cette population, les Allemands
se tournent vers la boulangerie Neu, mais le four n’arrive pas à suivre
la cadence.
En 1942, les autorités nazies
proposent alors à Ferdinand de lui bâtir un four moderne plus
performant, à condition qu’il leur propose un terrain. Ce petit terrain
se trouve justement en face de la maison Neu, c’est un jardin, et il
ferait l’affaire.
Les travaux de terrassement sont
effectués par une vingtaine de prisonniers qui viennent chaque matin à
pied de Weidesheim, sous la garde d’un soldat allemand, armé d’un
fusil, baïonnette au canon. Le premier jour, Ferdinand croit bien faire
et il leur prépare une bonne soupe dans le chaudron destiné à préparer
la nourriture pour les cochons, "de Suffkéssel". Mais il se fait rappeler
à l’ordre et on lui explique que les prisonniers sont là pour
travailler et non pour manger.
Jusqu’à leur retour à Weidesheim,
ils ne mangeront plus rien. Certains étaient passés maîtres dans l’art
de se nourrir avec les escargots trouvés pendant leur travail : ils les
sortaient de leur coquille et les avalaient tout crus.
Pour ériger la nouvelle
boulangerie, les autorités ont recours à une équipe de maçons venus
d’Allemagne. Le soubassement est confectionné en moellons calcaires et
le reste en briques. Un toit de papier bitumé "Dàchpàpp" recouvre le
tout et permettra plus tard d’agrandir la boulangerie en rajoutant un
étage.
Le bâtiment comprend à l’avant le
magasin de vente " ’s Geschäft" et la cuisine, à l’arrière
le fournil "de Bàggkìsch" et la réserve de farine
"de Mèhlkàmmer". Une
porte pratiquée dans le pignon de gauche permet d’accéder directement
au fournil pour charger le pain ou décharger la farine.
Le four arrive en pièces détachées
de Sarrebruck (du lieu-dit "am Schanzenberg") et il monté sur place par
une équipe de fumistes. Il a 3 m de haut et 4 m de large. Le foyer, qui
se trouve à droite, a 2 m de long, il est fermé par une porte
basculante. La sole du four est en fer épais.
Deux étages permettent de cuire le
pain et un troisième étage, appelé "Kòndidder", permet de cuire les
pâtisseries.
Comme dans les locomotives, le feu chauffe de l’eau qui
circule dans des tubulures. Le foyer est alimenté par du charbon ou du
bois. C’est un four carrelé en blanc, tout ce qui a de plus moderne à
l’époque, "e Dòmpoowe". Comme le fournil est plus haut que le magasin à
cause de la hauteur du four, deux marches d’escalier permettent
d’accéder au fournil, en contrebas.
Exemple de four à 3 étages.
(Photo internet)
La boulangerie travaille sur 2 postes, de 1 h du matin jusqu’à 13 h et il faut bien sûr engager des aides.
Pour uniformiser la production et
pouvoir obtenir ainsi de chaque pain le même nombre de portions, les
Allemands fournissent des moules à cake, "Kàschde" et des tampons à
imprimer dans la pâte pour dater les pains. Ce tampon change chaque
jour de date, du lundi au samedi.
Cette traçabilité avant l’heure
permet de suivre la production, mais aussi de faire en sorte que le
pain n’est consommé que 48 h après sa cuisson, quand il est déjà un peu
sec. Tout ceci pour éviter que les prisonniers et les travailleurs ne
mangent trop de pain. Au début, c’est un véhicule à 3 roues, un Tempo, qui venait charger les pains et les conduire à Weidesheim.
(www.thetruthaboutscars.com)
Mais le chargement devint plus important et plus tard un camion Opel Blitz prit la relève.
(www.der-autotester.de)
Ce pain s’appelait "Bùmbernìggel", il
était très compact, de couleur presque noire, fait avec du levain de
seigle pur et grossièrement broyé. Ce sont les Allemands qui livraient
la farine.
Vers la fin de la guerre, Ferdinand
acheta à Schmittviller, chez un paysan, un cheval blanc, "e Schìmmel",
pour la somme importante de 105 000 F. Pour ce prix, il aurait pu
s’acheter un tracteur. C’est ce cheval qui porta "Jeanne d’Arc"
(Georgette Klein) lors de la fête de la Libération à Kalhausen, en août
1945.
Après la guerre, Ferdinand
travailla avec son neveu André, né en 1937, et qui s’occupait des
tournées. Le principe était qu’il fallait effectuer les tournées les
après-midis et deux fois par semaine dans chaque village.
Etting et Achen étaient programmés
le lundi et le jeudi, Schmittviller le mardi et le vendredi.
Gros-Réderching était servi le mercredi et le samedi. Au passage, l’on
servait aussi quelques clients de Singling.
A l’époque, il cuisait chaque jour
600 à 620 pains de 3 livres, en long ou en miches, 100 pains de 1 kg et
2 cageots ovales de pains au lait. Par mois, il utilisait 18 t de
farine, soit 180 sacs de 100 kg. La plus grande partie de la farine
était fournie par le moulin Schlumberger de Wolfskirchen.
Les petits
moulins de la "Gàllemihl" et un peu moins celui de la "Ohligmihl" fournissaient aussi de la farine en rétrocession.
La boulangerie était motorisée et
le travail manuel rendu moins pénible par les machines. Un pétrin
mécanique, doté d’un moteur électrique, préparait la pâte et une
diviseuse façonnait les pains au lait ou à l’eau. Un gros robot du
genre Kenwood préparait la pâte en petite quantité pour les gâteaux
(10
à 15 kg de farine).
Quand une association du village
commandait des petits pains au lait, pour sa fête d’été, "e
Gààrdeféscht", en vue de vendre des casse-croûtes, il fallait en faire
quelques 1 000 à 1 500 en plus de la quantité normale de pain.
S’il y avait une panne de courant,
ce qui arrivait rarement, il restait toujours le pétrin en bois, "de
Mùùl", pour préparer la pâte. Mais c’était fatigant et la sueur coulait
souvent dans la pâte, ce qui n’était pas très hygiénique.
Travail au pétrin en bois.
Pendant la guerre de 39-45, lors de
la venue des Américains, le courant avait été coupé pendant plusieurs
semaines et le pétrin ne fonctionnait plus. Ferdinand emprunta alors un
petit moteur thermique de marque Japy à Eugène Dehlinger de Hutting,
appelé "Sébbels Uschénn". Mais le moteur ne lui donna pas satisfaction et
il dut s’en procurer un autre de marque Bernard.
Moteur Japy 13ES.
(www.mototracteurs.forum.actif.com)
Ferdinand mit bientôt la calèche au
rancart et acheta en 1946 un véhicule automobile, conduit plus tard par
son neveu. C’était une fourgonnette Berliet 944 boulangère avec une
caisse en tôle ouvrant à l’arrière par 2 demi-portes, payée 240 000F.
C’était beaucoup d’argent pour l’époque, un aide, nourri et logé, ne
touchait que 5 F par semaine.
Berliet 944 (9 CV, 4 cylindres culbutés, 4 vitesses)
Propulsion, avec conduite à droite. Vitesse 95 km/h
(Photo : lesrandociliens.free.fr)
Il aura plus tard une Renault Prairie en remplacement du Berliet, qu’il fera aménager pour effectuer sa tournée.
Fourgon tôlé Renault Prairie Colorale (pour coloniale et rurale)
produit de 1950 à 1957. Ce break assez volumineux n’eut pas beaucoup de succès.
(Photo www.autocult.fr)
Comme la boulangerie ne comportait
pas de logement, Ferdinand et son épouse, Joséphine Metzger
(9.08.1900-12.07.1972), qu’il avait épousée pendant la guerre et que
l’on appelait "Kààrlins Schossfinn", habitaient pendant toute la durée du
conflit dans la maison inoccupée de Jacques Lenhard, au début de la rue
de Schmittviller (actuelle maison de Gertrude Schaeffer). Son cheval y
logeait aussi dans l’écurie.
En 1946, Ferdinand fit transformer
la boulangerie par l’entreprise locale de maçonnerie Pierre Freyermuth,
"Grèlle Wissersch Pièrr". Un étage est rajouté à la construction, ainsi
qu’un garage à gauche pour la voiture.
Une enseigne indique maintenant "Boulangerie Ferdinand Neu".
Le couple s’occupait de la
boulangerie, elle au magasin et lui au fournil. Un aide était aussi
nécessaire en la personne de Florian Gross, appelé de "Schnoogebojo",
mais ce dernier s’engagea après la guerre aux HBL. Les vendeuses et les
aides mangeaient dans la cuisine de la boulangerie ce que Joséphine
leur préparait. Les deux aides logeaient sur place, à l’étage.
André Neu, son neveu, conduisait la
fourgonnette et effectuait chaque jour les tournées pour vendre le
nombre élevé de pains, de 1955 jusqu’à son départ au service militaire.
Il était accompagné par Joséphine.
André Neu, né en 1937.
La boulangerie Neu fonctionna
jusqu'en 1962. Ferdinand trouve un repreneur en la
personne de Roger Schemel, boulanger de Herbitzheim
(12.10.1933-29.09.2012).
Son épouse, Simone Malmasson (15.06.1937-)
tient le magasin de vente. Il paye un loyer annuel de 900 NF.
Roger Schemel est obligé de
retourner à Herbitzheim après quelques années et Joséphine, la femme de
Ferdinand rouvre la boulangerie en engageant beaucoup de monde, dont
Claudine Klein de Kalhausen comme vendeuse et Gaston Schwallinger de
Rahling, comme boulanger. Mais elle gère mal l’affaire et les dettes s’accumulent.
Au bout de deux années,
Joséphine Neu doit déposer le bilan. Elle propose alors la boulangerie
à un jeune de Rahling, Emile Klein, né en 1943 et qui revient tout
juste du service militaire. Emile doit emprunter de l’argent pour payer
les dettes et prend l’affaire en viager. Il est secondé par sa sœur
Marthe, née en 1949 et qui a toujours envisagé de tenir un commerce.
Emile Klein en 2013.
La boulangerie Klein ouvre le 1er
septembre 1966. Le travail ne manque pas pour l’unique boulangerie du
village et l’affaire tourne bien. Pour ne donner qu’un exemple, au
Nouvel An, la boulangerie produit quelques 1 100 petites brioches que
les parrains et marraines du village offrent à leurs filleuls venus
leur souhaiter la bonne année. Même les parents d’Emile viennent en
tracteur de Rahling pour donner un coup de main.
Tous les jours, sauf le dimanche,
Emile commence son travail à minuit et les premiers pains sortent du
vieux four à charbon vers 7 h du matin. Il est secondé dans le
fournil par sa sœur. Emile se couche quelques heures pendant que
sa sœur vend la production jusqu’à midi.
Tous deux commencent alors
ensemble la tournée, un jour sur deux, à Etting, Schmittviller, le
quartier de la gare et la Rutsch.
Une autre de ses sœurs, Bernadette,
née en 1953 et qui est âgée alors de 14 ans, sort chaque matin le pain
du four et passe la serpillière dans le fournil.
Le travail reste toujours très
manuel, seul un pétrin mécanique et une diviseuse fonctionnent dans le
fournil et il faut monter le charbon de la cave pour alimenter le four.
En 1967, Emile acquiert une
façonneuse à baguettes et un an plus tard, un four électrique moderne
ainsi qu’un silo à farine qu’il fait installer dans le garage. Le
système de rétrocession, pain contre farine, est peu à peu aboli et la
farine arrive en vrac du moulin Bloch de Sarreguemines ou du moulin
Dubach de Sarralbe.
En 1973, devant le manque de main
d’œuvre, Gilbert Behr d’Achen, Emile Klein de Kalhausen et Raymond
Fabing de Bining décident de créer la boulangerie-pâtisserie
industrielle Patispain à Bining. Celle-ci arrêtera son activité en novembre 2017.
Le dernier four de Kalhausen
s’éteint alors définitivement début mai 1974 et la boulangerie de la
rue de la Libération n’est plus qu’un dépôt de pain. Il est tenu
pendant 27 ans, par une habitante du village, Elydie Simonin.
Elydie Simonin en 2021.
Entre temps, des transformations
sont entreprises : le garage devient magasin de vente et deux logements
sont créés dans la partie droite du bâtiment et à l’étage, avec deux
entrées distinctes. Un nouveau garage avec un toit en terrasse est
construit à droite.
La boulangerie a subi de nombreuses transformations.
Actuellement elle comporte 2 logements.
Le dépôt ferme en 2000 et une
tournée de pain est mise en route à Kalhausen par la boulangerie
Schwalbach de Rohrbach-lès-Bitche. La tournée s’arrêtera quelques années plus tard.
Un nouveau dépôt de pain et de
viennoiseries s’ouvre alors dans la mairie, à l’endroit où fonctionnait
autrefois la poste. Le boulanger Berg de Neufgrange fait fonctionner le
dépôt pendant quelques années, jusqu’à ce qu’un enfant du village,
Alain Hehn, boulanger à Lemberg, reprenne le témoin sous l’enseigne "Le Macaron".
Alain Hehn
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"Le Macaron" ferme en novembre
2021, il est repris provisoirement par la boulangerie "Les
Gourmandises d’Achen", société à actions simplifiées dont le président
est Olivier Koch.
Olivier Koch
Malheureusement, elle ferme le 31
mars 2022 et la boulangerie Dosch de Sarreinsming prend bientôt le
relais. Elle s’installe provisoirement dans la pièce de gauche de la
mairie et fonctionne ainsi pendant tout l’été. Ce n’est que le 20
septembre qu’elle s’installe définitivement dans la pièce de droite
entièrement refaite par les ouvriers communaux.
De nombreux services sont bientôt
proposés, dont le relais Poste qui avait disparu avec la fermeture de
la boulangerie Hehn et qui rouvre le 7 décembre 2022.
Actuellement, deux boulangers font encore une tournée dans le village, celui d’Oermingen et celui de Sarralbe, Klammers.
Quand on parle de boulangeries, il
ne faut pas oublier l’épicerie "Sadal" de Bruno Spielevoy qui vendait
jadis aussi du pain et des viennoiseries, ni l’éphémère boulangerie au
feu de bois, "La corbeille à pains", créée au bout de la rue de la
Libération par Jean Michel Freyermuth, le 26.04.2009, dans un
immeuble appartenant à Gaston Klein et qui a fonctionné pendant
quelques années jusqu’à sa fermeture le 1er janvier 2016. Jean Michel
et sa compagne déménagent dans la région limousine. Ils sont
actuellement à Albussac, en Corrèze.
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L’étable, à gauche, a été transformée en boulangerie.
Au-dessus de la fenêtre, la marque de l’enseigne.
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Le four à bois est toujours debout,
mais les portes ont été enlevées.
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Après le départ de Kalhausen.
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Conclusion
Autrefois, deux boulangeries
pouvaient facilement cohabiter dans un village comme Kalhausen, en
produisant pour la population locale et en effectuant encore des
tournées dans quelques villages. Actuellement, les déplacements vers la
ville se font plus fréquents, surtout pour le travail ou pour les
courses.
On en profite alors pour s’approvisionner dans une boulangerie de la
ville ou au supermarché, où l’offre est plus variée. D’ailleurs, le
pain est moins cher dans certains supermarchés où l’on vous vend
4 baguettes au prix de 3. Rentré à la maison, l’on place de suite le
surplus au congélateur, d’où il ressortira au fur et à mesure, aussi
frais qu’à l’achat.
Comme la consommation de pain a beaucoup chuté, il suffit de faire
provision de pain une fois par quinzaine ou par mois, et le tour est
joué. On fait par conséquent l’impasse sur le dépôt de pain local qui
n’a plus vraiment de raison d’être, si ce n’est d’avoir du pain frais
tous les jours et des viennoiseries. Et puis, des distributeurs
automatiques de pain peuvent encore être installés dans les villages
démunis de boulangerie ou de dépôt de pain. Pour finir, l’on peut
encore faire son propre pain quotidien dans la machine à pain ou le
four électrique
Décembre 2022.
Gérard Kuffler
Un très grand merci à André Neu
pour ses nombreux renseignements, et aussi à Marthe Nirrengarten et
Bernadette Lauer, nées Klein.